Youba Sokona : « Développement et défense de l’environnement ne sont pas incompatibles »

Vice-président du Giec, ce Malien est depuis des décennies un ardent adepte de la lutte contre le changement climatique, notamment en Afrique.

Youba Sokona, Vice-président du Giec, est depuis des décennies un ardent adepte de la lutte contre le changement climatique, notamment en Afrique. © Heinrich-Böll-Stiftung/CC/Flickr

Youba Sokona, Vice-président du Giec, est depuis des décennies un ardent adepte de la lutte contre le changement climatique, notamment en Afrique. © Heinrich-Böll-Stiftung/CC/Flickr

Publié le 1 août 2019 Lecture : 6 minutes.

 © Séverin Millet pour JA
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Développement et défense de l’environnement : où en est l’Afrique ?

Notre continent fait désormais partie intégrante du mouvement planétaire visant à imposer un modèle de développement plus propre et plus vertueux. Quels sont ses atouts ? Et ses faiblesses ?

Sommaire

Diplômé de l’École des mines de Paris et de l’université Paris-VI, il a occupé les postes de coordinateur du Centre de politique climatique africain et de secrétaire exécutif de l’Observatoire du Sahara et du Sahel. Il est membre de nombreux conseils et organisations et professeur honoraire à l’University College de Londres.

Jeune Afrique : Le Giec est surtout connu pour ses rapports alarmistes sur les conséquences du réchauffement climatique. Les élites africaines ont-elles conscience du problème ?

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Youba Sokona : Il y a eu une évolution. Au début des années 1990, lors de l’accord de Rio, la question climatique n’était pas au centre de leurs préoccupations. Mais lors du sommet de Paris, en 2015, tous les chefs d’États africains étaient présents. Et tous ont pris l’engagement de réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en se focalisant sur l’adaptation. C’est une avancée, même s’il n’y a pas encore d’initiatives réellement transformatrices qui allient objectifs de développement et lutte contre les conséquences du réchauffement climatique.

Avec certains collègues africains, nous avons mis au point le cadre conceptuel d’une « Initiative des pays les moins avancés pour les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique en faveur du développement durable ».

Cette initiative a été fort bien accueillie, début juillet, à Abou Dhabi, lors de la réunion préparatoire au sommet des Nations unies sur le climat qui se tiendra en septembre à New York. Par ailleurs, la Commission africaine de l’énergie, dont le siège est à Alger, s’efforce de définir une nouvelle approche de la transition énergétique sur le continent.

La contribution de l’Afrique au réchauffement climatique est donc faible, ce qui ne l’empêche toutefois pas d’en subir durement les conséquences

Quelle est la part de l’Afrique dans les émissions de gaz à effet de serre ?

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Environ 4 % du total des émissions. L’Afrique du Sud représente 34 % des émissions africaines et l’Afrique du Nord (Algérie, Égypte, Maroc et Tunisie) entre 30 % et 40 %. Autant dire qu’à l’exception de ces deux pôles, le reste du continent ne participe que de façon marginale aux rejets de gaz dans l’atmosphère.

La contribution de l’Afrique au réchauffement climatique est donc faible, ce qui ne l’empêche toutefois pas d’en subir durement les conséquences en raison de sa situation en zone tropicale de basse latitude, de la fragilité de ses écosystèmes et de son faible niveau de développement (3 % de terres irriguées).

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Lorsque l’on s’effraie en Europe de vagues de chaleur marquées par des températures supérieures à 30 °C, on oublie que, dans certaines parties de l’Afrique subsaharienne, il s’agit là de températures minimales !

À quoi faut-il s’attendre ?

Le changement climatique a un impact important sur les ressources naturelles, la biodiversité, mais aussi sur la productivité agricole. S’agissant des trois céréales les plus consommées en Afrique – maïs, riz, sorgho –, une augmentation de la température comprise entre 1,5 °C et 2 °C entraînerait une diminution des rendements de l’ordre de 30 % ou 40 %, voire davantage (60 %) si l’on tient compte de la pénurie d’eau qui en résulterait.

Illustration de la déforestation, au Brésil, en 2015. © Andre Penner/AP/SIPA

Illustration de la déforestation, au Brésil, en 2015. © Andre Penner/AP/SIPA

La première sources d’émissions de C02 est le changement d’utilisation des terres et la déforestation

Quelles sont les principales sources d’émissions de C02 sur le continent ?

La première est le changement d’utilisation des terres et la déforestation (fourniture d’énergie, cuisson des aliments, etc.). Un kilo de charbon nécessite 7 kg de bois. Mais avec l’urbanisation, on utilise davantage de charbon que de bois. Il faut désormais parcourir 200 ou 300 km, voire plus, à partir de Dakar, de Bamako ou de Niamey pour trouver du bois. Viennent ensuite l’énergie (transports compris), l’agriculture et l’industrie.

L’Afrique du Sud a mis en place une taxe carbone. Que pensez-vous de cette initiative ? Est-elle applicable ailleurs ?

Oui, c’est un premier pas. Mais dans les circonstances actuelles une telle mesure n’aurait aucun sens au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire ou au Burkina Faso : les émissions y sont ridiculement basses. En revanche, ces pays gagneraient à mettre en place le plus rapidement possible des stratégies de développement produisant peu ou pas de carbone.

Étant au début de son développement, l’Afrique peut  s’affranchir du modèle de développement occidental et en créer un autre, innovant, résilient et peu ou pas producteur de carbone

L’Afrique peut-elle concilier développement et croissance verte ?

Paradoxalement, elle dispose d’un atout : elle n’en est qu’au début de son développement. Tout est à faire, dans tous les domaines : ses infrastructures restent à concevoir ou à développer ; ses systèmes énergétique et agricole, aussi ; sans parler de ses infrastructures de transport ou des logements à construire. Cela lui offre la possibilité de s’affranchir du modèle de développement occidental et d’en créer un autre, innovant, résilient et peu ou pas producteur de carbone.

L’Afrique doit tabler sur les nouvelles technologies, qui ont d’ores et déjà permis une très forte baisse des coûts des énergies solaires et éoliennes, sans parler de celle, non moins importante, des batteries de stockage.

Pour en avoir discuté, à Pékin, avec de hauts responsables du Global Energy Interconnection Development and Cooperation Organization (GEIDCO), je suis convaincu que la Chine va rapidement entreprendre une « décarbonisation » complète de son économie, en commençant par l’électrification du secteur des transports et le déploiement des énergies renouvelables et également avec l’hydrogène. En un an, à Shenzhen, tous les bus et les taxis se sont mis à rouler à l’électricité.

Pour construire des logements, pourquoi ne pas utiliser des matériaux traditionnels, comme la terre ou l’argile ?

Pourtant, l’Afrique semble bien emprunter la même voie que celle des pays développés…

C’est vrai. J’espère que les Africains et leurs partenaires tireront toutes les conséquences du récent rapport spécial du Giec concernant les conséquences d’un réchauffement global de 1,5 °C. Ce texte souligne la nécessité, dans tous les domaines, de changements d’échelle sans précédent.

D’ici vingt ou trente ans, il y aura en Afrique davantage de citadins que de campagnards, ce qui va entraîner un développement important des infrastructures. Hélas ! Alors qu’en Afrique le climat est chaud – et même de plus en plus chaud – et que le besoin en logements y est considérable, on s’obstine à construire avec du ciment. Il suffit de voir le type d’habitats choisis pour la nouvelle ville en construction à Diamniadio, à une trentaine de kilomètres de Dakar, pour se rendre compte que l’on investit dans le passé, non dans le présent ou encore moins dans l’avenir.

Pourquoi ne pas utiliser des matériaux traditionnels, comme la terre ou l’argile ? Ils sont moins polluants et rendent superflue la climatisation des bâtiments. Idem pour les transports. Dans les villes européennes, on a souvent le choix entre la marche, le vélo et les différents transports en commun, ce qui est loin d’être le cas en Afrique. Dans certaines villes, marcher est impossible faute de trottoirs. Et l’on préfère souvent utiliser des motos d’occasion venues d’Asie plutôt que le vélo.

Un enfant à Qardho, en Somalie, en mars 2017. © Ben Curtis/AP/SIPA

Un enfant à Qardho, en Somalie, en mars 2017. © Ben Curtis/AP/SIPA

À quoi tient cet immobilisme ?

Les Africains ont besoin de mettre en place des institutions nationales et/ou de les mutualiser afin de prendre à bras-le-corps les défis auxquels ils sont confrontés. Les initiatives nationales – même si certains pays comme le Maroc ont fait des efforts spectaculaires, notamment dans les énergies renouvelables – sont si marginales que cela ne suffit pas.

À bien des égards, je constate que les partenaires étrangers restent assez conservateurs dans leurs financements et qu’ils ne privilégient pas assez le « bas carbone ». Or il faudrait aider les Africains à s’orienter vers un modèle résilient et définir des politiques en ce sens.

Par exemple, on limite l’usage du diesel en Europe, mais on n’interdit pas d’exporter en Afrique des véhicules diesel usagés – et interdits de circulation ailleurs. De même, les projets d’électrification décentralisée ne sont en général pensés que pour produire de la lumière, ce qui contribue peu au développement. On voit peu de projets d’électrification du secteur agricole, par exemple.

Et la démographie ? Pensez-vous que certains pays devraient adopter des politiques malthusiennes ?

À mon sens, le problème de fond est celui du développement et de l’éducation. On ne peut traiter isolément la question démographique. Et pas davantage celle du climat, qui est un enjeu global nécessitant un changement en profondeur.

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