Maroc : à Rabat, une biennale tendrement subversive au casting 100 % féminin
La première Biennale d’art contemporain de Rabat se tient jusqu’au 18 décembre. Audacieux, le commissaire Abdelkader Damani a choisi de n’y inviter que des artistes femmes.
Recouvrir de tulle un bâtiment aussi symbolique que le Musée Mohammed-VI d’art moderne et contemporain de Rabat et y broder en lettres roses une maxime féministe, il fallait oser. C’est pourtant ce qu’a fait l’artiste autrichienne Katharina Cibulka, invitée par le commissaire d’exposition algérien Abdelkader Damani à l’occasion de la première biennale d’art organisée dans la capitale marocaine jusqu’au 18 décembre.
Difficile de trouver mieux pour donner le la, dans l’espace public, d’une manifestation qui entend rendre la parole aux femmes. « Aussi longtemps que suivre nos règles sera plus important que suivre nos cœurs, je serai féministe », clame l’œuvre en anglais et en arabe à l’intention de tous ceux qui lèveront le nez vers la façade du musée – et ne manqueront pas de faire un lien avec l’appel de 490 citoyens pour l’abrogation des lois contre l’avortement et les relations sexuelles hors mariage consécutif à l’arrestation de la jeune journaliste Hajar Raissouni, finalement graciée par le roi Mohammed VI, le 16 octobre.
« Cela a été très long de trouver la phrase correcte, raconte Katharina Cibulka. J’étais très effrayée et je n’en ai pas dormi durant de nombreuses nuits. » Familière des interventions sur des bâtiments en rapport avec la domination masculine pour sa série Solange (traduction allemande de « aussi longtemps que »), Cibulka est l’autrice de phrases percutantes et délicatement provocatrices comme : « Tant que Dieu aura une barbe, je serai féministe » ou « As long as the art market is a boy’s club, I will be a feminist ».
Une sélection libre
Pour cette première Biennale d’art contemporain de Rabat, organisée sous l’égide de la Fondation nationale des musées du Maroc (FNMM), Abdelkader Damani a fait le choix – « assumé avec toute la subjectivité du monde » – de n’inviter que des artistes femmes pour l’exposition internationale intitulée « Un instant avant le monde ». « Quand je me suis engagé, nombre d’amis m’ont demandé : “Ta liberté sera-t-elle respectée ?” se souvient Damani. Mais cette question est déterminante sur toute la terre, pas seulement ici. Ma sélection a été libre, les œuvres exposées ont été choisies librement, les artistes ont eu la liberté de créer. »
Cette biennale est un lieu de liberté où pas un mot n’a été imposé, sachez-le !
Mehdi Qotbi, président de la FNMM, qui a apporté 70 % des 10 millions de dirhams (929 000 euros) nécessaires au financement de la Biennale, insiste sur le même point : « Cette biennale est un lieu de liberté où pas un mot n’a été imposé, sachez-le ! » Cela fait désormais quelques années que le Maroc a compris l’efficacité du soft power culturel pour polir son image de marque, en particulier à l’étranger.
Il n’empêche, rejeter tout déterminisme géographique en ne créant pas une biennale « africaine » ni « arabe » et privilégier l’idée de n’inviter que des femmes a pu faire grincer quelques canines chez les hommes… comme chez les femmes. Si chacun et chacune reconnaissent, en coulisses, l’ouverture et la disponibilité d’Abdelkader Damani, certains et certaines constatent avec amertume que les positions de pouvoir au sein de cette manifestation restent encore occupées par des hommes.
« Il y a beaucoup de commissaires d’exposition femmes qui n’auraient pas fait cette sélection 100 % féminine, répond franchement Damani. Pourquoi ma condition d’homme m’interdirait de penser en dehors d’intérêts masculins ? Pourquoi je ne m’autoriserais pas à être sensible à la cause de l’autre ? Ce qui m’intéresse, c’est la mise en danger, la fabrique des questions. Quand je dis “femme”, je constate que le mot a encore la puissance nécessaire pour provoquer un bouleversement. Et puis, biologiquement, tous les fœtus sont d’abord féminins au cours du développement dans le ventre de la mère. »
Réécriture
Volontairement, Abdelkader Damani inscrit cette première biennale dans la durée, avec « l’idée très ambitieuse de participer à une réécriture de l’histoire de l’art ». « Un instant avant le monde » est un titre polysémique qui renvoie à L’Origine du monde, de Gustave Courbet, comme le redisent très clairement l’artiste marocaine Khadija Tnana, avec Source mystérieuse, ou l’Égyptienne Ghada Amer, qui évoque sans fard les menstruations et le plaisir dans The Little Girl. C’est aussi un titre qui renvoie aux origines les plus lointaines de la création.
Algérien installé en France depuis les années noires, Damani rappelle volontiers l’histoire de Callirrhoée de Sicyone, qui, à l’aide d’un morceau de charbon, dessina le profil de son amant en suivant les contours de son ombre projetée sur un mur par la lumière d’une lampe. Dans la tradition occidentale issue de la Grèce antique, c’est donc une femme qui invente la peinture tandis que son père, Boutadès, crée le relief en modelant avec de la terre le profil ainsi dessiné.
« Une œuvre contient toute la totalité de la durée », soutient Damani, convaincu que l’artiste a la mémoire du passé et la prescience de l’avenir. Idée qu’il souligne dans l’exposition au Musée Mohammed-VI en exposant des pièces archéologiques anciennes, comme la Vénus de Tan-Tan, vieille de plus de 300 000 ans, parmi les créations d’aujourd’hui.
Je travaille beaucoup sur la question féminine, mais pour cette occasion j’ai voulu l’aborder d’une manière différente
Avec son installation-performance, l’artiste marocaine Majida Khattari prolonge ce propos en créant à partir du chaos. Almahd naît en effet du choc de berceaux de terre se brisant les uns contre les autres et tombant en morceaux sur de la glaise fraîche. « Je travaille beaucoup sur la question féminine, mais pour cette occasion j’ai voulu l’aborder d’une manière différente, confie-t-elle. J’utilise la terre, qui est à l’origine des corps, et j’évoque la notion de “berceau des civilisations”. Et comme je suis une adepte de l’action, je voulais créer à partir d’une sorte de big bang primordial. Tout commence dans la violence, dans le choc, le drame, mais on peut créer à partir de ce choc, résister, continuer à vivre. »
« Ce n’est que justice ! »
Comme la plupart des artistes invitées, Majida Khattari n’est pas choquée par le choix radical du commissaire. « Moi, ça ne me dérange pas d’être avec les femmes ou les hommes. Je trouve cette décision d’autant plus audacieuse que c’est un pays de femmes, ici. C’est bien connu, au Maroc ce sont les femmes qui dirigent ! » glisse-t-elle avec humour.
Il y a une armée de femmes artistes, mais on ne les voit jamais
Existe-t-il pour autant, question implicite posée par la Biennale, un art qui serait typiquement féminin ? Damani répond sans ambages : « Il n’y a pas de caractère masculin ou féminin à l’art. » Bien qu’allant dans le même sens, l’artiste marocaine Amina Benbouchta est plus nuancée : « Il y a une armée de femmes artistes, mais on ne les voit jamais. Vous allez enfin pouvoir voir ces plasticiennes qui restent à l’arrière-garde parce que le système est machiste. Ce n’est que justice ! Quant à leur art, je ne pense pas qu’il soit différent de celui des hommes, mais il est possible de remarquer des éléments récurrents, car nous sommes déterminées par une éducation. Il ne faut pourtant pas s’enfermer dans cette identité féminine. »
Utilisation de la broderie, des fleurs, du tissu ou des cheveux, la tentation est grande d’aller chercher le cliché qui rapprocherait entre elles les œuvres des femmes rassemblées ici. Abdelkader Damani le sait, et il a sciemment pris soin de s’écarter de cette ligne de lecture réductrice pour privilégier des démarches « tendrement subversives ». Ainsi en va-t-il du Keffieh, de la libanaise Mona Hatoum : tissé avec des cheveux féminins alors que c’est un attribut porté essentiellement par les hommes, il pose la question des femmes dans le conflit israélo-palestinien.
Ainsi en va-t-il des fleurs de Ghada Amer exposées face à l’Atlantique et formant avec feuilles et pétales une citation (en anglais) de Simone de Beauvoir : « All oppression creates a state of war. » Ainsi en va-t-il aussi des lettres que l’Algérienne Sonia Gassemi enverra chaque jour à la Biennale de Rabat depuis le pays voisin : « L’Algérie continuera d’écrire au Maroc, et le Maroc continuera de lire l’Algérie », affirme Abdelkader Damani, qui sait lui aussi se montrer subversif avec tendresse.
Demain, quand la première Biennale de Rabat fermera ses portes, l’éblouissement provoqué par le lit de néons blancs d’Amina Benbouchta (Éternel retour du désir amoureux) continuera de diffuser sa lumière, tandis que les phrases du Jardin parfumé, de Cheikh Nefzaoui, résonneront à nos oreilles, célébrant la femme, magnifiant la sexualité féminine. Peut-être les juges qui ont condamné Hajar Raissouni à un an de prison ferme iront-ils réfléchir devant cette œuvre…
À travers la ville
Rabat, ville moins bling-bling que Marrakech, est, selon les mots des organisateurs, « la première artiste invitée de cette Biennale ». Et, de fait, les lieux d’expositions sont nombreux : Musée Mohammed-VI d’art moderne et contemporain, Musée des Oudayas, fort Rottembourg, galerie d’art de la Banque populaire, parc Hassan-II, galerie d’art du Crédit agricole du Maroc… L’idée est bonne, sans doute, mais certains espaces, comme les locaux de banques, se révèlent peu favorables à une bonne appréciation des œuvres et un peu effrayants pour un public encore timide vis-à-vis de l’art contemporain. En outre, l’on peut regretter que la ville voisine de Salé ne bénéficie pas d’au moins un événement en lien avec la Biennale. Peut-être pour la seconde édition ?
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