Côte d’Ivoire – Adama Bictogo : « Henri Konan Bédié ne roule que pour lui-même »
La victoire de son parti en 2020 ? Une certitude. Homme d’affaires et de conviction, le nouveau patron de la formation au pouvoir fait peu de cas de la coalition qui prend forme au sein de l’opposition et dont l’ancien président veut prendre la tête.
Il ne marche plus, il court. Il sort d’une partie de tennis et s’apprête à entrer en réunion. Entre deux portes, il donne trois consignes à ses collaborateurs, serre des mains, tape sur les épaules des visiteurs qui l’attendent depuis un long moment déjà, quand, enfin, il entre dans son bureau et coupe son téléphone portable.
À 56 ans, Adama Bictogo va vite, très vite. Homme d’affaires et ancien ministre, cet hyperactif vient de prendre les commandes du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). à un an de l’élection présidentielle, Alassane Ouattara l’a placé à la direction exécutive du parti, le chargeant de le mener à la victoire. Mais la tâche s’annonce plus difficile que prévu.
Depuis que ses amis sont devenus ses adversaires, le RHDP fait face à une vaste alliance anti-Ouattara. Henri Konan Bédié, Guillaume Soro et Laurent Gbagbo sont décidés à faire échouer le RHDP en 2020. Une fronde qui n’effraie pas Adama Bictogo. Aussi efficace que clivant, cet homme proche du Premier ministre et dauphin présumé d’Alassane Ouattara, Amadou Gon Coulibaly, n’a pas pour habitude de retenir ses coups. Il en est convaincu : pour 2020, la partie est pliée. Jeu, set et match pour le RHDP.
Lorsque Henri Konan Bédié est parti, nous aurions pu aller droit à l’échec, mais le président a décidé de poursuivre dans la voie du parti unifié
Jeune Afrique : Le RHDP a été annoncé pour 2017, mais finalement installé bien plus tard, mi-2019… Pourquoi a-t-il été si long de le mettre sur pied ?
Adama Bictogo : C’est vrai, cela ne s’est pas fait sans difficultés. Pendant de longs mois, nous avons attendu qu’Henri Konan Bédié décide s’il allait rester dans notre alliance. Lorsqu’il en est parti, nous aurions pu aller droit à l’échec, mais le président Alassane Ouattara a décidé de poursuivre dans la voie du parti unifié, car il estime que le RHDP est salutaire pour notre pays.
Sans Henri Konan Bédié mais aussi sans Guillaume Soro, l’ancien président de l’Assemblée nationale. Ce parti n’est-il pas très différent de celui auquel vous rêviez ?
Non. Henri Konan Bédié n’a pas rejoint le RHDP, mais il n’a pu empêcher que la crème de son parti nous suive. Finalement, il y a en tout et pour tout quatre personnes qui ne sont pas venues avec nous : Bédié, Maurice Kakou Guikahué [secrétaire général du Parti démocratique de Côte d’Ivoire, PDCI], Alphonse Djédjé Mady [ancien ministre] et Noël Akossi-Bendjo [ancien maire de la commune du Plateau, à Abidjan]. Au PDCI, il n’y a plus personne.
Henri Konan Bédié assure le contraire…
Il est dans sa bulle. Le jour où il en sortira, il sera tout seul au PDCI.
Laurent Gbagbo n’est que la bouée de sauvetage du président Bédié. Le poids réel du PDCI et du Front populaire ivoirien, on le connaît et il est faible
Mais son départ n’affaiblit-il pas votre camp ?
Non. La vérité, c’est que depuis le début, Henri Konan Bédié a son propre agenda. Il ne roule que pour lui-même. Lorsque Alassane Ouattara a considéré que la voie du salut était celle du rassemblement, Bédié a estimé que cette mise en commun ne lui était pas favorable. Pourquoi ? Parce que nous avons dit que nous choisirions le meilleur d’entre nous, et que lui veut être candidat en 2020.
Comment pouvez-vous être aussi sûr qu’il veut se présenter à la prochaine présidentielle ?
À l’époque, il s’en est ouvert à certains de ses cadres. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont été si nombreux à le quitter.
Pourquoi une candidature d’Henri Konan Bédié n’est-elle pas acceptable pour Alassane Ouattara ?
Parce qu’il a déjà été aux affaires et que les Ivoiriens n’ont pas souvenir qu’il ait réalisé de grandes performances.
Est-ce pour exclure le président Bédié que le président Ouattara souhaite modifier la Constitution ? On évoque un rétablissement de la limite d’âge…
Lorsqu’il était président, Henri Konan Bédié n’a pas eu de problèmes avec les changements de textes [en 1995, il avait restreint les conditions d’éligibilité, ce qui avait empêché Alassane Ouattara de se présenter], alors pourquoi en aurait-il aujourd’hui ? Ce qui est certain, c’est que cela n’a aucune importance pour nous. Qu’il y ait ou non une limite d’âge, le RHDP gagnera ces élections.
Une large plateforme de l’opposition est en train de se constituer avec Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro. Cela vous effraie-t-il ?Laurent Gbagbo n’est que la bouée de sauvetage du président Bédié. Le poids réel de leurs partis [le PDCI et le Front populaire ivoirien, FPI], on le connaît, et il est faible.
C’est du « 1+1+1=1 » ! Il n’y a ni substance ni valeur ajoutée. Il y a juste une flaque d’eau, et vous considérez que le pays est noyé. Mais non ! Laurent Gbagbo n’est que la bouée de sauvetage du président Bédié. Le poids réel de leurs partis [le PDCI et le Front populaire ivoirien, FPI], on le connaît, et il est faible.
Avec Guillaume Soro, soit nous étions dans une relation de dupes, soit il s’est engagé dans une démarche d’escroquerie morale du peuple
Et Guillaume Soro ? Il pourrait vous prendre des voix dans votre bastion du nord du pays. Son départ n’est-il pas un coup dur ?
Il n’a pas un électorat aussi important qu’on le pense. Il essaie de se victimiser pour avoir les suffrages de quelques-uns de nos partisans, mais il n’a jamais été très actif au sein du parti [Rassemblement des républicains, RDR]. Guillaume Soro a fait son choix et je le respecte.
La seule chose que je ne respecte pas, c’est le manque de constance. On ne peut pas mener bataille contre l’ivoirité, contre l’exclusion d’une partie des Ivoiriens, militer pour la justice pendant des années, et ensuite s’allier avec ceux qui ont justement prôné tout ce contre quoi on s’est battu. Alors, soit nous étions dans une relation de dupes, soit il s’est engagé dans une démarche d’escroquerie morale du peuple. Je crois qu’il renie ses valeurs au nom de son ambition personnelle. Les gens comme lui ne peuvent pas nous faire douter.
L’opposition vous soupçonne de préparer des fraudes pour la présidentielle. Lors des élections municipales, elle avait dénoncé des menaces contre certains candidats, des achats de voix. Que répondez-vous ?
L’opposition n’a ni programme ni argument. Tout cela est complètement faux. La preuve, c’est qu’il y a eu des endroits où l’opposition a gagné, comme à Port-Bouët ou au Plateau. Soyons plus sérieux que cela. Nous, nous avons un bilan, et il est positif. Après celle de Félix Houphouët-Boigny, la gestion d’Alassane Ouattara est la meilleure que le pays ait jamais connue.
Les fruits de cette croissance sont au rendez-vous. Nous avons augmenté les salaires, multiplié le nombre de salles de classe, ouvert des centres de santé
Pourtant, certains Ivoiriens estiment ne pas profiter suffisamment des fruits de la forte croissance. Entendez-vous ces reproches ?
Lorsque Alassane Ouattara est arrivé au pouvoir, ce pays était déficitaire et avait une croissance négative. Depuis, il a engagé de grands travaux, il a créé de la richesse. Mais ce sont des choses qui ne se ressentent pas immédiatement.
N’y a-t-il pas une incompréhension entre le pouvoir et une partie des Ivoiriens ?
Il y a certainement eu un décalage. Mais aujourd’hui, les fruits de cette croissance sont au rendez-vous. Nous avons augmenté les salaires, nous avons multiplié le nombre de salles de classe, ouvert des centres de santé. Même les routes sont le fruit de la croissance, et chacun en bénéficie.
Dans le même temps, on vous reproche une forte augmentation de la corruption…
Je n’ai pas d’instrument de mesure me permettant de le constater. Ce que je sais, c’est que des projets sont réalisés, que les Ivoiriens sont fiers de leur pays et que cela n’était pas le cas sous Laurent Gbagbo, entre 2000 et 2010.
Assoa Adou, le secrétaire général du FPI, a dit qu’il souhaitait discuter avec le RHDP. Êtes-vous prêt à dialoguer avec lui ?
Assoa Adou a envoyé un courrier au chef de l’État et il a été reçu par Ibrahim Cissé Bacongo, qui est ministre auprès du président, chargé des Affaires politiques. Le jour où il m’écrira, je le rencontrerai volontiers. Nous souhaitons que le climat soit apaisé.
Il y a encore des victimes qui souffrent, parce que le président Gbagbo a refusé de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara en 2011
Êtes-vous favorable à un retour en Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo, dès que la Cour pénale internationale (CPI) le lui permettra ?
Laurent Gbagbo n’est pas allé à la CPI comme s’il allait dîner. Il a été transféré à la suite de graves événements. Il y a encore des victimes qui souffrent, parce que le président Gbagbo a refusé de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara en 2011. S’il est définitivement acquitté, il faudra qu’il y ait des discussions entre eux deux et que des dispositions particulières soient prises.
Vous connaissez bien Laurent Gbagbo…
Absolument, je le connais très bien. Il était comme un grand frère, je ne m’en suis jamais caché. La force de la conviction n’est pas incompatible avec l’esprit ouverture. Je n’ai aucun problème à échanger avec les cadres du FPI et je discute d’ailleurs avec beaucoup d’entre eux.
L’avez-vous appelé depuis son acquittement, en janvier ?
Non, je n’ai pas son numéro de téléphone.
Au sein de votre parti, certains vous décrivent comme un homme extérieur au sérail. Que répondez-vous ?
Il s’agit peut-être d’une incompréhension. Je suis un homme d’ouverture et de débat, mais ce n’est pas une trahison. J’ai toujours dit pour qui je travaillais : Alassane Ouattara et Amadou Gon Coulibaly.
Autre critique parfois formulée contre vous : un certain mélange des genres. À côté de vos fonctions politiques, vous êtes aussi homme d’affaires. Cette double casquette ne crée-t-elle pas de conflit d’intérêts ?
Pas du tout. Lorsque j’ai rejoint Alassane Ouattara, en 1994, j’avais déjà une société qui faisait de l’importation de produits frais, pommes de terre, carottes, en provenance des Pays-Bas. Je ne suis allé en politique que par engagement citoyen.
Ce qui est clair, c’est qu’Amadou Gon Coulibaly dispose d’atouts suffisants pour représenter le RHDP lors de la course à la magistrature suprême
Ne serait-il pas préférable que vous vous mettiez en retrait des affaires ?
Mais non ! Je veux montrer que tout est possible et que mon engagement politique n’est pas antinomique avec ma capacité à être entrepreneur. Aujourd’hui, j’apporte mon expérience de chef d’entreprise à la politique, et elle en a besoin.
Vous êtes un proche du Premier ministre. Avez-vous été nommé directeur exécutif du RHDP pour mener sa campagne ?
C’est à Alassane Ouattara qu’il faut le demander.
Amadou Gon Coulibaly est-il votre candidat ?
Il ferait un bon candidat. Il a une vision, une expérience des affaires de l’État, un engagement citoyen, une humilité et il maîtrise ses dossiers.
Est-il suffisamment populaire ou charismatique pour espérer briguer la présidence ?
Le pouvoir de l’ombre ne développe pas la popularité. Pendant vingt-cinq ans, Amadou Gon Coulibaly s’est mis au service d’Alassane Ouattara. Il n’a pas fait comme certains, qui ont suivi plusieurs agendas. Le jour où l’on décidera que son nouvel objectif, c’est de briguer la magistrature suprême, vous découvrirez un autre homme et sa popularité vous surprendra.
Certains lui reprochent une gestion clanique du pouvoir. Est-ce une critique fondée, selon vous ?
Non. Dans son cabinet, il y a des hommes venant de toutes les régions du pays. Son directeur de cabinet est baoulé, une de ses deux assistantes est baoulé, son chargé de mission est de Dabou, dans le sud du pays…
Le Premier ministre vous a-t-il dit s’il souhaitait être candidat ?
Nous sommes tous des lieutenants du président. Si celui-ci propose qu’il soit candidat, je peux vous dire qu’il le sera. C’est un homme de mission ! Ce qui est clair, c’est qu’Amadou Gon Coulibaly dispose d’atouts suffisants pour représenter le RHDP lors de la course à la magistrature suprême. Pour moi, il fait partie des options que nous avons pour 2020, tout comme Alassane Ouattara.
Si le contexte impose que le président Alassane Ouattara soit candidat, le parti le dira. Sur cette question, il n’y a aucun problème de moralité et nous n’avons pas d’états d’âme
Et le ministre de la Défense, Hamed Bakayoko ?
Pour l’heure, le Premier ministre et le président font partie des options.
L’opposition estime pourtant que Alassane Ouattara n’a pas le droit de briguer un troisième mandat…
La Constitution l’y autorise. Pourquoi tant d’indulgence face à la candidature d’Henri Konan Bédié, de Laurent Gbagbo, et pas face à celle d’Alassane Ouattara ? L’important n’est pas le nombre de mandats : en Allemagne, Angela Merkel a bien été réélue pour un quatrième mandat. Si le contexte impose que le président Alassane Ouattara soit candidat, le parti le dira. Sur cette question, il n’y a aucun problème de moralité et nous n’avons pas d’états d’âme.
Une présidentielle avec Ouattara, Bédié et Gbagbo en 2020 est donc possible, selon vous ?
C’est possible.
Business et politique
Il fallait que cela reste secret. Lorsque la nomination d’Adama Bictogo à la direction exécutive du RHDP est annoncée, le 15 juillet, cela fait déjà plusieurs semaines qu’elle a été décidée par le président ivoirien. Mais il ne faut pas ébruiter la nouvelle. Adama Bictogo a gardé le souvenir amer du congrès de 2017, lorsque le secrétariat général du RDR lui avait échappé à la dernière minute. Son nom avait été révélé trop tôt et certains poids lourds du parti présidentiel avaient fait barrage. Dans les rangs même de son propre parti, les manières de ce businessman dénotent.
Cet homme clé du RHDP a vu ses affaires se développer depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara en 2011, jusqu’à devenir l’un des plus puissants chefs d’entreprise ivoiriens. Un temps à la tête d’une société d’import-export, il dirige désormais le groupe Snedai, spécialisé dans la biométrique. Celui-ci s’est diversifié, officiant désormais dans l’immobilier, l’énergie et le transport, et est implanté dans plusieurs pays de la sous-région.
En 2012, Bictogo a été obligé de quitter son poste de ministre de l’Intégration africaine, lorsqu’il a été accusé de détournements de fonds dans le scandale des déchets toxiques du Probo Koala. Autant de reproches qu’il récuse fermement et qui ne lui ont jamais fait perdre la confiance du président ivoirien. Également très proche de la première dame, Dominique Ouattara, et du Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, cet homme franc et déterminé était chargé de la mobilisation des militants du parti présidentiel ces dernières années mais aussi de tâches plus discrètes. Cultivant des amitiés dans tous les camps politiques, il s’est vu confier des missions de médiation. Des qualités qui l’ont rendu incontournable, à un an de la présidentielle.
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