Cameroun : Paul Biya, touché par la grâce ?
De la libération de l’opposant Maurice Kamto à celle des militants anglophones en passant par les conclusions du Grand dialogue national, le président Paul Biya a pris tout le monde de court. Reste à connaître les raisons (et la portée) de ce coup de théâtre.
Malgré ses traits marqués par la fatigue, Joseph Dion Ngute rayonne. Au premier étage du palais des Congrès, où il occupe les bureaux du directeur général, le Premier ministre tend quelques bouteilles à ses collaborateurs, des bières Guiness, dont lui-même est friand. Qu’importe s’il ne peut cette fois la mélanger à du vin de palme comme à son habitude, le chef du gouvernement veut célébrer la fin du « Grand dialogue national », qui s’est tenu du 30 septembre au 4 octobre dans l’enceinte du palais. Il y a reçu les participants, apaisé les tensions et surmonté les déceptions – comme celle du départ de l’opposant et avocat Akere Muna, dont il est proche depuis l’enfance – dès le premier jour du débat.
« C’est une vraie victoire politique pour lui », estime Christophe Mien Zok, directeur de l’information au Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir). Depuis le discours du président Paul Biya annonçant la tenue du dialogue, le 10 septembre, le parti s’est préparé au rendez-vous, faisant remonter des recommandations au Premier ministre. Le RDPC, dont le secrétaire général, Jean Nkuete, est un proche de Biya, a consulté et s’est assuré que le dialogue ne dévierait pas de la ligne du chef de l’État : retour à la paix et décentralisation. Le Premier ministre, reçu à plusieurs reprises au palais d’Etoudi, a appliqué les directives.
Une décentralisation accrue
Bien sûr, dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, Dion Ngute a dû faire une concession et permettre à la commission portant sur la décentralisation d’aborder le sujet du fédéralisme – que l’organisation avait d’abord espéré écarter. En outre, dès le premier jour, le discours du sultan Ibrahim Mbombo Njoya a fait grand bruit.
Le vieux compagnon de Paul Biya y préconisait une limitation du nombre de mandats présidentiels et une alternance politique. Les dents ont grincé au premier étage du palais des Congrès, où le chef de l’État avait disposé ses yeux et ses oreilles : un adjoint du secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, et des hommes des Renseignements généraux et de la Direction générale de la recherche extérieure.
Jusqu’au dernier moment, Ngoh Ngoh et le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji, auront exprimé leur réticence face au dialogue, préférant une ligne politique plus dure envers l’opposition – notamment de Maurice Kamto, libéré le 5 octobre – et les Ambazoniens. Les deux hommes ne voyaient que d’un œil circonspect l’ascension de Joseph Dion Ngute. Difficile toutefois d’ignorer le soutien de Paul Biya à son Premier ministre. Ce dernier tiendra les rênes et, au soir de la clôture, les deux recommandations phares – mais floues – tombent : décentralisation accrue sur tout le territoire et statut spécial pour les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.
« C’est un succès, estime le diplomate Simon Munzu, cadre anglophone des Nations unies. Le pouvoir a admis qu’il y avait un problème anglophone et a laissé les participants aborder le fédéralisme. Même si la solution a été écartée, cela a dédiabolisé le concept. » Mais qu’attendre des recommandations transmises à Paul Biya, qui les mettra en œuvre « en fonction de leur opportunité et de leur faisabilité » ? « Donner un statut particulier aux régions anglophones, c’est leur reconnaître un héritage, notamment sur le plan des systèmes scolaire et juridique », explique un cadre du RDPC, qui cite aussi le rétablissement possible d’une « assemblée de chefs anglophones ».
Paul Biya n’a pas souhaité franchir le pas du fédéralisme, qu’il considère toujours comme une boîte de Pandore
« On s’oriente vers une décentralisation accrue, assez proche d’un fédéralisme pour les régions anglophones, analyse un politologue camerounais. Gestion d’un système à part dans la justice et l’éducation, qu’ils ont gérées jusqu’à la réunification de 1972, élection d’une autorité régionale qui disposerait de vrais pouvoirs et rétablissement d’une Assemblée propre à leurs deux régions. »
Paul Biya, maître du calendrier
Paul Biya n’a toutefois pas franchi le pas du fédéralisme, qu’il considère toujours comme « une boîte de Pandore », selon les termes d’un de ses proches conseillers. Mais le président a fait, en apparence du moins, des concessions. « Il avait deux problèmes : l’un, national, qu’il veut régler par la décentralisation, l’autre, anglophone, qu’il pense résoudre avec le statut spécial », poursuit notre source. Biya suivra-t-il les recommandations ?
Il faut mettre en place les mesures dès les prochaines semaines
Il est maître du calendrier. « Il faut mettre en place les mesures dès les prochaines semaines », estime un cadre du parti au pouvoir. « Depuis 1996, Biya parle de décentralisation, mais rien n’a jamais été fait », rappelle un sceptique. Pourquoi y croire davantage qu’hier ? « Avec les Ambazoniens, on est au pied du mur », confie-t-on au RDPC.
À Yaoundé, chacun affirme avoir senti le vent du boulet. Mais le chantier est colossal. La prochaine session parlementaire, habituellement consacrée au budget de l’État, doit s’ouvrir au début de novembre, et les élections législatives et municipales doivent avoir lieu en février 2020.
« Les députés doivent suivre l’impulsion du président, et l’administration ne doit pas , comme par le passé, perdre de temps pour prendre les décrets », insiste Christophe Mien Zok. Des bureaux des ministères aux tables des restaurants de la capitale, chacun attend le prochain discours du locataire – longue durée – d’Etoudi. « Il peut sauver sa présidence en étant pragmatique et en abandonnant un peu de son pouvoir au profit des régions », affirme un proche. Mais le pragmatisme (pour l’instant hypothétique) du chef de l’État suffira-t-il ?
Le conflit anglophone loin d’être réglé
Chez les Ambazoniens, le dialogue national, auquel ils ont refusé de participer, est resté un non-événement. « Ce monologue n’était qu’une opération de relations publiques », dénonce Herbert Boh, un de leurs leaders en exil. Le 7 octobre, une nouvelle opération « ville morte » était organisée par les sécessionnistes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Un succès.
« Il va falloir davantage pour regagner la confiance des populations et isoler les combattants. Comment peut-on penser résoudre cette crise en cinq jours de débats écrits d’avance ? confie un diplomate en poste à Yaoundé, pour qui la libération d’Ayuk Tabe est indispensable. Même si Biya décidait d’une action de l’armée, en espérant que la population ait basculé de son côté, il ne peut pas gagner militairement face à cette guérilla. »
Il faut un dialogue plus ambitieux avec les anglophones et les Ambazoniens sur la forme de l’État
« Les jeunes du Nord-Ouest et du Sud-Ouest se radicalisent de plus en plus. Il faut un dialogue plus ambitieux avec les anglophones et les Ambazoniens sur la forme de l’État », explique Léonel Loumou, conseiller d’Akere Muna. Le 2 mai, à l’occasion de l’anniversaire d’Ayuk Tabe, dans sa prison de Yaoundé, une prière a été prononcée : « Que le Seigneur nous libère, nous bénisse et libère nos terres de l’occupation étrangère. »
Guère de quoi être optimiste. D’autant qu’à Yaoundé les vieilles pratiques politiques ont la vie dure et pourraient une nouvelle fois stopper tout changement. « Si l’on avait pu avoir un dixième de ce que les anglophones ont, on aurait signé », enrage ainsi un baron du Grand Nord, qui va jusqu’à réclamer « un autre statut spécial » pour sa région.
Redoutable tactique
« C’est un effet pervers du débat, et une façon pour certains caciques francophones de bloquer l’application des recommandations », estime un habitué du palais. Aux abords du lac de Yaoundé, que surplombe la blanche résidence du Premier ministre, les rumeurs de remaniement provoquent déjà des remous. Dans certaines villas des hauteurs de la ville, le ballet des ambitieux a commencé, tandis que les anciens tentent de s’assurer du maintien de leurs privilèges.
Pour ceux qui n’ont pas directement l’oreille de Paul Biya, les longues nuits d’incertitude ont commencé. Le président tacticien, jamais meilleur que dans ces eaux troubles, devra jouer serré : donner aux anglophones sans froisser les autres régions et ouvrir le gouvernement aux opposants ayant participé au dialogue (Joshua Osih, Cabral Libii ou Serge Espoir Matomba) sans mécontenter le RDPC. Or, dans cette version politique du songo, Biya joue dans la catégorie « expert ».
Biya a gagné du temps et donné des gages aux Nations unies et aux chancelleries
Le 5 octobre, au lendemain de la clôture du dialogue, le président a officialisé, à la surprise quasi générale, l’abandon des charges à l’encontre de Maurice Kamto et des cadres du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC). « Biya a enterré le dialogue en focalisant l’attention sur Maurice Kamto. La libération est une bonne chose, mais ce le sera moins si elle permet au chef de l’État de mettre au placard les résolutions du débat », déplore un proche du MRC. « Biya a gagné du temps et donné des gages aux Nations unies et aux chancelleries. C’est dans les prochaines semaines que l’on saura si ce n’était qu’une diversion », abonde un diplomate.
Le 8 octobre, alors que Maurice Kamto reprenait contact avec sa famille et ses fidèles, Paul Biya atterrissait à Lyon, en France. Son premier voyage officiel à l’étranger depuis son départ précipité de Suisse en juillet sous la pression d’une diaspora frondeuse. Il y a rencontré son homologue Emmanuel Macron, qui a plaidé pour une mise en œuvre rapide des recommandations du dialogue. Après un an de remous, le sphinx d’Etoudi est scruté de toute part. Mais il a repris la main, une nouvelle fois. Pour le meilleur ou pour le pire.
La décentralisation, refrain politique
18 janvier 1996. La loi portant révision de la constitution de 1972 introduit le concept de décentralisation. Plusieurs législations viennent la compléter en 2004, en 2006, en 2009 et en 2010. En 2008, Paul Biya crée le Conseil national de la décentralisation et, dix ans plus tard, ordonne la création d’un ministère dédié.
« Cela fait plus de vingt ans qu’on tergiverse », déplore un cadre du RDPC, qui voit le « grand dialogue national » comme « un coup de pied dans la fourmilière ». Un habitué de la présidence précise : « Les Camerounais de toutes les régions veulent que les décisions sur leur vie quotidienne ne soient plus forcément prises à Yaoundé. Ils veulent être acteurs de leur développement. »
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