Carlos Lopes : « On peut tolérer un peu d’autoritarisme, mais il n’y a plus de tolérance pour l’inefficacité »
Démocratie, respect de la diversité, industrialisation, relations avec la Chine… Le Bissao-Guinéen analyse les défis que l’Afrique doit relever pour accélérer son développement.
Professeur à l’université du Cap, Carlos Lopes est l’un des économistes vedettes du continent. Ancien secrétaire général de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, il conseille aujourd’hui plusieurs États, comme le Rwanda et le Togo, et institutions, telles la BAD ou l’UA. Dans son dernier ouvrage, Africa in Transformation : Economic Development in the Age of Doubt, il livre un plaidoyer en faveur de l’industrialisation des économies comme pivot de leur transformation structurelle en dénonçant les États rentiers.
Jeune Afrique : Le développement peut-il exister sans la démocratie ?
Carlos Lopes : Le débat est ouvert en Afrique. D’une manière un peu provocante, on peut le résumer avec la formule suivante : faut-il une démocratisation de l’Afrique ou une africanisation de la démocratie ? Africaniser la démocratie signifie permettre aux États de ne pas seulement copier un modèle mais de participer à ce débat très dynamique.
Le point crucial est le respect des diversités, c’est-à-dire la sauvegarde des intérêts des minorités et des populations non représentées. De mon point de vue, cela définit plus que toute autre dimension la qualité d’une démocratie. Un pays peut avoir des institutions qui en matière de procédures électorales ou d’accès à l’information ne correspondent pas aux standards occidentaux, mais si elles assurent une bonne intégration des diversités, je donne une note positive au pays.
Pour quelle raison ?
Le respect de la diversité est la condition sine qua non à l’inclusion. Quand cette question n’est pas réglée, elle polarise l’attention, aboutit à des conflits et fait donc peser des menaces sur l’établissement d’un système démocratique. Et vous ne pouvez pas obtenir de transformation structurelle des économies sans un système inclusif et démocratique.
Vous dites que l’Afrique peut tolérer un peu d’autoritarisme, mais pas l’inefficacité. C’est le sens des soulèvements au Soudan et en Algérie ?
Effectivement. Je pense qu’en raison de la transition démographique il n’y a plus de tolérance pour l’inefficacité, pour un État rentier qui ne viserait pas la transformation structurelle de son économie, mais aussi l’épanouissement des nouvelles générations.
On peut tolérer un peu d’autoritarisme – je ne le défends pas – mais, encore une fois, si on ne respecte pas la diversité, même si on a de la croissance et une transformation structurelle, cela risque d’être remis en question par des conflits ethniques inacceptables.
L’Éthiopie connaissait une croissance soutenue – tous les observateurs faisaient l’éloge de sa politique –, mais la machine s’est grippée à cause de l’absence d’intégration de la diversité. L’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed en 2018 montre que le régime éthiopien l’a compris.
C’est ce qui se passe au Bénin, dont le FMI apprécie les réformes, mais qui fait face à de fortes tensions internes entre le pouvoir et les partisans de l’ex-président Thomas Boni Yayi.
Tout à fait. Des pays comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Ghana peuvent connaître ces problèmes parce qu’existe cette difficulté à assimiler la diversité dans les instances du pouvoir.
Washington considère l’Afrique sous deux aspects : la sécurité et la compétition avec la Chine
Le recul du multilatéralisme observé depuis quelques années peut-il jouer en faveur des pays africains ?
En apparence car les États auront des interlocuteurs avec des intérêts différents. Mais le retour du bilatéralisme va entraîner une guerre de juridiction. L’extraterritorialité des législations est très dangereuse. Elle permet, par exemple, aux États‑Unis d’infliger une amende à BNP Paribas parce que cette banque travaille au Soudan et de priver ce pays d’un accès aux relations bancaires internationales.
C’est d’autant plus négatif que Washington considère l’Afrique sous deux aspects : la sécurité et la compétition avec la Chine. On risque une nouvelle version de la guerre froide dans laquelle les pays devront s’aligner sur les intérêts de l’un ou de l’autre.
Selon vous, c’est la relation de l’Afrique avec la Chine qui définira la place que va occuper le continent dans le monde ?
Oui. Et pour y parvenir, les États africains doivent mieux connaître l’importance du continent pour la Chine. Qui, par certains aspects, est relativement modeste : environ 4 % des investissements chinois à l’étranger. Mais en matière d’intérêt politique et d’opportunités futures, c’est d’une importance majeure. La Chine est par ailleurs un partenaire qui a des difficultés à améliorer sa réputation.
Cette dimension à ce stade est centrale. Cela donne aux pays africains beaucoup de pouvoir pour mieux négocier. En Algérie, au Maroc, en Éthiopie, à Djibouti, vous ne voyez pas de petites entreprises chinoises concurrencer les Africains parce que l’État a su porter sa relation avec la Chine à un niveau stratégique.
Vous insistez sur l’importance de l’industrialisation. Pourquoi a-t-on attendu aussi longtemps pour en faire un point cardinal du développement du continent ?
Presque toutes les expériences d’industrialisation des années 1970 ont échoué et contribué à faire exploser l’endettement des États, même en Afrique du Nord. Ensuite, les institutions internationales ont estimé que l’Afrique avait raté le train, que ce soit pour mettre en place un modèle de substitution aux importations ou pour créer une industrie tournée vers l’exportation. Le travail de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et celui de l’UA, avec la promulgation de l’agenda 2063, ont permis d’inverser la tendance.
L’opinion commence à comprendre qu’amener un pays à l’ère industrielle c’est plus que protéger des usines
Les spécialistes du développement ont-ils reconsidéré leur approche ?
Cela évolue lentement. Ils préfèrent encore insister sur la diversification des économies. Quand on parle de politique industrielle, on donne un rôle beaucoup plus grand à l’État. Il faut protéger des industries naissantes, réformer l’administration pour les accompagner, organiser des chaînes de valeur en créant des liens avec la production locale. Depuis quelques années, les décideurs africains sont, eux, de plus en plus convaincus de cette démarche. Ils veulent imiter le Maroc, le Rwanda, Maurice ou l’Éthiopie. L’opinion commence à comprendre qu’amener un pays à l’ère industrielle c’est plus que protéger des usines.
Avec quelle approche ? En misant sur les matières premières ?
À mon avis, l’entrée la plus simple dans une industrialisation accélérée, c’est l’agrobusiness. Y compris dans des pays pétroliers. L’avenir de l’Angola et du Nigeria repose davantage sur l’industrialisation de l’agriculture que sur le pétrole.
La transition démographique concentre des gens dans les villes et fait d’eux des consommateurs. Ce sont d’énormes opportunités, y compris dans les pays où l’on pense que les conditions ne sont pas favorables. Seulement 9 % de l’agriculture africaine est irriguée. Il y a beaucoup d’endroits dans le monde où cela permet d’atteindre des productivités inimaginables sur le continent.
L’aide devrait être centrée sur l’amélioration de la qualité de la gestion
Vous êtes relativement critique concernant l’aide au développement. L’Afrique pourrait-elle s’en passer ?
Je n’y suis pas opposé, même si en effet l’Afrique pourrait s’en passer. Il suffirait d’augmenter la pression fiscale de 1 point, de 17 % à 18 %, pour collecter plus d’argent. Mais cette aide a un rôle qui va au-delà des financements, dans l’apport de connaissances, de méthodologies. L’aide devrait être centrée sur l’amélioration de la qualité de la gestion. Appliqué à la politique fiscale, cela aurait un effet multiplicateur gigantesque.
Dans votre livre, vous plaidez pour un nouveau contrat social entre les pays jeunes et les pays vieillissants ?
C’est une façon d’aborder le débat sur l’immigration. La transition démographique en Afrique est un cas unique dans l’humanité au moment où beaucoup de pays dans les autres régions du monde voient leur population vieillir.
Je plaide pour faire de la jeunesse du continent un bien public global plutôt que de la considérer comme un problème africain. Quant aux populistes européens qui craignent l’arrivée massive d’Africains, il suffit de leur opposer les statistiques : seulement 6 % des migrants venant du continent arrivent illégalement. Ce n’est pas insurmontable, mettons-nous au travail des deux côtés.
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