Algérie – Kamel Daoud : « Il faut juger Bouteflika »
Quatre mois après le début de la révolution algérienne, l’écrivain et journaliste Kamel Daoud fustige la génération des pères fondateurs accrochée au pouvoir, appelle à traduire en justice son chef déchu et esquisse les contours d’une transition démocratique. Interview.
Dans le salon d’un hôtel parisien, de retour ce début juin d’un séjour en Norvège, où il a fait la promotion de son dernier livre après avoir reçu, à Paris, lors d’une cérémonie très chic, le prix mondial Cino Del Duca 2019, le journaliste et écrivain algérien Kamel Daoud marque une pause pour évoquer l’actualité de son pays.
À rebours de ses habitudes, l’un des plus brillants auteurs de sa génération ne voyage pas seul. Il est avec sa femme et deux de ses enfants. L’aîné est resté en Algérie, faute de visa. Quand nous l’avions rencontré en juillet 2017 dans sa coquette villa d’Oran pour une longue interview, Kamel Daoud songeait sérieusement à quitter le pays avec sa famille. Amer et désabusé, il disait que la situation en Algérie, où Bouteflika et son clan régnaient en maîtres, était tellement désespérée qu’il envisageait l’exil.
Cette envie de partir est-elle toujours dans un coin de sa tête ? La révolution de février 2019, qui a chassé le président et son clan, a tout changé. Le départ, Daoud n’y pense plus. Certes, dit-il, l’impasse politique est réelle après quatre mois de révolution. Mais les Algériens peuvent désormais espérer fonder une nouvelle république.
Jeune Afrique : Plus de deux mois après le départ de Bouteflika, le pays se trouve-t-il dans une impasse politique ?
Kamel Daoud : En Algérie comme à l’étranger, on me pose souvent cette question : « Qu’adviendra-t-il de ce pays ? » Pour la première fois, nous avons droit à l’inconnu. Ces cinquante dernières années, nous savions qui serait président, avec quel taux de participation et quel pourcentage de suffrages. Pour une fois, rien n’est écrit à l’avance. Et l’inconnu fait peur, il terrorise, il angoisse. Sommes-nous cette génération intermédiaire capable d’enterrer les pères ?
L’indignité a été poussée jusqu’à l’outrage. Nous avons été touchés dans l’image que nous avons de nous-mêmes
On reproche au régime d’être conservateur, mais nous le sommes nous aussi quelque part – et cela même chez les élites progressistes –, dans nos vies familiales, nos croyances, nos traditions. Nous tenions au passé parce que nous n’avions pas d’avenir. Parce que ce passé est riche, nous croyons qu’il est notre seule fortune. Nous avons le culte de l’unanimité du groupe, du collégial et du passé. Il est difficile d’avancer avec ça. L’avenir fait peur.
« Enterrer les pères » ?
Des pères comme Abdelaziz Bouteflika, qui refusent de mourir au sens politique du terme. Quand on refuse la mort, on refuse de transmettre la terre à ceux qui viennent après. Ce mouvement exprime une revendication politique de justice, celle d’un nouvel ordre, d’une rupture profonde. Mais au-delà du politique, je crois aussi que la crise est philosophique.
L’Algérie est l’un des musées de la décolonisation. Elle est restée figée dans la posture d’un pays à la pointe de l’histoire épique d’une décolonisation, avec une génération de pères « fondateurs » qui refuse la transmission, la transition, la filiation. Ce qui frappe dans cette révolution, c’est la révolte des fils, de la jeune génération.
L’aspect démographique est extraordinaire dans ce soulèvement ! Les enfants qui se sont soulevés sont ceux à qui l’on refuse le droit de naissance politique et le droit de propriété. En quoi c’est une révolution ? Elle n’a pas été concoctée, ni préparée ou anticipée. Personne ne l’attendait.
N’est-ce pas aussi une révolution née de l’humiliation et de l’indignation ?
Certes, les Algériens se sont soulevés parce qu’ils ont refusé d’être représentés par un « cadre ». Ce n’est pas la cause, mais l’élément déclencheur. L’indignité a été poussée jusqu’à l’outrage, au-delà du scandale. Nous étions d’autant plus humiliés que nous sommes un peuple éduqué à avoir de l’orgueil. On marche avec le nif [littéralement, le « nez »], ce mélange de dignité et d’honneur. Nous avons été touchés dans l’image que nous avons de nous-mêmes.
Donc, la révolte contre le « cadre »…
Avant la révolution, les gens n’aimaient pas être photographiés. Certains pouvaient être violents quand on les prenait en photo parce que la photo fige cette image de nous-mêmes que nous refusions. Là, pour une fois, nous sommes fiers d’être photographiés dans une posture honorable. Nous sommes photographiés comme les propriétaires de ce pays. Avant, nous étions photographiés dans notre humiliation, notre écrasement, notre défaite, notre soumission.
J’ai interrogé l’un des plus proches collaborateurs du président déchu pour savoir si celui-ci allait se représenter pour un cinquième mandat. Sa réponse : « Mais bien sûr ! » Un autre m’a dit : « Vous savez, on peut même leur faire élire un cheval. » C’était d’un tel mépris !
Je ne veux pas d’un effondrement de l’État, d’une dislocation de l’administration, mais simplement l’effondrement du régime
Cette révolution, c’est un peu comme une grossesse arrivée son terme ?
Je me souviens d’un jour où il y avait deux marches à Alger. L’une des gardes communaux, l’autre des avocats. Quand les premiers ont terminé leur manifestation, ils ont croisé les seconds, qui s’apprêtaient à marcher. Les éléments pour une révolution étaient là, il nous manquait la synchronisation, quelque chose de commun entre les corporations, les classes, les régions, les catégories sociales, les générations. Le rejet de l’indignité que constituait le cinquième mandat a été le facteur commun.
À vous entendre, il semble que cette candidature à un cinquième mandat ait été une bénédiction…
Le cinquième mandat a uni et réuni les Algériens. Avant, les gens protestaient, râlaient ou s’opposaient dans leur coin. Le « cadre » de Bouteflika a été un moment de convergence nationale. On mesure l’ampleur d’une révolution au premier slogan. Si cela va dans tous les sens, alors le mouvement ira dans tous les sens, vers l’échec, même. Mais quand il a un ou deux slogans puissants et fédérateurs, il sera profond. « Yatna7aw Ga3 » (« Ils dégagent tous »), « FLN dégage » ou encore « Pas de 5e mandat » sont fédérateurs.
Les slogans, les chansons, c’est beau mais ça ne constitue pas un programme politique
Adhérez-vous au slogan « Yatna7aw Ga3 » ?
Il est magnifique dans sa radicalité, mais impossible dans sa pratique. Je suis contre le « Yatna7aw Ga3 », « On veut un changement total et maintenant ». Ce n’est ni possible ni réalisable. Comme disait le journaliste Adlène Meddi : « Quand les régimes tombent, ils tombent sur nos têtes. » Je ne veux pas d’un effondrement de l’État, d’une dislocation de l’administration. Nous visons l’effondrement du régime, pas celui de l’État. La révolution est belle comme passion, après il faut faire de la politique.
De quelle manière ?
Il faut aider cette ancienne génération à partir et installer au pouvoir les nouvelles générations. Il faut réussir une transition. Si nous la faisons au moyen d’une rupture radicale et brusque, nous le paierons cher. Le régime risquerait même de se reconstruire en se présentant comme un recours face à l’alternative entre la sécurité et le chaos. En tant que cri, ce slogan est d’autant plus magnifique qu’il s’exprime en arabe algérien. Il a été scandé non pas par un militant, un intellectuel ou un vieux briscard de la politique mais par un citoyen lambda. C’est comme la chanson fétiche de cette révolution La Casa del Mouradia. C’est beau mais ça ne constitue pas un programme politique.
Depuis la révolution de 2011 en Tunisie, le pouvoir algérien a manié le chantage, jouant sur la peur du chaos pour se maintenir. Or cette révolution se déroule pour l’heure sans violence. Les millions d’Algériens qui descendent dans la rue sont-ils plus mûrs que leurs dirigeants ?
L’échec des révolutions dans les pays arabes nous a servi de leçon. Le 8 mars, j’étais à Oran pour manifester. Au début, nous étions une cinquantaine. J’ai eu peur que le régime ne gagne une fois de plus. Et s’il avait gagné, ça n’aurait pas été seulement un cinquième mandat mais plus d’élections du tout. Et puis j’ai vu un jeune interpeller les gens pour les exhorter à ne pas tomber dans la violence, les affrontements. C’est parce que le régime nous a tellement fait peur qu’il a provoqué le contraire de ce qu’il voulait. La peur a enfanté la révolution.
Comment expliquez-vous ces millions de gens dans la rue chaque vendredi sans qu’une seule balle soit tirée, sans casse ni dégradations ?
L’excès de propagande a fini par pousser les gens à sortir et à résoudre cette équation : comment revendiquer ses droits sans créer le chaos ? C’était cette contradiction qui nous paralysait. Quand j’ai protesté en 2014 contre le quatrième mandat, des lecteurs me disaient qu’il ne fallait pas, qu’il valait mieux laisser Bouteflika terminer sa vie sur le fauteuil présidentiel, que ce serait le seul moyen d’en finir avec lui une bonne fois pour toutes.
Dans la rue, on remarque aussi que les Algériens se sont réconciliés avec leur drapeau…
Ils en avaient été dépossédés. Le drapeau n’appartenait pas au plus légitime mais au plus fort. Les gens se sont réapproprié leur corps, la rue, l’espace public, leurs emblèmes et leurs langues. Les Algériens s’étaient vu interdire d’occuper l’espace public. Ils en sont redevenus propriétaires. Nous avions été spoliés de notre histoire nationale, de notre mémoire, du sigle du FLN et du drapeau. Le régime s’est toujours comporté avec le schéma classique du colonisateur : « Je suis l’arbitre de vos violences, je suis là pour vous chausser, pour vous donner à manger, penser et décider à votre place… »
La révolution d’aujourd’hui fait donc écho à l’indépendance de 1962 ?
Il fallait refaire et revivre la libération de ce pays. Il fallait un nouveau départ, une nouvelle indépendance. Notre indépendance a été confisquée par les décolonisateurs, dont Bouteflika était l’un des derniers survivants. Eux ne voulaient pas que le temps passe, ils ne voulaient pas de démocratie ni de transition. Bouteflika a incarné cette tragédie avec son corps. C’est un homme qui n’a pas d’enfant. Avec lui, on était dans l’incarnation de l’impossibilité filiale.
Vous avez écrit dans l’une de vos chroniques que Bouteflika détestait son peuple…
Journaliste au Quotidien d’Oran en 1999, j’accompagnais Bouteflika en tournée électorale. J’ai alors écrit que cet homme était revenu pour lui-même, pas pour les Algériens. Un des actionnaires du journal m’a dit : « Vous êtes jeune. Et pour une fois que nous avons un président civil qui vient de l’Ouest, il faut le respecter et l’aider. » J’ai répondu que je n’étais peut-être pas un grand journaliste, mais que j’avais l’instinct paysan.
Cet homme n’est jamais venu pour nous, mais par rancune, par esprit de vengeance. Bouteflika n’avait de lien physique ni avec la terre d’Algérie, ni avec son peuple. D’ailleurs, il a dit une fois qu’il n’était pas chargé de faire le bonheur des Algériens malgré eux et qu’il pouvait bien rentrer chez lui. C’est la preuve que chez lui, ce n’est pas l’Algérie.
Il faut sortir du régime hyperprésidentiel, rééquilibrer les pouvoirs, créer un conseil de la magistrature indépendant, une presse libre
Faut-il juger Bouteflika ?
Oui. Au début de la révolution, j’estimais qu’il ne fallait pas ouvrir de procès pouvant conduire à la mise en place de tribunaux populaires. Dans l’espoir d’une transition non violente, il ne fallait pas en arriver là. Et puis le 3 juin, j’ai pleuré quand j’ai vu le blogueur Abdellah Benaoum sortir de prison après presque trois mois d’incarcération. Sans cette révolution, il y serait resté et aurait même pu y laisser la vie car cet homme avait été condamné à deux ans de réclusion pour outrage au président.
Bouteflika a une responsabilité politique et humaine dans ce qui s’est passé en Algérie. Le pire des outrages qu’il nous ait faits ? La destruction de la notion de justice. Des criminels se baladent tranquillement dans la rue quand un blogueur se retrouve en prison parce qu’il a osé critiquer le président. Pour construire un État, parce que l’idée n’est pas seulement de régler les comptes avec le régime, il faut instaurer une justice libre, équitable et impartiale, qui rétablisse ce lien brisé entre nos actes et les responsabilités qui en découlent. Le jugement de Bouteflika sera le début de la vraie rupture avec l’ancien système.
Comment s’assurer qu’un autre Bouteflika ne viendra pas régner pendant vingt ans ?
Il faut d’abord sortir du régime hyperprésidentiel, rééquilibrer les pouvoirs, créer un conseil de la magistrature indépendant, une presse libre, libérer les espaces publics, élire de vrais représentants du peuple. Comme en Espagne à la mort de Franco, en 1975, il y a des possibilités d’une transition contrôlée. Il nous faut quelqu’un qui aura le courage de regarder l’avenir sans inaugurer un cycle de tribunaux populaires. Qu’a fait le roi Juan Carlos à la mort de Franco ? Il a nommé un jeune politique, Adolfo Suárez, qui a réussi à assurer la transition entre une dictature implacable et la démocratie.
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