Manu Dibango, une légende du jazz toujours en live

À 85 ans, le légendaire saxophoniste camerounais s’offre un concert géant au Grand Rex à Paris, ce 17 octobre, accompagné par un orchestre symphonique de 30 musiciens. Il revient pour JA sur les moments clés de son parcours.

Le jazzman en septembre au Caveau de la Huchette,à Paris. © Elodie Ratsimbazafy pour JA

Le jazzman en septembre au Caveau de la Huchette,à Paris. © Elodie Ratsimbazafy pour JA

leo_pajon

Publié le 17 octobre 2019 Lecture : 7 minutes.

Derrière ses éternelles lunettes noires, Manu Dibango esquisse un demi-sourire. D’un large mouvement de main (celle qui ne tient pas son saxophone), il balaie l’espace exigu du Caveau de la Huchette, l’une des salles jazz parisiennes dont il a fait les belles nuits. « Ici, avant, c’était comme un temple, tu pouvais venir voir les meilleurs, ça fumait comme des pompiers… quelle ambiance ! » Le club est l’une des dernières enclaves artistiques du quartier Saint-Michel, aujourd’hui noyé sous les restos attrape-touristes et les tee-shirts « I love Paris ».

Comme lui, « papa Manu », 85 ans (dont plus de soixante comme musicien professionnel), a résisté à tout. À la mode, au temps, à la disparition des proches – comme Francis Bebey – qui ont emporté avec eux quelques mesures des mélodies créées ensemble.

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L’artiste est peut-être aujourd’hui le dernier grand panafricain en activité. Après une tournée afro-européenne, il sera le 17 octobre à Paris dans la salle du Grand Rex pour un « safari symphonique » avec un orchestre de 30 musiciens, sans compter le Soul Makossa Gang… et une section de cuivres ! Avant ce spectacle spectaculaire, « Papagroove » a accepté de revenir, pour Jeune Afrique, sur quelques dates clés de sa légende.

• 1933 (Naissance à Douala) – Une enfance protestante

Manu Dibango à l'âge de 5 ans. © DR

Manu Dibango à l'âge de 5 ans. © DR

Mon père m’a acheté un harmonica… Mais jamais je ne me serais imaginé musicien

« Je suis l’enfant désiré de deux parents protestants… En dehors de l’amour, la religion les unissait. Et ils m’ont familiarisé assez vite à la musique. » Sa mère, couturière, dirige la chorale d’un temple, à Douala, et l’initie au chant. Son oncle paternel joue de l’harmonium à l’église. Le petit Manu écoute les grands compositeurs classiques sur un gramophone. « Je n’ai pas commencé la musique par le saxo. Comme d’autres gamins, je jouais de la flûte, qu’on fabriquait dans du bambou. Puis mon père m’a acheté un harmonica chez la société de vente par correspondance Manufrance… Mais jamais je ne me serais imaginé musicien. Par exemple, je ne suis jamais entré dans une boîte au Cameroun dans ma jeunesse. »

• Mars 1949 Arrivée dans « le monde des Blancs »

À 15 ans, il s’apprête à partir pour la France. © DR

À 15 ans, il s’apprête à partir pour la France. © DR

Je suis parti à Saint-Calais, dans la Sarthe. Aujourd’hui, une maison de la culture porte mon nom là-bas

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« À cette époque, pour pouvoir voyager, il fallait trouver un correspondant qui accepte de vous recevoir. Or mon cousin en avait trois, un en Suède, un en Charente-Maritime et un dans la Sarthe… J’aurais pu faire une carrière à Stockholm ou manger des huîtres toute mon enfance ! Mais finalement je suis parti à Saint-Calais, dans la Sarthe. Aujourd’hui, une maison de la culture porte mon nom là-bas… » Après un long voyage en bateau de trente jours, le jeune Manu se retrouve à seulement 15 ans dans « le monde des Blancs ». Il découvre la solitude et se dit « déstabilisé moralement », mais c’est en Europe qu’il deviendra rapidement musicien professionnel.

• 1951 – Francis Bebey, son héros

Francis Bebey est l’un des premiers à l’initier au jazz. © BENAROCH/SIPA

Francis Bebey est l’un des premiers à l’initier au jazz. © BENAROCH/SIPA

Il m’a initié au jazz… et plus tard a épousé ma cousine !

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« J’ai rejoint une colonie de vacances, à Saint-Germain-en-Laye, réservée aux jeunes Camerounais. Francis Bebey était là. C’était mon héros, évidemment, j’étais amoureux de lui. Il jouait très bien de la guitare et il m’a appris beaucoup de choses. Moi, alors, j’avais une mandoline, qui était l’instrument le moins cher possible. Il m’a initié au jazz… et plus tard a épousé ma cousine ! Il faut savoir qu’à l’époque les parents ne voulaient pas envoyer les filles en France. Donc pour cent garçons, il devait y avoir dix filles, c’était un peu la chasse ! »

Manu Dibango touche un peu à tout : piano, clarinette… Le saxophone arrivera plus tard, en 1953. « J’adorais le son, mais l’instrument coûtait trop cher. C’est un copain qui me prêtera mon premier saxo, lors d’une autre colonie, en Normandie… »

• 1er janvier 1960 – L’indépendance depuis la Belgique

« L’indépendance du Cameroun, puis celle du Congo m’ont trouvé à Bruxelles. J’étais chef d’orchestre dans un club, les Anges noirs [où il rencontrera notamment le Grand Kallé]. On a demandé aux jeunes Africains comme nous s’ils voulaient rester Français ou prendre la nationalité de leur pays. Moi, je ne connaissais rien à la politique, je n’étais pas militant : mes héros, sur les murs de ma chambre, étaient Sugar Ray Robinson, les Harlem Globetrotters, les grands du jazz… Mais je voulais quand même des papiers camerounais. Depuis, je suis toujours resté Camerounais, ce qui n’est pas forcément facile pour se déplacer, mais je ne regrette rien. »

• 1964 – Le premier quintet jazz en Afrique

Avec son African Soul Quintet, Manu Dibango est l’un des pionniers du jazz sur le continent. « Le premier Africain francophone à s’y intéresser, parce que la zone anglophone avait de l’avance, à l’époque. Et encore, moi, j’étais un Africain ayant vécu en Europe… Si j’étais resté au pays, je n’aurais sûrement pas pu toucher à tous ces instruments, faire toutes ces rencontres qui m’ont permis de me lancer. » À partir des années 1950, Manu Dibango écume les places fortes du jazz en Europe. Il fait des pieds et des mains pour rencontrer les Afro-Américains qui se produisent à Paris.

« Par exemple, quand Armstrong est venu dans la capitale, en 1953, j’ai fait du stop pour aller le voir… Si j’avais été une femme, je me serais évanouie, c’était un Dieu pour moi ! Plus tard, il y a eu Lionel Hampton, à l’origine de ma passion pour le vibraphone… et tellement d’autres. Les grands musiciens africains sont venus après, quand je suis retourné sur le continent. »

• 1972 – Une face B devenue tube planétaire

J’ai failli perdre la paternité de ce titre parce qu’on ne savait pas qui était le “petit Africain” qui l’avait composé

En 1972, Manu Dibango est sollicité par le ministère des Sports camerounais pour enregistrer un hymne afin de soutenir l’équipe nationale lors de la 8e édition de la Coupe d’Afrique des nations. « Nous avons sorti le morceau sur vinyle, et il y avait de la place sur la face B… J’ai enregistré un autre titre que j’avais composé bien avant et qui partait de ce refrain dont les sonorités faisaient rigoler les jeunes : “mama ko mama sa maka makossa…” [le makossa étant le nom d’un genre musical et l’un des principaux rythmes camerounais]. Lorsque j’ai reçu des coups de fil des États-Unis, j’ai compris qu’il se passait quelque chose… Au Cameroun, on avait perdu la Coupe, donc on ne voulait plus entendre parler du disque. En revanche, des Afro-Américains ont trouvé le vinyle en France, l’ont rapporté chez eux et se sont identifiés à cette musique. »

Manu Dibango reçoit des appels d’avocats américains à 4 heures du matin, sensibilise sa maison de disques… « J’ai failli perdre la paternité de ce titre parce qu’on ne savait pas qui était le “petit Africain” qui l’avait composé. » Soul Makossa devient un tube planétaire et permet au saxophoniste de tourner aux États-Unis… Ce sera aussi son titre le plus samplé, de Michael Jackson à Jennifer Lopez !

• 1975 – Un Camerounais pour l’orchestre de la Radiodiffusion télévision ivoirienne

« Un jour, je reçois un coup de fil d’Abidjan. Houphouët aimait les Africains qui gagnaient… d’où qu’ils viennent, et il aimait les avoir chez lui. J’ai accepté, parce que j’avais une certaine idée de l’Afrique, qu’on me proposait pour une fois de diriger un orchestre africain, en Afrique, et que j’avais même la possibilité de composer. C’était une collaboration Sud-Sud ! Ce n’était pas facile tous les jours, mais on l’a fait. » Pour le saxophoniste, toute une génération d’artistes ivoiriens a éclos grâce à l’orchestre… À commencer par Alpha Blondy, qui a travaillé avec la formation de la RTI.

• 1992 – Wakafrika, l’album cinq étoiles  Safari symphonique à Paris

Wakafrika, un des albums-phares de l’artiste. © crédit

Wakafrika, un des albums-phares de l’artiste. © crédit

Autour de ce projet magique il fallait juste mettre les ego à la porte

Sur proposition du producteur français Yves Bigot, Manu Dibango relève le défi d’enregistrer des reprises de tubes africains avec tous les grands noms du continent (Youssou N’Dour, Salif Keita, Angélique Kidjo, Papa Wemba…) plus quelques autres (Peter Gabriel, Sinead O’Connor).

L’album s’intitule Wakafrika. « En fait, ce n’était pas si compliqué, tout ce petit monde se connaissait déjà, on se fréquentait, et autour de ce projet magique il fallait juste mettre les ego à la porte. Aujourd’hui, je rêve de faire des tournées africaines, mais ce n’est pas simple… D’ailleurs, c’est simple pour personne. Les musiciens de jazz américains crèvent aussi la dalle chez eux. L’argent et l’ouverture d’esprit se trouvent en Europe. »

• 2016 – Un concert avec Mozart

Avec un orchestre symphonique, déjà, pour les JO de Rio, en 2016. © Thierry Dechilly

Avec un orchestre symphonique, déjà, pour les JO de Rio, en 2016. © Thierry Dechilly

Souvent, on nous refuse le droit d’aimer Bach, Rachmaninov

Maurice Ravel, Erik Satie, Purcell, Mozart… et Manu Dibango. En 2016, le multi-instrumentiste camerounais, nommé Grand Témoin de la Francophonie par la secrétaire générale de l’OIF Michaëlle Jean, est amené à collaborer avec l’Orchestre symphonique du Brésil et réalise plusieurs concerts très éclectiques !

« Quand on évoque les musiciens africains, on parle généralement des chanteurs… Même moi, on m’appelle parfois “le chanteur Manu”, mais si je chante, c’est plutôt dans mon saxo. Et souvent, on nous refuse le droit d’aimer Bach, Rachmaninov. Le cliché de l’Africain qui joue du djembé en boubou reste vivace. Je ne fais pas de la musique africaine… Je fais juste de la musique. Et il ne faut pas se tromper : les fantasmes sont autant du côté des Africains que des Occidentaux. »

• 17 octobre 2019 – Safari symphonique à Paris

Au Grand Rex, Manu veut « synthétiser soixante ans de passion en musique. » Le saxophoniste rendra hommage à au moins trois de ses « héros » : Count Basie, Duke Ellington et Lionel Hampton.

Mais le concert se veut aussi un voyage de son Cameroun natal à l’Europe de la musique classique, en passant par « les sons de la forêt équatoriale, le souffle du vent du désert »… D’autres défis l’attendent après cette grande date parisienne : « Je veux faire quelque chose avec rien que des instruments africains… J’ai déjà rencontré un jeune homme, Adama Bilorou, qui joue du balafon chromatique et avec qui j’ai envie de mener ce projet. Je souhaite aussi reprendre des standards africains avec un joueur de tam-tam camerounais initié à la transmission de messages… Et un enregistrement audiovisuel du “safari symphonique” doit aussi être réalisé. »

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