Grand reportage : où va le Cameroun ?
Crise anglophone, contestation politique, malaise social, âge du capitaine… De plus en plus, le pays de Paul Biya suscite l’inquiétude. Dans l’attente du « grand dialogue national » annoncé pour la fin du mois, voyage au cœur d’une nation immobile, mais qui rêve de changement.
Fédéralisme. Amnistie. Démission. Pendant plusieurs heures, ce 10 septembre, les rumeurs les plus folles ont circulé, entretenues par une mise en scène au suspense hitchcockien. La veille, un communiqué du cabinet du président avait annoncé que Paul Biya prendrait la parole le lendemain. La dernière fois que le taiseux d’Etoudi avait « improvisé » un discours dans des circonstances exceptionnelles remonte aux émeutes de 2008. C’était il y a onze ans.
Ce fut un exercice compliqué pour le chef de l’État camerounais que de concéder – sans se dédire ni perdre la face – un dialogue pour sortir d’une insurrection anglophone qu’il tente sans succès d’écraser par les armes. Usé par trois années de conflit sécessionniste, secoué par une crise postélectorale qui perdure et déchiré par des antagonismes ethniques, le Cameroun est un pays en plein doute.
Tourisme en chute libre
La tension est telle que nombre de Camerounais de l’étranger ont hésité à partir en vacances dans leur pays d’origine – comment en arrive-t-on à hésiter à repartir sur les traces de son enfance ? Et voilà que votre adolescente ajoute du doute au doute par un « t’es sûr de devoir y aller ? Il y a la guerre ! »
On comprend tout de suite qu’elle n’y retournera pas, fût-ce le temps d’une coupure aoûtienne. Elle n’y a pas d’amis ni de références. Yaoundé et Douala comptent de nouveau un cinéma, mais, dubitative, la vacancière préfère un tête-à-tête avec Netflix, en France, là où la connexion internet est assurée. Je suis donc parti seul, sur la pointe des pieds, dans ce pays qui est le mien mais dont, depuis Paris, nous avons parfois l’impression de ne saisir que l’écume.
Par le passé, la destination Cameroun présentait des atours qu’aucun ado n’aurait dédaignés. Le Grand Nord en était la vitrine, avec Rhumsiki en tête de gondole. Son soleil de plomb, son paysage lunaire salué par André Gide comme étant « l’un des plus nobles du monde », son marabout-sorcier aux crabes… Tout cela a été balayé par les hordes barbares de Boko Haram.
Aujourd’hui, la région est classée rouge par le Quai d’Orsay et délaissée par les tour-opérateurs. Les affrontements entre l’armée et la secte islamique d’origine nigériane ont quasi cessé, mais il demeure un risque élevé d’attentats. Sevrée de recettes en devises, l’économie du tourisme est en chute libre.
Banquier genevois, héritier d’une grande famille européenne, passionné de chasse sportive et habitué de cette région, où il possède une concession consacrée aux plaisirs cynégétiques, le baron Benjamin de Rothschild n’y met plus les pieds. Avant la crise, il débarquait de son avion privé pour y chasser les grands mammifères des forêts et savanes, escorté par des militaires du bataillon d’intervention rapide (BIR). Comme lui, les touristes ont fui les Kapsiki, les parcs nationaux de Waza, de la Bénoué, de Bouba Ndjida… Et nous aussi.
Affrontements réguliers
Fortement déconseillée dans le Grand Nord, la villégiature n’est pas plus encouragée dans les deux provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. À une heure de Douala, Buéa est le théâtre d’affrontements réguliers opposant l’armée aux sécessionnistes.
À Kumbo, Mbengwi, Bamenda, Manfé, la sécurité des visiteurs n’est pas garantie. Des jeunes de cette partie du territoire ont déchiré les symboles de l’État, qu’ils rejettent violemment, lui préférant l’Ambazonie, l’entité qu’ils veulent créer. Dans les consulats du Cameroun à l’étranger, les touristes sont prévenus : « Supprimez l’étape du mont Cameroun » près de Buéa (Sud-Ouest). Les viols, les enlèvements, les incendies de villages rendent la zone dangereuse.
L’embryon d’écosystème numérique qui se mettait en place, notamment au sein de la Silicon Mountain de Buéa, risque fort bien de disparaître avant maturité. Selon une évaluation du Groupement inter-patronal du Cameroun (Gicam), publiée début 2019, la crise dans la partie anglophone du pays a entraîné la destruction d’une vingtaine d’entreprises, soit une perte de plus de 269 milliards de F CFA (410 millions d’euros).
Quand on y ajoute l’incendie accidentel qui a ravagé en mai une partie des installations de la Société nationale de raffinage (Sonara) établie à Limbé, à une heure de Douala, et dont la réhabilitation va coûter 287 milliards de F CFA à l’État, l’addition est salée. Cet enchaînement de catastrophes a conduit le Premier ministre à prendre, le 2 septembre, un décret déclarant les régions anglophones et l’Extrême-Nord « zones économiquement sinistrées ».
Au pays des « résiliendais »
Par réflexe, le vacancier prudent est tenté de poser ses valises à Yaoundé, la capitale ultra-sécurisée, qui n’a plus rien à voir avec la petite préfecture d’il y a trente ans, réputée pour son climat frais. Elle est devenue une grande ville malade de son développement anarchique. Bidonvilles et quartiers chics métastasent bien au-delà des sept collines de son origine. Près de 3,5 millions de personnes s’y entassent, alors que ses infrastructures sont calibrées pour moins de la moitié.
Durant tout le mois d’août, l’électricité a été coupée. Plus personne ne s’en plaint au pays des « Résiliendais », gentilé tournant en dérision la résilience prônée par le président Biya. Prévoyantes, les classes moyennes s’équipent de générateurs à essence ou de panneaux photovoltaïques pour produire elles-mêmes l’énergie qu’elles consomment. Pareillement, la rareté de l’eau courante fait exploser la vente de citernes qu’on installe sur les toits pour stocker l’eau des forages creusés dans le jardin.
Exorciser la peur du lendemain
Tous les sept ans, lorsque s’ouvre la campagne pour l’élection présidentielle, un projet de tramway fait la une du quotidien gouvernemental Cameroon Tribune. Le temps de faire miroiter aux électeurs empêtrés dans le cauchemar des bouchons une solution au casse-tête de la mobilité urbaine. Le scrutin passé, le dossier est rangé dans le grand tiroir des projets fantômes. En attendant, les Yaoundéens se disputent à coups d’épaule des places à bord de taxis jaunes hors d’âge.
Dans mon enfance, client et chauffeurs communiquaient en pidgin. Aujourd’hui, les taxis parlent un français épicé de « camerounismes » savoureux. Chauffeurs par nécessité, ces diplômés peu qualifiés n’ont pas trouvé meilleur débouché. Transporteur urbain est pour eux un sous-emploi provisoire devenu définitif, auquel les contraint ce système fonctionnant au piston. On peut comprendre l’inconfort de ces naufragés de l’État providence, mensuellement rémunérés à hauteur de 80 euros. Ils ne bénéficient d’aucune assurance maladie et ne paient aucune cotisation sociale.
Néanmoins, pour faire bonne figure et rester connectés, ils écoutent RFI, fulminent contre le franc CFA, discutent de géopolitique. Philosophes usant des lunettes arrière de leurs vaisseaux comme d’un écriteau, ils font calligraphier des maximes à l’origine indéterminée : « Si tu dors, ta vie dort » ; « La vie est une loterie »… Certains affichent une foi et un optimisme quasi mystique. D’autres, fatalistes, exaltent le déterminisme et l’ardeur au travail. Mais tous poétisent leur quotidien pour exorciser la peur du lendemain – et la pénibilité de la conduite sur un réseau routier en piteux état.
Bouchons
Pour visiter Douala, il faut pouvoir y entrer. Une gageure. En sortir n’est pas plus aisé. Par la route, il faut trois à quatre heures pour s’extirper des bouchons. Presque autant qu’il en faut pour parcourir les 238 km qui séparent ce port de la capitale. Depuis l’accident ferroviaire du 21 octobre 2016 à Eseka, la compagnie de chemins de fer a supprimé les trains de passagers reliant les deux plus grandes villes du pays.
En travaux depuis plusieurs années, l’aéroport ne dispose toujours pas de suffisamment de passerelles aéroportuaires. Un tour de la ville, et l’œil accroche tout de suite les nombreux immeubles inachevés et abandonnés. À cela s’ajoutent les nuisances sonores de ses bars et olfactives de ses caniveaux et drains, ces lieux d’aisances publics par nuits chaudes arrosées de bière, cet adjuvant de la fête à la camerounaise. Le pays en consomme en moyenne près de 600 millions de litres par an.
Les Camerounais nés après 1982 n’ont jamais connu de changement à la tête de l’État, constate un avocat anglophone
« En régions anglophones comme ailleurs au Cameroun, la jeunesse souffre de vivre dans un pays où les présidents sont sans cesse “réélus” mais jamais congédiés. D’ailleurs, les Camerounais nés après 1982 n’ont jamais connu de changement à la tête de l’État », constate un avocat anglophone. Peut-être est-ce l’explication de la passion des commentateurs pour l’actualité politique de la Côte d’Ivoire ou de la RD Congo – autant d’éphémères dérivatifs vite balayés par la réalité.
Étudiante à Dakar, Solange raconte avoir eu l’imprudence de critiquer Macky Sall, le président sénégalais, lors d’un dîner. « Je vous félicite, vous qui venez du Cameroun, d’avoir pu construire un modèle de démocratie que le monde vous envie ! » avait taclé l’un des convives. Solange rêve de dépoussiérer son pays et commencerait bien par rajeunir le prégénérique du journal parlé de la radio nationale, qui n’a pas changé depuis… juin 1984 !
Certes, on est passé de la version chantée à la version instrumentale, mais, à Douala comme à Yaoundé, les paroles résonnent encore. « Va de l’avant, Paul Biya ! » Puis, comme un refrain : « Jamais, jamais, tu ne failliras. »
Les « bons » et les « mauvais » binationaux…
On les désigne par le terme « diaspora », car de nombreux Camerounais de l’étranger ont juridiquement perdu leur nationalité d’origine après avoir adopté celle de leur pays d’accueil. En juillet 2009, le président Paul Biya avait promis de réformer le code de la nationalité afin d’autoriser la binationalité, mais rien n’a été fait. Le Cameroun entretient une zone grise, un régime de tolérance qui discrimine les « bons » des « mauvais » binationaux.
Les premiers sont appréciés, d’autant qu’ils envoient de l’argent. En 2018, ils ont transféré près de 173 milliards de F CFA (environ 264 millions d’euros). Bons aussi, ceux qui font briller le drapeau, à l’instar de l’Allemand Eric-Maxim Choupo-Moting, le capitaine des Lions indomptables. Le ministre des Sports a clamé sa « fierté » dans une lettre adressée à l’Américain Pascal Siakam, des Raptors de Toronto, lorsqu’il a remporté en juin le championnat de basket-ball nord-américain.
En revanche, l’écrivain américain Patrice Nganang a été expulsé vers les États-Unis pour des raisons liées à son activisme politique. Révolté contre ce « deux poids, deux mesures », le musicien Richard Bona a juré de ne plus fouler sa terre natale jusqu’à ce que cela change.
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