Cannes 2019 : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie à l’assaut de la Croisette

Le nombre sans précédent de metteurs en scène originaires d’Afrique du Nord à Cannes confirme la naissance d’une nouvelle génération de talents dans la région. A quelques heures d’un palmarès très attendu, retour sur ce phénomène qui aura marqué cette édition du Festival de Cannes.

Adam, de Maryam Touzani, évoque les « femmes invisibles » marocaines. © ALI N’/LES FILMS DU NOUVEAU MONDE/ARTEMIS

Adam, de Maryam Touzani, évoque les « femmes invisibles » marocaines. © ALI N’/LES FILMS DU NOUVEAU MONDE/ARTEMIS

Renaud de Rochebrune

Publié le 25 mai 2019 Lecture : 5 minutes.

Une année vraiment exceptionnelle. Jamais, depuis la création du Festival de Cannes, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on avait vu présentés autant de films du Maghreb sur la Croisette, et dans toutes les sélections. Une profusion qui témoigne d’une véritable renaissance des cinémas de l’Afrique du Nord ?

On remarquera que la majorité de ces œuvres sont réalisées par des trentenaires jusque-là peu connus. Il se confirme ainsi qu’une nouvelle génération est en train d’apparaître au premier plan au Maroc, en Algérie et en Tunisie.

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Maroc : quand rien ne se passe comme prévu

Extrait du film Adam, de Maryam Touzani, sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes 2019. © ALI N’/LES FILMS DU NOUVEAU MONDE/ARTEMIS

Extrait du film Adam, de Maryam Touzani, sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes 2019. © ALI N’/LES FILMS DU NOUVEAU MONDE/ARTEMIS

Difficile d’imaginer œuvres plus différentes que les deux premiers films venus du Maroc. Avec Le Miracle du saint inconnu, Alaa Eddine Aljem mise sur le burlesque pour raconter sans prétention et dans un style épuré, à la manière d’une bande dessinée, une histoire plus sérieuse qu’il n’y paraît. L’argument ? Un malfrat a la police aux trousses après un mauvais coup qui lui a rapporté un gros magot.

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Avant de se faire arrêter, il a eu le temps de cacher son butin en l’enterrant au sommet d’une immense dune. De retour sur place après des années de prison, voilà qu’il trouve érigé sur l’emplacement de sa cachette un mausolée consacré à un « saint inconnu », gardé jour et nuit.

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On imagine tous les stratagèmes qu’il utilisera pour essayer de récupérer « son » argent. Nous permettant au passage de faire la connaissance des habitants du petit village construit en contrebas pour accueillir de nombreux pèlerins. Une fable qui, sans jamais blasphémer ni ricaner, se moque des effets souvent ridicules de la croyance.

Maryam Touzani, pour son premier film de fiction après deux documentaires sur ce qu’elle nomme « les femmes invisibles » du Maroc (une petite bonne, une prostituée), continue dans ce registre avec Adam. Une jeune femme enceinte et à la rue est recueillie dans la médina de Casablanca par la mère d’une fillette de 8 ans, une vendeuse de pâtisseries à domicile qui n’a pas réussi à faire le deuil de son mari décédé et qui a été touchée par la détresse de cette SDF.

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D’autant que celle-ci, redoutant un retour au village avec un bébé sans père, entend abandonner son nouveau-né. Cette rencontre, sous l’œil d’une enfant plus mature parfois que les adultes, entre deux femmes esseulées et incapables de faire face à ce qui leur arrive va bouleverser le destin de l’une comme de l’autre. Réalisé avec pudeur et sans jamais verser dans le mélodrame, inspiré d’une histoire vraie dont la cinéaste fut le témoin et qui est revenue la hanter lors de sa récente grossesse, ce film évoque certes la condition difficile des femmes au Maroc.

Mais il propose aussi, dans un huis clos qui n’est jamais étouffant, un magnifique portrait de deux personnages attachants, grâce notamment au jeu remarquable des actrices Lubna Azabal (la mère) et Nisrin Erradi (la SDF).

Algérie : deux regards différents sur les années noires

Les deux longs-métrages algériens, des premiers films là encore, pourraient apparaître au premier abord de la même veine puisque tous deux évoquent la décennie noire des années 1990. Mais, à part ce point commun, tout – question de style – les distingue.

Papicha, de Mounia Meddour, un récit mené à un train d’enfer, raconte les mésaventures d’une jeune étudiante nommée Nedjma, référence évidente à l’héroïne du célèbre roman de Kateb Yacine, qui veut réaliser avec le soutien de ses amies un défilé de mode dans son université, à Alger. Il s’agit là évidemment de défier les islamistes.

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On peut difficilement être en désaccord avec le message qu’entend délivrer cette sorte de pamphlet filmé qui célèbre ardemment les vertus de la lutte contre la bigoterie et l’intolérance. Mais ce parti pris qui fait le mérite de ce film limite en même temps sérieusement sa portée. Car, à ôter toute complexité aux personnages et aux situations décrites, ainsi qu’à interdire de fait au spectateur de prendre le moindre recul sur ce qu’on lui montre, on aboutit finalement surtout à une œuvre « politiquement correcte ».

Avec Abou Leila, Amin Sidi-Boumediene fait un pari inverse. Le pitch du film – deux amis, Lotfi et Samir, se lancent à la poursuite d’un dangereux terroriste dans le désert – ne rend pas du tout compte de ce qu’on voit sur l’écran, qui n’a rien d’un récit réaliste.

Car, pendant plus de deux heures, on suivra les pérégrinations pour le moins inattendues et plus délirantes les unes que les autres de ce duo composé d’un homme apparemment responsable et d’un autre manifestement « dérangé » qui traque un individu dont l’existence même paraît sujette à caution. La fin du film éclairera quelque peu son déroulement, passablement chaotique jusque-là. Mais peu importe. Car on est scotché devant l’écran par la qualité des images, le jeu inspiré des acteurs (Lyes Salem, en particulier) et par l’accumulation de scènes étonnantes frôlant parfois le fantastique. Pas de doute : l’auteur est un vrai cinéaste.

Tunisie : un réalisateur confirmé et un grand espoir maghrébin

Le réalisateur Ala Eddine Slim. © Exit Productions & Still Moving

Le réalisateur Ala Eddine Slim. © Exit Productions & Still Moving

Le Tunisien Abdellatif Kechiche, Palme d’or en 2013 avec La Vie d’Adèle, n’avait plus rien à prouver quant à son talent, et à son audace. Mektoub My Love : Intermezzo, qui évoque la vie de jeunes du sud de la France, a néanmoins choqué lors de sa projection et provoqué le départ de rangées entières de spectateurs. Les scènes de nudité, de drague, de danse, sont dans la droite ligne du premier volet, sorti il y a deux ans, d’une œuvre qu’on imagine autobiographique.

En revanche, son compatriote, Ala Eddine Slim, auteur de Tlamess, a proposé aux spectateurs de la Quinzaine des réalisateurs une œuvre à la fois d’une très grande beauté et véritablement déroutante.

Car là, en suivant le parcours d’un soldat déserteur qui se réfugie dans une forêt pleine de sortilèges, où une jeune femme enceinte croisera son chemin pour ne plus le quitter après avoir été enlevée, on ne frôle plus le fantastique, on y plonge à de maintes reprises : un serpent géant surnaturel vient toucher le ventre de la femme sur le point d’accoucher, l’enfant qui naît sera allaité… par l’ex-soldat, etc. Un film étrange, sans aucun dialogue, qui repose entièrement sur la croyance du réalisateur en la force envoûtante des images et du son, et est captivant de bout en bout.

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