Pernod Ricard : « Le marché des spiritueux connaîtra un avenir brillant en Afrique »

Si les bons résultats du numéro deux mondial du secteur sont portés par l’Asie, ils connaissent une progression forte et régulière sur le continent. Selon son patron, Alexandre Ricard, qui nous dévoile ici sa stratégie, c’est bien l’Afrique qui fera demain les beaux jours du groupe français.

Alexandre Ricard (France), President-directeur general de Pernod Ricard. Au siege de l’entreprise a Paris, le 26 septembre 2019. © Vincent Fournier/JA

Alexandre Ricard (France), President-directeur general de Pernod Ricard. Au siege de l’entreprise a Paris, le 26 septembre 2019. © Vincent Fournier/JA

Rémy Darras © Francois Grivelet pour JA

Publié le 7 octobre 2019 Lecture : 9 minutes.

Alexandre Ricard, PDG de l’entreprise française Pernod Ricard, le 27 août 2015. © Christophe Ena/AP/SIPA
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Les beaux jours de Pernod Ricard sur le continent africain

Les résultats de Pernod Ricard, numéro deux mondial des vins et spiritueux derrière le britannique Diageo, connaissent une progression forte et régulière sur le continent.

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«Cette année a été un peu bousculée, je n’ai pas pu aller en Afrique. J’irai au début de 2020. Je ne vous dirai pas où. J’essaie toujours de passer en Afrique du Sud, où notre siège est installé, en plus d’autres escales. » Dans le grand open space feutré qui lui sert de bureau, Alexandre Ricard, 47 ans, PDG depuis 2015 de Pernod Ricard, numéro deux mondial des vins et spiritueux derrière le britannique Diageo, est serein.

Même s’il a dû affronter en début d’année l’assaut du fonds spéculatif américain Eliott, qui s’est emparé de 2,5 % du capital, les performances du groupe ont de quoi le rassurer. L’entreprise fondée par son grand-père a réalisé 9,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur l’exercice 2018-2019 (autour de 500 millions d’euros en Afrique, 4 % du CA, 500 employés), en hausse de 6 %, et son cours de Bourse atteint des records.

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Si ces bons résultats sont aujourd’hui soutenus par la Chine (+ 21 %) et par l’Inde, c’est le continent africain qui, de son point de vue, fera demain les beaux jours de Pernod Ricard. Après une période difficile due à la conjoncture économique globale, ses activités y prospèrent à nouveau. Le français et ses concurrents, le britannique Diageo et le sud-africain Distell, contrôlent 60 % du marché des spiritueux, selon nos informations.

L’entreprise poursuit une politique active d’investissements (dont la progression est à deux chiffres), passant par la création de filiales, la prise de participation dans des marques locales comme la distillerie Inverroche en Afrique du Sud, la commercialisation de marques d’entrée de gamme et des partenariats avec des plateformes digitales comme Jumia, dans laquelle il a pris, en décembre dernier, 5,1 % du capital pour 75 millions d’euros. Entretien.

Jeune Afrique : Vos activités sont reparties à la hausse l’année dernière alors qu’elles avaient été impactées en 2016 et 2017 par la baisse des cours du pétrole. Comment s’orientent désormais vos investissements ?

Alexandre Ricard : Les effets de la crise se sont fait ressentir sur nos activités, mais cela ne nous a pas empêchés d’investir. Entre 2011 et 2019, nous avons ouvert plus d’une dizaine de filiales. Depuis cette année, nous avons des représentations en Ouganda, au Congo et au Gabon qui s’ajoutent notamment à nos filiales au Nigeria, en Afrique du Sud, au Mozambique, en Angola et au Kenya.

Depuis 2011, nous avons investi tous les ans de façon très poussée sur le continent africain

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En 2011, nous avions identifié les pays d’Afrique subsaharienne comme étant de vastes marchés à très fort potentiel. Depuis cette date, nous avons investi tous les ans de façon très poussée sur le continent. Même si, compte tenu de la crise pétrolière, nous avions un peu réduit la voilure en Angola. Mais nous avons pris la décision très claire de ne pas quitter ce pays. Nous sommes parmi les seuls à l’avoir fait, ce qui nous a permis d’y doubler notre part de marché.

L’Afrique du Sud est historiquement notre plus grand marché, et le Nigeria celui qui présente sans doute le plus fort potentiel. Une politique d’investissement doit s’accomplir dans la durée même s’il y a des cycles, des années plus faciles que d’autres. Nous avons commencé à investir en Asie au début des années 1990 et nous en récoltons aujourd’hui les fruits.

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L’Asie est devenue pour vous, ces dernières années, une terre de très forte croissance, pensez-vous que le marché africain des alcools et spiritueux emprunte la même voie rapide ?

Je n’en ai pas le moindre doute. Aujourd’hui, les moteurs de notre croissance sont essentiellement l’Asie, tirée par la Chine et l’Inde, et l’Europe de l’Est, avec la Russie. D’ici à dix ans, ce sera l’Afrique, où le marché des spiritueux est en progression constante et connaîtra un avenir brillant. Sur notre dernier exercice fiscal, notre chiffre d’affaires en Afrique subsaharienne a progressé de 11 %.

Les spiritueux connaissent un taux de croissance de 3 à 4 % sur un continent de 1,2 milliard d’habitants où la démographie croît de 2 à 3 % par an et où l’urbanisation progresse avec, à terme, plus de la moitié de la population qui habitera en zone urbaine. Ce qui constitue généralement notre cœur de cible. La classe moyenne progressera de 475 millions de personnes dans les quinze prochaines années. Le taux de pénétration du digital est exponentiel. C’est pourquoi, dès aujourd’hui, il faut une politique d’investissement constante pour soutenir nos équipes, nos filiales, le marketing, la formation, la production.

À combien s’élèvent vos investissements ?

C’est un élément que l’on ne dévoile pas.

En décembre 2018, vous avez investi dans Jumia. Quel bilan faites-vous de cette opération dix mois après ?

Cela ne fait pas dix mois mais trois ans que nous sommes partenaires de Jumia. Nous observons des taux de croissance exponentiels de la clientèle qui achète en ligne. Le partenariat avec cette plateforme nous met en relation directe avec des consommateurs auxquels nous n’avions pas ou peu accès habituellement : ceux qui veulent faire la fête chez eux.

Cela n’augure-t-il pas d’un changement de modèle de pour vous ?

Pas du tout. Notre savoir-faire réside dans la production, la distillation d’eau-de-vie, de spiritueux, les ventes et le marketing, pas dans la logistique. Là où nous ferons la différence sur le continent, c’est avec des équipes de marketing de talent, des ambassadeurs de marque qui vont d’un bar à l’autre, d’un supermarché à l’autre, pour raconter l’histoire de la marque, pour montrer comment elle peut être consommée.

Nos commerciaux se spécialisent de plus en plus pour répondre à une stratégie multicanal, à la fois dans le commerce électronique et les points de vente

Mais, aujourd’hui, la commercialisation change de modèle. On investit en campagne média sur les différents réseaux sociaux. La première chose que font les gens quand ils sortent, c’est de se prendre en photo et de le diffuser sur les réseaux sociaux. Autant de données que nous suivons de près car cela nous permet de mesurer la notoriété de nos marques, de regarder notre part de marché dans les conversations sur les réseaux sociaux locaux ou globaux.

Le modèle de la vente en ligne est prometteur en Afrique mais ne concerne encore que 1 % du commerce total. Et le modèle de supermarché n’est pas encore très répandu. Disposez-vous de réseaux de distribution qui vous permettent de desservir, au-delà des bars, hôtels et discothèques, des marchés plus informels et des nouvelles clientèles comme les jeunes et les classes moyennes ?

En Afrique, comme en Europe, beaucoup de bars traditionnels vont s’approvisionner chez les grossistes. Nous n’avons plus, à ce jour, de partenariat avec CFAO, notamment celui qui avait cours au Nigeria depuis 2013, puisque nous avons établi notre propre réseau de distribution. Nous pouvons travailler localement avec des distributeurs mais nous misons surtout sur notre propre force de vente.

Et nos commerciaux se spécialisent de plus en plus pour répondre à une stratégie multicanal, à la fois dans le commerce électronique et les points de vente, où nous avons une expertise avec des stratégies promotionnelles et de merchandising bien déterminées. Dans tout le réseau des cafés, restaurants, hôtels et boîtes de nuit, nos commerciaux se spécialisent de plus en plus pour atteindre une clientèle des bars de luxe et des hôtels cinq étoiles.

Une bouteille de whisky coûte entre 20 et 30 dollars. Le positionnement de vos marques est plutôt haut de gamme. Comptez-vous appliquer votre recette « indienne » à l’Afrique, c’est-à-dire développer des marques locales aux prix plus abordables pour cibler de nouvelles clientèles ?

C’est déjà le cas puisque nous commercialisons depuis dix-huit mois sur les marchés africains notre whisky indien Imperial Blue, dont les volumes de vente ont augmenté de plus de 50 % sur le dernier exercice. Il est fabriqué pour le moment en Inde, mais dès que ses ventes auront atteint un certain seuil, nous n’excluons pas de le fabriquer sur le continent. Il est déjà embouteillé localement, au Nigeria et au Cameroun, et le sera bientôt au Kenya.

Notre stratégie d’investissement dans toute la zone se concentre sur trois produits phares : le whisky, le cognac Martell et la vodka Absolut

Le développement de ce produit correspond à la stratégie de « premiumisation » qui marche partout où nous l’avons mise en place dans le monde. C’est-à-dire proposer une marque de qualité, abordable pour les classes moyennes, pour ensuite monter en gamme avec des marques qui valent autour de 30 dollars. Notre stratégie d’investissement dans toute la zone se concentre essentiellement sur trois produits phares : le whisky (avec Jameson’s, mais aussi Chivas, The Glenlivet et Ballantine’s), le cognac Martell et la vodka Absolut. Nous voulons couvrir toutes les gammes de prix à partir d’une offre standard, abordable, mais de qualité.

Comptez-vous développer d’autres marques ?

Ce n’est pas exclu. L’innovation est au cœur de notre stratégie. Si nous identifions des produits attrayants sur place, nous le ferons. Récemment, nous avons découvert un gin haut de gamme en Afrique du Sud, Inverroche, qu’on a trouvé particulièrement intéressant en matière de positionnement, de typologie, de caractéristiques. Nous avons conclu un partenariat à la fin de juillet avec sa créatrice pour lui donner une nouvelle dimension.

Diageo a annoncé en août un investissement de 200 millions d’euros dans ses brasseries tandis qu’AB InBev et Heineken ont ouvert cette année de nombreuses brasseries. Sur le continent, le match semble surtout se jouer entre acteurs présents dans la bière. N’est-ce pas un handicap en Afrique de figurer seulement dans les spiritueux et de ne pas concourir dans la bière ?

Le match auquel vous faites référence se joue entre brasseurs. Or la bière est un métier radicalement différent de celui des spiritueux premium. La volumétrie n’a rien à voir : ils parlent en hectolitres, nous parlons en caisse de neuf litres. Nous produisons des bouteilles, eux produisent des canettes. Les réseaux commerciaux et la logistique sont très différents. L’un de nos concurrents qui est dans la bière et dans les spiritueux est d’ailleurs en train de dissocier les deux métiers. En Afrique, notre chiffre d’affaires a progressé tous les ans depuis dix ans dans les spiritueux. Ne pas proposer de bière n’a donc jamais constitué pour nous le moindre handicap.

Ma réponse est très nette : nous ne souhaitons pas devenir brasseur !

Même un rapprochement avec Pierre Castel, 92 ans, qui possède un véritable empire en Afrique, ne vous a jamais tenté ?

Cela n’a même jamais été envisagé. Ma réponse est très nette : nous ne souhaitons pas devenir brasseur !

Nourrissez-vous des projets d’acquisition de distributeurs ou d’embouteilleurs locaux pour être plus proche de la demande ?

Nous embouteillons déjà certaines marques avec des partenaires. Notre stratégie repose sur une politique d’investissement dans les hommes, le marketing, les partenariats avec des marques locales, les partenariats avec prise de participation comme Jumia. Nous n’allons pas investir dans des réseaux de camions ou dans des grossistes. Notre savoir-faire est plus dans l’acquisition de marques.

Il y a un an, vous lanciez une réflexion sur le cannabis. Plusieurs pays africains ont dépénalisé sa production et sa consommation. Où en êtes-vous ?

Nous suivions le sujet de près pour voir si le développement du cannabis pouvait avoir des répercussions sur la consommation de spiritueux premium. À ce stade, rien ne nous amène à le penser. Cela vaut pour l’Afrique comme pour les États-Unis.

Vous sentez-vous toujours sous la pression du fonds spéculatif Elliott ?

Je ressens une pression constructive de l’ensemble des investisseurs qui nous font confiance pour délivrer une bonne performance, excellente ; 6 % de croissance du CA, 9 % de croissance du profit, c’est notre meilleur résultat depuis 2012. La seule et saine pression est celle de tous nos investisseurs.

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