Essai : « Un village à l’heure coloniale », plongée dans le quotidien de l’Algérie française
Colette Zytnicki examine à la loupe la vie à Draria, dans la banlieue d’Alger, entre 1830 et 1962. Un regard d’historienne sur des personnes ordinaires au sein du système imposé par la France.
À quoi ressemblait la vie quotidienne sous la colonisation française en Algérie ? Un village à l’heure coloniale, de Colette Zytnicki, historienne, nous en donne une idée à travers l’exemple de Draria, entre 1830 et 1962. Les familles de colons et ceux que l’on appelait alors les indigènes y sont suivis à la trace dans leurs habitudes. Pourquoi ce village, devenu aujourd’hui une ville moyenne de la banlieue d’Alger ?
« Trois raisons m’ont incitée à choisir Draria comme terrain d’étude, répond la professeure émérite de l’université Toulouse - Jean-Jaurès. D’une part, je voulais parler du temps « ordinaire » de la colonisation, de la vie de tous les jours, non pour la banaliser, la minimiser, mais au contraire pour bien comprendre le quotidien de ce régime d’exception qu’est la colonisation. Or, à Draria, à ma connaissance, il ne s’est rien passé de marquant, rien qui tranche sur l’ordinaire de la situation coloniale, pour reprendre la formule de Georges Balandier.
Une partie de ma famille s’est installée à Draria. Je suis l’héritière de cette histoire, que j’ai longtemps tenue à distance
Par ailleurs, Draria était dans une région peuplée et cultivée depuis longtemps, comme en témoignent les hameaux qui parsemaient cette région du Sahel d’Alger. Il est un des premiers villages de colonisation créés par les autorités françaises, qui ont déployé, à partir de 1837, et mis en place, à partir de 1842, un plan de colonisation agricole dans cette zone en redistribuant la terre – mise sous séquestre ou expropriée – des populations autochtones à des colons venus d’Europe. Je voulais faire cette étude sur le temps long de la période coloniale.
Enfin, une partie de ma famille s’est installée dans ce village. Ils ne furent pas de gros colons. Certains étaient de bien modestes personnes. Je suis l’héritière de cette histoire, que j’ai longtemps tenue à distance. Je ne la considérais pas comme mienne. L’âge venant, et après la disparition de ceux qui ont connu ce temps dans ma famille, je me suis dit qu’il me fallait maintenant comprendre ce qu’il s’est passé là, en utilisant ce que je sais faire, de l’histoire. »
Travail méticuleux
L’historienne, experte de la période coloniale, a réalisé un travail de reconstitution impressionnant de méticulosité, jusqu’aux détails, comme les disputes de voisinage, les querelles de succession, les difficultés financières des uns et des autres, le budget de certains habitants, etc. On a l’impression de plonger dans l’époque.
Colette Zytnicki distingue cinq périodes : de 1830 à 1840, où le village de Kaddous devient Draria ; de 1840 à 1860, où les premiers colons, sélectionnés sur dossier selon des critères définis par Paris, s’installent progressivement ; de 1860 à 1914, où le village se développe autour de la viticulture ; de 1914 à 1954, période marquée par les deux guerres mondiales ; et de 1954 à 1962, pendant la guerre d’indépendance, quand Draria sert de base arrière aux combattants algériens. Les petites histoires se mêlent à la grande Histoire et l’incarnent tout en décrivant le système politique de domination qui se met en place.
Ce que je raconte, c’est la naissance d’un système qui expulse et domine les populations autochtones – et utilise ses propres pauvres pour développer un régime d’exception
« Les colons concessionnaires sont pour la plupart des petites gens venus de France, de Suisse et d’Allemagne, puis d’Espagne. Ils font partie d’un système politique et économique qui se met en place dès le milieu des années 1830. Ils sont les objets, consentants, d’une politique qui, certes, ne les maltraite pas, mais les manipule comme des pions au sein d’une machinerie administrative. Oui, ils font partie des dominants du système qui se met en place, mais individuellement les choses sont plus compliquées : l’échec est souvent de mise dans ces premières installations.
Donc, ce que je raconte, c’est la naissance d’un système qui expulse et domine les populations autochtones – et utilise ses propres pauvres pour développer un régime d’exception. Les descendants de ces colons ont, pour beaucoup, défendu ce système qui faisait d’eux des supérieurs par rapport aux “indigènes”. D’où leur attitude pendant la guerre d’Algérie. J’essaie de comprendre, en historienne, cette complexité. »
Le code de l’indigénat
Les tensions entre les Européens et les « musulmans », comme on les désignait alors, sont latentes mais bien réelles. Les populations vivent ensemble mais séparément, une coexistence qui ne relève pas du compromis :
« Compromis signifie que les parties sont placées sur un plan, même relatif, d’égalité. Ce qui n’était pas le cas. La loi qui s’imposait, dans le strict sens du terme, était celle dictée par les autorités françaises. Les populations algériennes n’avaient pas les mêmes droits que les “Européens”, et elles ont subi cette situation sans pouvoir la négocier véritablement, ou bien à la marge ou en recourant à la violence.
Par exemple, seuls les “indigènes” étaient soumis, des années 1880 à l’après-Seconde Guerre mondiale, à cet ensemble de mesures discrétionnaires que l’on a appelé le code de l’indigénat.
En revanche, dans les villages, les populations ont dû coexister au sens premier du terme, vivre en même temps la même situation mais évidemment pas de la même façon. Cette coexistence a d’abord pris les formes d’une exclusion physique, les colons habitaient le village, les populations autochtones dans les hameaux environnants. Cette coexistence s’est renforcée avec les liens tissés au travail et avec le fait que peu à peu des Français musulmans, comme on disait au XXe siècle, sont venus habiter le bourg. »
Deux populations
Un pays, deux populations, avec des aspirations différentes, voire opposées, qu’une autre historienne, Raphaëlle Branche, appelle « le refus d’un avenir partagé » :
« La guerre d’Algérie montre clairement que la vision de l’avenir ne pouvait pas être partagée : les Algériens, dans leur majorité, voulaient une Algérie indépendante où les Français qui le voudraient ne pourraient être que des concitoyens acceptant les règles du nouvel État ; beaucoup de Français d’Algérie, pas tous, souhaitaient une modification du système colonial qui passerait, par exemple, par « l’assimilation » des populations autochtones (l’attribution enfin des droits politiques) dans une Algérie qui resterait française. Pas de rêve commun, sauf pour cette partie des Français qui ont rejoint le combat national algérien. Mais je pense qu’ils étaient rares dans le village. »
Un village à l’heure coloniale est un livre entre le récit et la recherche. Grâce à une narration fluide, il est accessible à tous, aux chercheurs comme au public s’intéressant à l’histoire coloniale : « Il s’adresse à des historiens, bien sûr, car, tout comme l’a fait Christine Mussard pour le village de La Calle, il se propose de comprendre la société coloniale en plaçant la focale sur les acteurs et en choisissant un terrain aux dimensions réduites : l’histoire par le bas.
Mais, au-delà, j’espère qu’il peut toucher un public plus large, celui qui veut comprendre ce qu’a pu être la colonisation dans ses mécanismes les plus quotidiens. D’autres que moi s’intéressent au fonctionnement plus global, plus général, économique, politique, idéologique de la colonisation. J’ai tenté de reprendre ces questionnements en les appliquant au cadre local et aux individus, aux groupes restreints. »
Instrumentalisation de la mémoire
Une histoire de gens ordinaires, placés dans un contexte politique extraordinaire qui appartient au passé mais qui suscite encore aujourd’hui des débats. La mémoire est une matière inflammable : « Les enjeux de mémoire sont tels aujourd’hui que les livres peuvent susciter débats et polémiques, qui ravivent les blessures.
L’instrumentalisation de cette histoire, par les hommes politiques (mais pas uniquement) en France mais aussi ailleurs, participe à en brouiller la réception. On peut écrire sur la colonisation, on doit le faire, mais on doit souhaiter également être lu de manière critique et constructive. Et il ne me semble pas que ce soit demain la veille. »
Ma part de subjectivité
« Évidemment qu’en tant qu’historienne je tends vers l’objectivité. J’essaie de comprendre les mécanismes qui sous-tendent un ordre social, celui de la situation coloniale. J’ai mobilisé toutes les connaissances que j’ai accumulées sur le sujet au cours du temps, tous les questionnements que la profession se pose. J’essaie, avec toute la rigueur que l’on m’a transmise et que j’ai transmise à mon tour, de lire et de comprendre les archives pour répondre à mon questionnement.
Mais je revendique aussi la part personnelle dans cette recherche, celle d’une historienne dont les ancêtres ont été mêlés à cette histoire. Et c’est en s’appuyant sur cet héritage enfin revendiqué que j’ai pu entreprendre en historienne cette démarche et cette recherche que j’ai voulue, je le répète, le plus professionnelle qui soit. Les historiens et les historiennes d’aujourd’hui ne cachent plus la part de subjectivité qui les anime. Au contraire, ils l’affichent pour justifier leur démarche aux yeux des lecteurs (voici d’où je parle) mais aussi pour la mettre à distance. »
Colette Zytnicki.
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