[Édito] Censure en Algérie : tout change pour que rien ne change
Après plus d’une année de réduction drastique du nombre d’exemplaires de Jeune Afrique autorisés à la vente en Algérie (350 copies), le gouvernement va plus loin en censurant le numéro 3045 (19-25 mai) qui comportait une enquête consacrée à Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, intitulée : « L’homme qui menace la révolution ». Les Algériens réclament le changement, le système, lui, fait de la résistance…
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Marwane Ben Yahmed
Directeur de publication de Jeune Afrique.
Publié le 1 juin 2019 Lecture : 4 minutes.
Les dirigeants changent, les attentes des Algériens éclatent enfin au grand jour, mais le « système » fait de la résistance. En dépit de la démission d’Abdelaziz Bouteflika et de la mise au ban de ceux qui l’entouraient, en dépit des aspirations à plus de liberté, de démocratie et d’ouverture, les vieux réflexes ont décidément la vie dure.
Cela devient grotesque ! Depuis le 23 avril 2018, soit près d’un an avant la révolte populaire qui a secoué le pays, Jeune Afrique est absent des kiosques en Algérie. Lecteurs de longue ou récente date, citoyens lambda, acteurs politiques, opérateurs économiques, responsables d’institutions publiques ou privées, diplomates ou confrères, tous ne cessent de nous interroger sur les raisons de cette absence et sur sa durée. À l’origine, une décision unilatérale du gouvernement algérien, celui de l’ancien monde, en l’occurrence.
Fin mars 2018, notre distributeur sur place reçut une notification du ministère de la Communication lui enjoignant de ne plus importer JA ainsi que d’autres titres de Jeune Afrique Media Group (The Africa Report), ou proches de lui, comme La Revue (éditée par Béchir Ben Yahmed) ou Afrique Magazine (publié par Zyad Limam), qui fut jadis membre du groupe mais est aujourd’hui autonome. Seuls 350 exemplaires de JA étaient alors autorisés à franchir la frontière. Ils étaient destinés au gouvernement, à la présidence et à diverses institutions qui ne pouvaient apparemment pas se passer de la lecture de notre hebdomadaire. Allez comprendre !
Officiellement, il s’agissait de faire des économies en devises en supprimant la diffusion de la presse internationale. Une mesure d’austérité imposée, paraît-il, par la crise économique. Elle était censée concerner l’ensemble de nos confrères à travers le monde, mais, dans les faits, ne s’est jamais appliquée qu’à nous. Elle était censée n’être que temporaire, mais ce temporaire, hélas ! a tendance à s’éterniser.
Motif officieux
En creusant un peu, et même beaucoup, tant il est difficile dans ce pays d’obtenir la moindre information, nous avons découvert qu’il existait un motif officieux. En gros : JA serait trop négatif à l’égard de l’Algérie. Enfin, surtout de ses dirigeants… Et, bien sûr, trop indulgent avec le voisin marocain.
Pas de son, pas d’image. Rien.
Ce que le gouvernement oublie de dire, outre que nous exerçons notre métier de la manière la plus objective possible et que nous écrivons ce que nous pensons, c’est que nous nous efforçons, depuis de longues années, d’ouvrir nos colonnes aux dirigeants algériens afin de leur permettre d’exprimer leur point de vue.
Nous renonçons à compter les demandes d’interview adressées à des Premiers ministres, ministres des Affaires étrangères, responsables du Front de libération nationale (FLN) ou patrons d’entreprises publiques. Toutes sont restées sans réponse. Pas de son, pas d’image. Rien.
Depuis notre retour en Algérie, en 1998, après vingt-deux longues années d’interdiction – quand on vous dit que notre relation n’a jamais été un long fleuve tranquille ! –, près d’une dizaine de numéros de JA ont été interdits pour des motifs très divers. Les sujets des articles incriminés ? Le vote des généraux (2004), les relations algéro-marocaines (2005), l’affaire des caricatures du Prophète (2006), la chute du tycoon Rafik Abdelmoumen Khalifa (2007), sans oublier le malaise kabyle (2008) ou les rapports qu’Abdelaziz Bouteflika entretenait avec les femmes (2015). Ce dernier article n’avait naturellement rien à voir avec la manière sordide dont les tabloïds britanniques ou la presse people traitent habituellement ce genre de sujet. Il s’intéressait simplement à la vie de l’un des rares chefs d’État africain et/ou arabe à être resté célibataire.
Après la « révolution », nous étions en droit d’espérer que les choses allaient changer
Mais ça, c’était l’Algérie d’avant. Après la « révolution », nous étions en droit d’espérer que les choses allaient changer. Il n’en a rien été. Tout récemment, notre numéro 3045 (19 -25 mai), qui comportait une enquête sur Ahmed Gaïd Salah, un titre de couverture évoquant « L’homme qui menace la révolution » et un éditorial de l’auteur de ces lignes, certes peu amène à son endroit mais sincère et, avant tout, destiné à éclairer tous ceux qui se soucient de l’avenir de ce pays, n’a pas échappé aux foudres de la censure. Il n’est d’ailleurs même plus question de nos maigres 350 exemplaires autorisés, il s’agit d’une interdiction pure et simple. Notre distributeur local a de surcroît fait l’objet d’un « savon » administré, sur ordre, par le ministre de la Communication.
>>> À lire – Algérie : le général Gaïd Salah menace-t-il la révolution ?
Ce réflexe pavlovien est totalement incompréhensible à l’ère du digital et ubuesque pour tous les Algériens qui attendent autre chose de leurs dirigeants. Pour nous, c’est un véritable crève-cœur, le signe que tout ne change pas comme nous l’avions espéré. Que les fers aux pieds et les carcans psychologiques sont loin d’avoir disparu. Nous voulons croire que les autorités reviendront sur cette décision inique qui lèse avant tout les citoyens. En attendant, nous présentons à nos lecteurs algériens nos plus sincères excuses pour cette absence, fût-elle indépendante de notre volonté. Et nous les invitons à nous lire sur notre site ou sur notre application, ce qu’ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à faire.
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