Cheikh Anta Diop au cœur d’une controverse entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne
Les deux figures intellectuelles se livrent à un âpre duel autour de l’héritage de Cheikh Anta Diop, historien et figure de proue du panafricanisme. En filigrane, c’est un débat qui traverse toute la pensée « postcoloniale » qui se joue.
Pour qui est familier des réseaux sociaux sénégalais, la dernière polémique en date ne peut que surprendre. Entre deux tweets évaluant la moralité d’une série télévisée, voilà que le défunt historien Cheikh Anta Diop (1923-1986) fait une remontée fulgurante dans les timelines de tout ce que Dakar compte de commentateurs frénétiques.
La cause ? Un clash, digne de ceux qui opposent souvent les trublions du rap Galsen (« Sénégal » en verlan). Sauf que cette fois ce sont les deux principales figures intellectuelles sénégalaises qui croisent le fer : d’un côté, l’écrivain Boubacar Boris Diop, 72 ans ; de l’autre, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, 63 ans.
« Bachir, tu permets ? »
L’écrivain a dégainé le premier, dans une tribune intitulée « Bachir, tu permets ? », publiée le 10 septembre. Avec la plume acérée qu’on lui connaît, il accuse le philosophe d’avoir « dénigré » l’héritage de Cheikh Anta Diop. S’appuyant sur un texte que Souleymane Bachir Diagne a publié en anglais dans la revue sud-africaine Chimurenga en 2018 et sur des propos qu’il a tenus dans une interview plus récente, Boubacar Boris Diop l’accuse d’avoir « traité par l’ironie le travail de Cheikh Anta Diop », qu’il aurait dépeint en « solitaire et quasi halluciné, [qui] n’en finit pas de se demander pourquoi diable le réel refuse de se plier à ses injonctions ».
Autre crime de lèse-majesté : Bachir Diagne aurait remis en question l’idée, défendue par l’historien dans son combat panafricain, d’instituer une « langue unique » à l’échelle continentale. Il serait ainsi coupable de « faire la part belle à une minorité privilégiée, anglophone ou francophone, et de se résigner à “l’avortement culturel” dont parle Cheikh Anta ».
Ce texte provoque une tempête au sein de l’intelligentsia sénégalaise. Comme si, de même que l’on choisit de soutenir le lutteur Modou Lô plutôt que Balla Gaye 2 dans l’arène, il fallait prendre fait et cause pour l’écrivain contre le philosophe.
Entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, ce n'est pas un pugilat, ni de la lutte avec frappe. C'est un DEBAT. Profitons-en pour nous enrichir et surtout apprendre à défendre nos idées et convictions sans excès et avec rigueur.
— Papa Ismaila DIENG (@aliamsi) September 9, 2019
Dans une lettre ouverte, quelques jours plus tard, Souleymane Bachir Diagne répond par un « Je vous en prie » tout en apparente cordialité. Accusant Boubacar Boris Diop d’avoir mal traduit (et donc mal compris) certains passages de son texte, il affirme avoir voulu au contraire rendre hommage à Cheikh Anta Diop. Et s’il reconnaît quelques « coups de griffes » donnés à la pensée de ce dernier – en particulier sur la question linguistique, où il préfère l’approche de l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, qui plaide, lui, pour un panafricanisme « dans le pluralisme linguistique » –, il les revendique au nom du droit à la critique.
Lignes de fracture
« Pour moi, l’affaire est close, estime Souleymane Bachir Diagne. Reste une question : que signifie vivre et faire vivre un héritage ? » Et d’apporter un début de réponse en citant Blaise Pascal : « Sans contredire les anciens, nous pouvons assurer le contraire de ce qu’ils disaient. »
Les idées de Cheikh Anta Diop ont rarement été aussi présentes dans l’espace public sénégalais
Quant à Boubacar Boris Diop, il s’est fendu d’une nouvelle tribune, dans laquelle il réitère l’essentiel de son argumentaire, mais concède que, si cette polémique a pu « choquer », elle a eu un effet positif : « Les idées de Cheikh Anta Diop ont rarement été aussi présentes dans l’espace public sénégalais. »
Controverse féconde ou clash sans lendemain ? L’« affaire » a révélé des lignes de fracture profondes entre les tenants d’une approche plutôt identitaire et ceux qui, craignant l’« essentialisme », lui préfèrent une forme de philosophie du devenir. Un débat qui traverse l’intégralité du champ intellectuel « postcolonial ».
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