Macky Sall et Abdoulaye Wade enterrent la hache de guerre au Sénégal : vers une amnistie de Karim Wade ?
Engagées depuis plusieurs mois, les négociations secrètes entre Macky Sall et Abdoulaye Wade ont abouti à une réconciliation officielle et à la libération de Khalifa Sall, l’ex-maire de Dakar. Les deux hommes sauront-ils trouver un compromis sur le cas Karim Wade ?
«Vous sortez ! » L’injonction lui paraît cinglante et, pourtant, il n’en attendait pas d’autre. Dimanche 29 septembre, aux alentours de 20 heures, Khalifa Ababacar Sall doit faire ses adieux à la maison d’arrêt de Rebeuss, qui, depuis deux ans, six mois et vingt-deux jours, est son unique horizon. Après une brève protestation (« Je ne compte pas sortir, je n’ai pas demandé de grâce présidentielle ! »), un échange téléphonique avec ses avocats le ramène à la raison. Alors, dans la précipitation, l’ancien maire de Dakar boucle ses affaires avant de se retrouver dehors, comme éjecté de cette prison qui ne veut plus de lui.
Informés par les radios, ses sympathisants ont afflué vers Rebeuss pour le célébrer. La capitale a retrouvé son maire, même si, officiellement, il ne l’est plus. Condamné en mars 2018 dans l’affaire de la « caisse d’avance » de la mairie de Dakar, Khalifa Sall avait écopé de cinq ans de prison, 5 millions de F CFA (7 600 euros) d’amende et été condamné à s’acquitter solidairement, avec d’autres accusés, d’1,8 milliard de F CFA de dommages et intérêts.
Radié de ses fonctions d’édile, destitué de son mandat de député – qu’il avait obtenu pendant son incarcération –, exclu du parti socialiste, où il militait depuis sa prime jeunesse, Khalifa Sall repart donc de zéro. Déchu mais libre.
Après avoir sillonné en voiture les artères de la capitale, tout sourire, il fait une halte chez sa mère, aux Parcelles Assainies, puis à son domicile, où il retrouve brièvement sa famille. Au cœur de la nuit, ses proches l’emmènent ensuite à Tivaouane, la ville sainte de la confrérie tidiane – la sienne. Là, comme il le faisait chaque année, il se recueille sur la sépulture du défunt khalife Serigne Babacar Sy, auquel il doit son nom.
Sous les auspices du khalife mouride
Deux jours plus tôt, c’est pourtant sous les auspices du guide spirituel de l’autre grande confrérie du pays qu’a été scellée sa libération. Le 27 septembre, des dizaines de milliers de Sénégalais ont afflué au cœur de la capitale pour assister à l’inauguration de la monumentale mosquée Massalikoul Djinane, qui s’étend sur 10 000 m2. Un grand œuvre bâti par la confrérie mouride à la gloire de son fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké.
Ce jour-là, aux côtés du khalife Serigne Mountakha Bassirou Mbacké, deux dignitaires ont pris place pour la grande prière du vendredi : le chef de l’État, Macky Sall, et son prédécesseur, Abdoulaye Wade. Brouillés de longue date, les deux hommes n’avaient plus posé côte à côte depuis leur passation de pouvoir, sept ans plus tôt.
Ce jour-là, la hache de guerre semble enterrée. Faisant assaut de prévenance, après leur sortie triomphale de Massalikoul-Djinane, main dans la main, Macky Sall ira jusqu’à raccompagner « le Vieux » à son domicile. « Évidemment, il y a eu des contentieux, mais tout ça doit être dépassé. C’est pourquoi je lance un appel solennel au président Abdoulaye Wade à discuter avec moi du pays », déclare-t-il face aux caméras.
Depuis 2012, pourtant, les deux anciens « frères » du Parti démocratique sénégalais (PDS) paraissaient irréconciliables. Macky Sall n’a jamais digéré la façon dont Abdoulaye Wade, qu’il avait servi loyalement pendant des années, l’avait sèchement mis au ban en 2008. Quant à Gorgui, il n’a jamais pardonné à son successeur d’avoir maintenu son fils, Karim, en prison pendant plus de trois ans et de laisser planer au-dessus de sa tête la menace d’un nouveau séjour derrière les barreaux s’il se risquait à rentrer au Sénégal.
« Macky Sall a tenu à faire un geste envers la confrérie mouride, dont Abdoulaye et Karim Wade sont proches, analyse un collaborateur du chef de l’État. Chacun sait que ses scores électoraux dans la région de Touba ont été décevants ces dernières années, et cette réconciliation symbolique devant le khalife général est aussi un moyen pour lui d’envoyer un signal fort à la communauté mouride. »
Un pacte conclu lors de la Tabaski
Selon un autre collaborateur de Macky Sall, un pacte entre les deux hommes aurait été conclu lors de la dernière Tabaski, le 11 août : « Ce jour-là, ils se sont rencontrés au domicile d’Abdoulaye Wade, après que Macky Sall a été informé par un de ses proches que son prédécesseur était disposé à le rencontrer. » Selon la même source, ce long entretien, tenu secret, aurait « permis d’aplanir les difficultés qui demeurent, en particulier concernant la situation de Karim Wade », toujours sous la menace de la contrainte par corps s’il ne s’acquitte pas de l’amende à laquelle il a été condamné en 2015.
Khalifa Sall n’a jamais demandé de grâce, il n’y a eu aucun contact entre son entourage et celui de Macky Sall
La réconciliation officielle à la mosquée Massalikoul Djinane marquerait donc « la formalisation des retrouvailles de la Tabaski ». Ce jour-là, un « accord tacite » aurait été trouvé. Et notre source d’ajouter que la grâce dont a bénéficié Khalifa Sall s’inscrit dans ce cadre.
Dans le camp de l’ancien maire, on confirme être étrangers à la moindre négociation. « Khalifa Sall n’a jamais demandé de grâce. Il n’y a eu aucun contact entre son entourage et celui de Macky Sall. » Tout au plus admet-on que depuis son placement en détention, en mars 2017, les khalifes généraux de Touba et de Tivaouane n’ont pas ménagé leurs efforts pour favoriser la remise en liberté de l’ancien élu socialiste.
« Macky Sall a subi de fortes pressions, de la part des confréries, mais aussi de l’AIMF [Association internationale des maires francophones] ou de CGLUA [Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique], deux organisations dont Khalifa Sall était l’un des principaux responsables, analyse un cadre du PDS. Ayant lui-même appelé au dialogue, le chef de l’État se devait de manifester des gestes d’apaisement. »
Les proches de Macky Sall et d’Abdoulaye Wade s’accordent sur un point : la grâce de Khalifa Sall n’est qu’un préalable. Si le PDS s’est toujours montré solidaire de l’ex-maire de Dakar, décrit comme un « prisonnier politique » et, à ce titre, empêché de se présenter à la dernière présidentielle, le nœud gordien de la relation empoisonnée entre les deux présidents porte sur la situation de Karim Wade, le fils chéri.
Karim Wade ne veut pas d’une amnistie, il réclame la révision pure et simple de son procès qui lui permettrait de démontrer son innocence
« Abdoulaye Wade est pressé : il est âgé et tient à tirer d’affaire son fils de son vivant. Mais Karim n’entend pas transiger. Il ne veut pas d’une amnistie, même si celle-ci effacerait son amende et son inéligibilité : il réclame la révision pure et simple de son procès qui lui permettrait de démontrer son innocence », explique l’un de ses proches. Entre les lignes, les vieux compagnons de route du parti libéral laissent entendre que Karim Wade serait le principal promoteur de cette ligne dure, qui proscrit tout rapprochement avec le pouvoir, là où son père, désormais, serait prêt au compromis.
Médiation de la dernière chance
Il faut remonter aux prémices de la dernière présidentielle pour comprendre l’origine de cette divergence stratégique entre les deux Wade. Le 5 février, à la veille d’un retour au Sénégal qu’il espère triomphal, Abdoulaye Wade diffuse une longue vidéo dans laquelle, stigmatisant Macky Sall et son régime, il appelle ses partisans à saboter le scrutin à venir.
L’ancien président, qui va jusqu’à encourager ses troupes à brûler les urnes, n’a alors qu’un seul credo : si son fils est empêché de concourir, l’élection n’aura pas lieu ! Face à la menace de voir la campagne électorale dégénérer, une poignée d’hommes entame une médiation de la dernière chance. L’un d’eux est Ousmane Yara, un homme d’affaires malien bien introduit dans les présidences ouest-africaines, notamment à Dakar et à Conakry. En concertation avec Alpha Condé, qui en a informé Macky Sall, celui-ci se lance dans une mission de bons offices pour convaincre Gorgui de calmer le jeu.
Le 16 février, à une semaine du premier tour, le président guinéen affrète un jet privé qui attend Abdoulaye Wade sur le tarmac de l’aéroport de Dakar. Accompagné de quelques fidèles, celui-ci prend la direction de Conakry, où Wade sera l’hôte d’Alpha Condé pendant 48 heures. Au palais de Sékhoutouréya, des discussions se tiennent en comité restreint. Autour de la table, quatre hommes : Alpha Condé, Abdoulaye Wade, Ousmane Yara et l’ancien ministre sénégalais de la Justice El Hadj Amadou Sall.
Outre le Guinéen, plusieurs chefs d’États africains parlent au téléphone à Abdoulaye Wade pendant ces deux jours, comme le relatent plusieurs sources au fait de ces échanges : Roch Marc Christian Kaboré, Idriss Déby Itno, Denis Sassou Nguesso, Mahamadou Issoufou, Alassane Ouattara. Tous insistent sur la nécessité de préserver la stabilité du Sénégal et de l’Afrique de l’Ouest.
Ils s’engagent auprès d’Abdoulaye Wade à intervenir auprès de Macky Sall afin d’obtenir des « gestes d’apaisement ». Autrement dit : trouver une issue consensuelle à l’affaire Karim Wade et une porte de sortie à Khalifa Sall. Selon plusieurs témoins directs, Karim a tout fait pour s’opposer à cette médiation et au voyage de son père en Guinée. « Sa stratégie consistait à inciter le président Wade à soutenir l’opposant Ousmane Sonko afin de contraindre Macky Sall à un deuxième tour, indique l’un d’eux. Il voyait d’un mauvais œil ce séjour en Guinée, tout comme certains opposants qui espéraient une consigne de vote d’Abdoulaye Wade pour faire trébucher Macky Sall. »
À son retour de Conakry, Abdoulaye Wade est métamorphosé. Il se mure dans le silence et n’interviendra plus dans la campagne, ni même au lendemain de la réélection de Macky Sall. Il faudra attendre le mois de juillet pour le voir reprendre ses activités de secrétaire général national du PDS, son parti, dont il remodèle les structures de fond en comble au profit de Karim – quitte à marginaliser certains de ses derniers fidèles, comme Babacar Gaye, Oumar Sarr ou El Hadj Amadou Sall.
Macky Sall et Abdoulaye Wade iront-ils plus loin ? « Dans le contexte actuel, la perspective d’un gouvernement d’union nationale n’est pas à exclure, analyse un proche de Macky Sall qui n’a jamais ménagé les leaders du PDS. Dans ce scénario, il faut s’attendre à des réactions hostiles des alliés de la première heure de la mouvance présidentielle. »
En l’occurrence, le Parti socialiste et l’Alliance des forces de progrès (AFP) de Moustapha Niasse, le président de l’Assemblée nationale. Au sein même de la majorité, certains verraient mal le régime donner quitus à Karim Wade ou à Khalifa Sall des amendes auxquelles ils ont été condamnés. C’est notamment le cas de Mimi Touré, égérie de la traque aux biens mal acquis, aujourd’hui troisième personnage de l’État, qui ne veut pas croire à une double amnistie.
Dans l’opposition aussi, le rapprochement qui vient d’être acté risque de provoquer des dissensions. Officiellement certains s’en réjouissent, comme Mamadou Diop Decroix (AJ/PADS), coordinateur de la principale coalition de l’opposition : « La grâce de Khalifa Sall est un aboutissement important pour le Front de résistance nationale (FRN), qui avait fixé comme prérequis au dialogue politique la libération de Khalifa Sall et le retour au Sénégal de Karim Wade.
Même si chacun d’entre eux doit encore recouvrer ses droits civiques et politiques, ce geste donne de la crédibilité au dialogue national souhaité par Macky Sall. » Mais pour Ousmane Sonko, arrivé troisième de la présidentielle, la satisfaction est plus mesurée : « Si Macky Sall a instrumentalisé la justice pour écarter ses opposants, s’il se rend compte aujourd’hui des limites de telles pratiques et se donne pour ambition de réparer ce qu’il a commis, il n’a qu’à s’en sortir tout seul. Ce sont des diversions déployées pour détourner l’attention ! »
Macky Sall est un fin tacticien et face à une possible phase d’austérité économique, il a tout intérêt à faire des gestes populaires
« Macky Sall est un fin tacticien. Face à une possible phase d’austérité économique, il a tout intérêt à faire des gestes populaires, notamment en vue des locales et des législatives à venir, qui pourraient lui échapper et l’amener à une fin de mandat compliquée », estime un proche de Khalifa Sall. Pour un autre leader de l’opposition, allié au PDS, « dès le début des concertations pour le dialogue politique, en mai, nous avons obtenu de Macky Sall un accord tacite sur la libération de Khalifa Sall et le retour au Sénégal de Karim Wade.
Concernant ce dernier, il s’est engagé étudier les écueils techniques liés à la contrainte par corps. » La même source souligne toutefois que Macky Sall saura rester prudent : « Que Karim rentre au Sénégal et que Khalifa y recouvre la liberté, Macky peut se le permettre. Mais de là à les laisser briguer le pouvoir en 2024, il y a une limite. Car tous deux lui promettent la guillotine si un jour ils y accèdent. »
Ambiance studieuse
Ouvert depuis le 28 mai, le dialogue national commencé par Macky Sall se veut « un dialogue constructif et ouvert à toutes les forces vives du pays : forces politiques, économiques et sociales ». Son comité de pilotage est présidé par l’ancien ministre Famara Ibrahima Sagna, une personnalité jugée consensuelle. Il disposera de trois mois à dater de son installation officielle (encore non effective) pour rendre un rapport à Macky Sall. Cinq commissions thématiques ont toutefois commencé leurs travaux, dont la commission politique, à laquelle participent des représentants de l’opposition.
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