Tunisie : une révolution économique avortée

Poids écrasant de la dette, déficits qui se creusent, investissement privé en berne, infrastructures insuffisantes… Faute d’une vision ambitieuse, les promesses du Printemps tunisien sont restées lettre morte, et les opérateurs étrangers s’impatientent.

Atelier de fabrication de la société textile Sartex à Monastir © Thomas Imo/Photothek via Getty Images

Atelier de fabrication de la société textile Sartex à Monastir © Thomas Imo/Photothek via Getty Images

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Publié le 5 septembre 2019 Lecture : 10 minutes.

L’été 2019 restera marqué par la mort du président Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet. Trois semaines plus tôt, toutefois, un autre événement avait mis en émoi le secteur financier : le Burkinabè Ladji Boureima Ouedraogo acquérait, par l’intermédiaire de sa société Compagnie générale du Faso (Co.G.Fa – distribution, hydrocarbures, immobilier, etc.), 5 % (12 millions d’euros) de la Banque nationale agricole (BNA), devenant ainsi son premier actionnaire privé.

Côté face, un bel exemple d’investissement intra-­africain. Côté pile, une histoire moins enthousiasmante. Les observateurs notent qu’aucun acteur tunisien ne s’est positionné. La BNA est pourtant le deuxième établissement national en matière de produit net bancaire, et son actionnaire majoritaire, l’État, est, a priori, solide. Des garanties apparemment insuffisantes. Neuf ans après la révolution, le secteur privé doute toujours et temporise, quitte à se faire dép asser par la concurrence continentale.

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« Pour l’économie tunisienne, 2018 s’inscrit dans la lignée des années difficiles. » Dans le rapport annuel de la Banque centrale de Tunisie (BCT), le gouverneur Marouane el-Abassi donne le ton. Morose. L’inflation est pourtant en repli et n’atteint plus que 6,5 % en juillet. En 2018, la croissance de 2,5 % progresse par rapport à 2017 (2 %). Mais la reprise demeure trop « molle » pour « rétablir les déséquilibres macroéconomiques préoccupants », selon El-Abassi.

Économie morose

Sur les sept premiers mois de 2019, le déficit commercial atteint 3,5 milliards d’euros (+ 12 % par rapport à l’an dernier à la même époque). L’encours de la dette publique en 2018 dépasse 71 % du PIB. Longtemps, l’État a eu recours aux bons du Trésor (principalement achetés par les banques tunisiennes) pour trouver de l’argent frais, au risque de provoquer « un assèchement de liquidités pour financer les projets d’investissement productifs du secteur privé », précise Fatma Marrakchi Charfi, professeure d’économie à l’université El Manar, de Tunis.

Mais, depuis quelques années, ces montants se réduisent – de 1,2 milliard d’euros en 2016 à 376 millions en 2018 – du fait du choix de la BCT d’augmenter son taux directeur : + 100 points de base entre août 2018 et 2019.

La Tunisie s’est donc tournée vers le marché international, en octobre 2018 et en juillet 2019, pour un montant de 1,2 milliard d’euros. Lors de ce même mois, le pays a obtenu 700 millions d’euros à rembourser sur sept ans à un taux de 6,375 %. Des conditions correctes qui illustrent la bonne image dont il bénéficie. La Tunisie sortira formellement cet automne de la liste des pays « sous surveillance » du Groupe d’action financière (Gafi), organisme intergouvernemental qui lutte contre le blanchiment des capitaux, et de la liste noire de l’UE.

Ce qui expose plus la Tunisie à la volatilité de sa devise, souvent faible face au dollar ou à l’euro

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Le FMI a accepté, en juin, de lui verser 245 millions de dollars sur un total de 2,9 milliards de dollars dans le cadre du mécanisme élargi de crédit (2016‑2020), et, à la fin d’août, les États-Unis lui ont accordé un don de 1 milliard de dinars dans le cadre d’un programme de coopération portant sur la période 2019-2024. Ainsi adoubé, le pays du Jasmin représente un bon placement pour les investisseurs. Mais jusqu’à quand ? La part de la dette étrangère dans son PIB atteint 51 %, « ce qui expose plus la Tunisie à la volatilité de sa devise, souvent faible face au dollar ou à l’euro », met en garde Férid Ben Brahim, directeur général de l’intermédiaire en Bourse AFC.

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Les bailleurs de fonds, y compris les plus convaincus par la nécessité de sauver « le modèle du Printemps arabe », pourraient perdre patience. « Les risques auxquels le programme est exposé demeurent très élevés », prévient David Lipton, premier directeur adjoint du FMI.

« Une discipline inébranlable »

Si l’institution internationale félicite le gouvernement pour l’amélioration de la collecte des impôts et la baisse – relative – des subventions énergétiques, elle exige de la part des autorités « une discipline inébranlable » pour réduire le déficit budgétaire à 3,9 % du PIB en 2019, avec notamment « une gestion rigoureuse de la masse salariale » qui représente quasi 50 % des dépenses, hors service de la dette.

Le FMI demande également aux autorités d’améliorer la gouvernance des sociétés étatiques – Tunisie Télécom, la Compagnie des phosphates de Gasfa, Tunisair sont pénalisées par des sureffectifs patents – et l’investissement public, « propice à la croissance ». Des paroles que le secteur privé aimerait voir traduites en actes : « L’investissement sert toujours de variable d’ajustement, s’emporte Walid Bel Hadj Amor, dirigeant général adjoint du bureau d’études Comete Engineering et vice-président du think tank entrepreneurial IACE. Et ce sont les entreprises qui trinquent !  »

Afrique Travaux peut en témoigner. En dépit de ses cinquante-cinq ans d’existence dans le BTP, la société est aux abois car la puissance publique lui doit près de 15,7 millions d’euros. Concernant la réalisation de l’autoroute entre Médenine et Ras Jdir (frontière tuniso-libyenne), Abdelaziz Bouricha, fondateur d’Afrique Travaux, s’est résolu à accepter de son client, Tunisie Autoroutes, le paiement de 3,5 millions d’euros. En deçà de la facture initiale « vu les importantes difficultés financières auxquelles l’entreprise doit faire face dans l’immédiat », lâche le patron, désespéré, dans une lettre adressée à la société publique.

Une touriste pose avec un vendeur de jasmin à Sidi Bou Said © REUTERS/Zoubeir Souissi

Une touriste pose avec un vendeur de jasmin à Sidi Bou Said © REUTERS/Zoubeir Souissi

Les vacanciers sont de retour

Des éclaircies existent néanmoins. La saison 2019 l’a confirmé : les vacanciers sont de retour. Au premier semestre, les revenus touristiques sont en hausse de 42,5 % par rapport au premier semestre de 2018. Le ministère espère finir l’année avec 9 millions de visiteurs et 1,25 milliard d’euros de recettes. Si les chiffres sont déjà bons, ils devraient être meilleurs : « Chaque touriste ne dépense en moyenne que 150 dollars, contre 600 dollars ailleurs dans le monde », regrette Mongi Safra, directeur de KPMG Academy, qui a réalisé une étude pour la Fédération tunisienne de l’hôtellerie. L’Open Sky doit permettre d’améliorer l’offre touristique, quand le projet verra le jour.

La Tunisie n’a pas de port de transbordement en eau profonde. Les marchandises locales doivent passer par Malte ou Tanger pour être acheminées

Autre bonne nouvelle, les investisseurs historiques ne quittent pas le navire malgré le mauvais temps. Si le taux d’investissement demeure limité à 18,5 % du PIB, il ne s’effondre pas. Bien au contraire. L’autrichien OMV a mis en route cet été, pour un montant de 1 milliard d’euros, un site gazier permettant de réduire les importations tunisiennes de gaz de 30 %. Une aubaine pour un pays dont le déficit énergétique a contribué à plus de 60 % à l’aggravation du déficit commercial en 2018.

Le japonais spécialiste des câbles automobiles Yazaki a annoncé ce printemps investir près de 9,5 millions d’euros pour l’extension d’une usine dans le Nord. Ces deux projets sont bienvenus, d’autant qu’ils se situent dans les régions intérieures, délaissées par le pouvoir central.

Vue aérienne du port de Radès au nord-est de Tunis, le 05 octobre 2008. © Citizen59/Wikimedia Commons

Vue aérienne du port de Radès au nord-est de Tunis, le 05 octobre 2008. © Citizen59/Wikimedia Commons

Pourquoi la Tunisie reste-t-elle donc à la traîne en matière d’investissements directs étrangers ? Avec 1 milliard de dollars en 2018, elle est seulement quinzième sur le continent, et dernière en Afrique du Nord. Cela traduit surtout l’absence de projets d’infrastructures de base. L’ancien empire carthaginois est isolé du reste du monde.

Manque d’infrastructures

La Tunisie ne possède avec Radès que le vingt et unième port d’Afrique, avec une productivité plus de dix fois inférieure à celle du leader. « Les ports sont au service de l’économie. Or la Tunisie n’a pas de port de transbordement en eau profonde. Les marchandises locales doivent passer par Malte ou Tanger pour être acheminées », constate avec amertume Mondher Khanfir, vice-président du Tunisia Africa Business Council.

Annoncée depuis des lustres, la construction d’un port en eau profonde à Enfidha est toujours d’actualité, mais sa réalisation n’aboutira pas avant plusieurs années. Le ministre des Transports, Hichem ben Ahmed, a assuré que « les travaux débuter[aient] en décembre ». Après les élections, donc… La Tunisie se contente surtout de son débouché historique : l’Europe. En 2018, les exportations de la Tunisie s’élevaient à 12 milliards de dollars, dont 9 milliards à destination des pays du nord de la Méditerranée, contre seulement 1,2 milliard en Afrique.

La difficulté de payer en ligne et en devises constitue un autre frein à l’investissement. Celle-ci est d’autant plus surprenante que la Tunisie possède un écosystème performant de jeunes pousses. Le Startup Act permet aux sociétés d’ouvrir un compte en devises sans autorisation préalable mais avec un plafond de 31 000 euros : « C’est faible. Pour la partie commerciale, ça peut suffire. Mais on ne peut pas acheter d’équipements avec ce montant », se désole Anis Ghorbel, cofondateur de Medilsys, fournisseur de systèmes d’information pour les établissements de santé. PayPal a, en 2017, repoussé son installation devant les contraintes imposées par le régulateur. Depuis, la BCT s’est dotée d’un comité fintech, mais les résultats se font attendre.

Faible progression des exportations

Si les investisseurs étrangers hésitent à venir en Tunisie, les sociétés nationales ne sont pas plus pressées de conquérir le monde. Au cours des sept premiers mois de l’année, les exportations ont progressé de 13,2 % seulement, contre + 23,3 % sur la même période en 2018. La volonté de donner corps à la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca) ne soulève pas non plus d’enthousiasme.

La faute à une absence de politique volontariste : le traité n’est même pas encore ratifié par le gouvernement. Fatma Marrakchi Charfi préconise ainsi l’implantation d’une ou deux banques – dont l’une pourrait être issue de la fusion des deux établissements publics STB et BH, depuis longtemps annoncée – pour accélérer le processus. En attendant, seuls les grands groupes se permettent des incursions.

L’UE, qui représente 74,6 % des exportations tunisiennes, demeure un marché naturel, mais le ralentissement de son économie et les crispations autour de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) effraient

Et encore le font-ils avec précaution, à l’image de Poulina Group Holding (PGH), le deuxième groupe privé tunisien. Il s’est implanté, cette année, au Sénégal grâce à un distributeur ayant pignon sur rue, la Somef, pour écouler ses produits électroménagers sans grand risque. En parallèle, PGH a revendu pour 19,3 millions d’euros son usine d’acier en Algérie afin de se « recentrer en tant que holding actif sur les valeurs financières tunisiennes », selon Meriem Kaddour, spécialiste de Poulina au sein de la société de conseil AlphaMena.

Les PME sans boussole

Les PME exportatrices ne savent plus sur quel pied danser tant la situation est incertaine. L’UE, qui représente 74,6 % des exportations tunisiennes, demeure un marché naturel, mais le ralentissement de son économie et les crispations autour de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) effraient. Les grandes puissances commerciales, Chine, États-Unis, ne s’intéressent pas suffisamment à la Tunisie pour constituer un débouché envisageable.

Reste donc la stratégie de faire feu de tout bois. Leader dans le secteur porteur de l’huile conditionnée, la société CHO compte ainsi sur les 22 millions de dollars investis en début d’année par le gestionnaire d’actifs émirati Gulf Capital pour doubler ses exportations en allant du côté « des marchés en cours de croissance comme le Sénégal, les pays du Golfe, l’Europe de l’Est et l’Inde », détaillait à l’époque Abdelaziz Makhloufi, PDG et fondateur du groupe CHO.

Bilan et perspectives des Tunisiens en ce début 2017, selon le rapport annuel Open Sigma. © Christophe Ena/AP/SIPA

Bilan et perspectives des Tunisiens en ce début 2017, selon le rapport annuel Open Sigma. © Christophe Ena/AP/SIPA

Les prochains responsables politiques hériteront d’une situation économique délicate. Ils en sont conscients car les principaux favoris sont issus des deux partis politiques – Ennahdha (islamistes conservateurs) et Nidaa Tounes (« modernistes ») – qui ont dominé le précédent mandat. Il est donc probable que le vainqueur poursuive la politique de navigation à vue : essayer de satisfaire les créanciers internationaux sans aller trop loin dans la rigueur afin d’éviter une « émeute du pain », comme en 1983, ou une nouvelle révolution.

Les électeurs n’attendent pas grand-chose. Selon un sondage de Joussour, think tank de politiques publiques, 46 % d’entre eux pensent que les nouveaux élus n’arriveront pas à améliorer la situation. Un désespoir plus préoccupant encore que les mauvais indicateurs macroéconomiques.

Les entreprises publiques à la diète

Dorénavant, le gouvernement exigera des entreprises publiques qu’elles transmettent mensuellement l’état de leur trésorerie et celui de leur endettement. Seul un départ à la retraite sur quatre sera remplacé, et les salaires seront gelés en 2019 et en 2020. Il s’agit de garrotter l’hémorragie des salaires publics, qui représentaient 15,2 % du PIB en 2018, contre 10,7 % en 2010. Les autorités tunisiennes ont promis au FMI d’être particulièrement attentives à la compagnie aérienne Tunisair et à la Steg, la compagnie d’électricité et de gaz.

Chez cette dernière, 300 millions de dinars (93,5 millions d’euros) d’économies sont planifiés, grâce, entre autres, au recouvrement de 140 millions de dinars d’impayés. Le « contrat de performance » annoncé depuis des années devrait enfin être appliqué chez Tunisair, dont le déficit total atteignait, en 2018, 1 milliard de dinars.

L’Open Sky pour attirer plus de devises

Découvrir les ruines de Carthage, se baigner hors saison en Méditerranée ou se faire un golf à l’improviste. Voilà le menu des séjours que la Tunisie souhaite proposer grâce à l’Open Sky. Avec l’arrivée des compagnies aériennes à bas coût, le pays espère attirer une nouvelle clientèle : des voyageurs urbains prêts à consommer sur une période de deux ou trois jours. Loin de la traditionnelle formule « une semaine tout compris dans un hôtel en bord de mer », dans laquelle les touristes vont de la plage à la piscine et laissent leur portefeuille dans leur chambre.

Or l’Open Sky tarde à être mis en place. Les autorités tunisiennes assurent que la responsabilité en incombe à l’UE, du fait du Brexit. Elles se disent prêtes, depuis l’accord, à ne pas inclure l’aéroport de Tunis dans l’Open Sky pendant les cinq premières années afin de permettre au fleuron national Tunisair de s’adapter à la concurrence, qui s’annonce féroce.

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