Gisement de gaz au large du Sénégal et de la Mauritanie : « BP sera prêt à démarrer l’exploitation en 2022 »
La découverte d’importants gisements de gaz au large du Sénégal et de la Mauritanie a déchaîné les passions, et même les accusations de corruption, sur fond de craintes de voir surgir la « malédiction des matières premières ». Jonathan Evas, vice-président de BP Exploration, qui a notamment participé aux discussions avec Kosmos Energy, expose les enjeux de ce projet pour son groupe et les deux pays.
Pétrole et gaz : un renouveau africain ?
Les découvertes d’hydrocarbures en Afrique rebattent les cartes, entre producteurs historiques et nouveaux acteurs. Du pétrole dans les eaux sénégalo-mauritaniennes au gaz dans les sous-sols nigérian et même marocain, en passant par les gisements d’hydrocarbures non conventionnels en Algérie, c’est tout le secteur qui change de physionomie.
Le mégaprojet de Grand-Tortue, qui doit faire du Sénégal et de la Mauritanie des producteurs de gaz dans trois ans, est actuellement en plein développement. Le géant BP, qui le pilote, entend s’appuyer sur cette nouvelle base africaine pour rattraper ses grands concurrents Shell et Total, qui parient comme lui sur une explosion du marché du gaz naturel liquéfié (GNL).
Après avoir racheté la majorité des parts du projet à l’américain Kosmos Energy en décembre 2016, le découvreur du gisement, la major britannique prévoit d’investir plus de 1 milliard de dollars pour la première phase du projet et « plusieurs autres milliards de dollars » pour les suivantes, sur une durée d’exploitation de trente ans.
Des sommes énormes en jeu qui alimentent espoirs – et fantasmes – à Dakar et à Nouakchott, où les gouvernements entendent profiter du boom gazier, mais aussi éviter la « malédiction des matières premières » qui affecte souvent les nouveaux pays producteurs et dont les symptômes sont la dépendance au secteur extractif et la mauvaise gouvernance.
Le Britannique Jonathan Evans, ingénieur géologue formé à Cambridge et vice-président pour l’Afrique de la branche exploration de BP, est impliqué dans ce projet depuis les origines car il a participé aux premières discussions avec Kosmos Energy, au début de la décennie 2010.
Il revient pour JA sur les enjeux de ce projet pour les deux pays ouest-africains francophones et pour son groupe, actuellement le quatrième producteur d’hydrocarbures au monde – 3,7 millions de barils par jour en 2018 –, qui a réalisé l’an passé 9, 4 milliards de dollars de bénéfices, soit 2,8 fois plus qu’en 2017.
Jeune Afrique : Que représentent pour BP les projets gaziers menés au Sénégal et en Mauritanie ?
Jonathan Evans : Cette région est amenée à devenir une nouvelle base pour BP. D’ici à une dizaine d’années, sa production dépassera celles de nos deux bases africaines historiques : l’Égypte, où nous avons une production importante depuis cinquante-cinq ans, essentiellement gazière aujourd’hui ; et l’Angola, où nous nous sommes installés voici trente ans, mais dont la production d’huiles décline, car issue de champs vieillissants.
Nous n’avons pas souffert de tensions entre les deux pays, bien au contraire
Quelles sont les raisons qui ont emporté l’adhésion de l’état-major de BP pour investir plusieurs milliards de dollars dans deux nouveaux pays novices de l’industrie pétrolière ?
Quand nous avons repris le projet de Grand-Tortue, en décembre 2016, nous étions à la recherche de nouveaux réservoirs de gaz. BP a pour objectif de parvenir d’ici à cinq ans à une répartition de sa production à 60 % gazière et à 40 % pétrolière. Nous sommes actuellement au milieu du chemin, avec une production à peu près équivalente en gaz et en pétrole.
L’acquisition de l’américain Amoco, au début des années 1990, avait apporté à BP d’importants actifs gaziers, notamment aux États-Unis et en Indonésie, mais il nous fallait mettre au jour d’autres gisements.
Au début de la décennie 2010, les équipes d’exploration de BP, dont je fais partie, ont donc regardé avec attention des opportunités de développement de production gazière dans des régions mal ou pas explorées, et notamment au Sénégal et en Mauritanie. Cela nous a amenés à dialoguer avec Kosmos Energy, découvreur du mégagisement de Grand-Tortue, recélant 15 TCF (trillion cubic feets, milliers de milliards de pieds cubes), une taille remarquable.
Nous avons étudié les possibilités autour de cette découverte, repris la majorité des parts entre 2016 et 2017, et nous en pilotons le développement opérationnel aujourd’hui.
Quelles sont les particularités de ce projet de Grand-Tortue ?
Il est singulier à plusieurs égards. D’abord, pour BP, il s’agit du premier projet de liquéfaction de gaz issu d’un gisement ultraprofond (à plus de 2 000 mètres sous le fond marin). Ensuite, parce que c’est un projet binational et transfrontalier.
Nous avons déjà mené des projets sur une frontière, notamment en mer du Nord, entre le Royaume-Uni et la Norvège, mais c’est la première fois que nous le faisons sur le continent africain. Cela implique de nouer des accords de répartition de la production et des revenus complexes…
Seule une grande compagnie comme la nôtre peut mettre en production un projet de cette ampleur
Cela a-t-il été une difficulté ? Par le passé, Dakar et Nouakchott n’ont pas toujours eu des relations de bon voisinage…
Nous n’avons pas souffert de tensions entre les deux pays, bien au contraire. Nous avons trouvé de chaque côté, tant au Sénégal qu’en Mauritanie, des interlocuteurs gouvernementaux pragmatiques ayant pour objectif avant tout de faire avancer le projet pour une entrée en production la plus rapide possible.
Pour le complexe de Grand-Tortue, gisement à cheval sur les deux pays, nous avons opté pour une répartition à égalité entre les deux États, qui sera ajustée au fur et à mesure que nous obtiendrons une répartition plus précise des réserves respectives de chacun.
Pour les gisements satellitaires, qui sont, contrairement à Grand-Tortue, complètement dans un seul pays, l’accord de partage de production sera négocié à part avec l’État concerné. Cela sera le cas pour l’exploitation des gisements Yakaar et Teranga, intégralement situés au Sénégal, dont la dernière découverte annoncée en septembre 2019 faisait état d’un réservoir de gaz supplémentaire représentant de 10 à 15 TCF. Cela pourrait être le cas demain en Mauritanie, si le programme d’exploration que nous menons sur le champ Orca est couronné de succès.
Quelles sont les relations à l’intérieur du groupement du projet, mené par BP, mais qui inclut également l’américain Kosmos, et les deux compagnies nationales, Petrosen et la Société mauritanienne des hydrocarbures (SMHPM) ?
BP est l’opérateur du projet. Seule une grande compagnie comme la nôtre, dotée d’une expertise technique très large et de moyens financiers massifs, peut mettre en production un projet de cette ampleur et de cette technicité.
Kosmos, découvreur du gisement, et qui détient 30 % des parts de Grand-Tortue, continue à explorer le sous-sol pour le compte du projet – en lien avec les équipes d’exploration de BP –, ainsi que sur certaines questions techniques sous-marines. Quant aux compagnies nationales, nous dialoguons quotidiennement avec elles des questions aussi bien contractuelles que stratégiques et commerciales, ainsi que des transferts de compétence.
BP réfute toute malversation liée à la transaction avec la société de Frank Timis Corporation ou avec des responsables sénégalais
À Dakar, une polémique a éclaté sur les bénéfices réalisés par l’homme d’affaires australo-roumain Frank Timis, à la suite de la revente de ses parts dans des blocs sénégalais à BP, et sur ses liens avec Aliou Sall, le frère du président Macky Sall. Quelle est votre lecture de cette transaction et de cette relation ?
BP réfute toute malversation liée à la transaction avec la société de Frank Timis Corporation ou avec des responsables sénégalais. Avant de valider l’opération avec cette société, nous avons mené scrupuleusement toutes nos opérations de due diligence [destinées à lever les risques sur les plans légal, financier et éthique], et nos critères de validation ont tous été respectés.
Nous avons été très surpris de la diffusion d’une enquête de la BBC, que nous estimons biaisée, car elle met en avant des chiffres erronés, montrant à l’évidence une mauvaise compréhension de la manière dont fonctionne notre industrie.
Contrairement à ce qui a été affirmé, la somme des royalties potentiellement payées à Frank Timis Corporation correspond à moins de 1 % des revenus que l’État sénégalais va percevoir de l’exploitation du champ de Grand-Tortue ! BP serait d’ailleurs seul à devoir payer ces royalties.
Cette affaire a-t-elle nui à vos relations avec vos partenaires sénégalais ?
En fait, elle a encouragé le dialogue avec les autorités, dans la mesure où nous avons rapidement et vigoureusement démenti toute malversation en faisant œuvre de transparence sur cette transaction.
Le gouvernement a pu par ailleurs apprécier le fait que notre détermination à faire avancer le projet, qui entrera en exploitation en 2022, n’a pas été entamée par cette bronca médiatique.
La barge de production de GNL est en cours de fabrication en Asie
Justement, où en êtes-vous concrètement sur le projet, tant côté sénégalais que côté mauritanien ?
Nous sommes dans les temps ! L’infrastructure est déjà en cours de construction. Au Sénégal, nous avons sécurisé un terrain au sein du port de Dakar pour y assembler les caissons du futur port flottant [où s’arrimeront les navires venus charger le GNL]. Et en Mauritanie nous exploitons une carrière destinée à fournir les roches pour le brise-lames protégeant ce même port flottant. Quant à la barge de production de GNL, elle est en cours de fabrication en Asie.
Qu’en est-il de la formation des ingénieurs et techniciens locaux ?
Nous avons commencé notre campagne de recrutement. Nous avons reçu pas moins de 4 000 candidatures. Nous recrutons actuellement 50 ingénieurs au Sénégal et en Mauritanie, 25 dans chaque pays, dont la formation va bientôt débuter. D’autres promotions suivront. Nos techniciens seront tout d’abord formés à l’anglais, qui est la langue de notre industrie. Toutes nos procédures techniques sont dans cette langue, c’est un préalable indispensable.
Nous avons aussi pris des positions à l’est du continent, en tant qu’acheteur
Quelle proportion de la production de Grand-Tortue, tourné d’abord vers l’exportation de GNL, sera réservée à la demande locale pour produire de l’électricité ?
Nous prévoyons de produire pour la première phase autour de 500 millions de pieds cubes par jour grâce à Grand-Tortue Ahmeyim. Sur ce volume, 70 millions de pieds cubes iront pour la production électrique des deux pays – 35 millions de pieds cubes pour chacun, ce qui doit permettre la production de 500 mégawatts d’électricité, 250 mégawatts dans chaque pays –, ce qui pourra couvrir largement les besoins électriques du pays.
BP apportera alors le gaz aux deux pays, via un pipeline, jusqu’au brise-lames situé à 10 kilomètres de la côte, et chacun des États pourra mener lui-même son projet de centrale électrique. Bien sûr, cette quantité de gaz domestique pourra être augmentée au cours des phases suivantes, selon les besoins du pays.
Certains de vos concurrents, dont l’italien Eni, estiment que les projets gaziers situés à l’est du continent – notamment ceux du Mozambique, de la Tanzanie et du Kenya – ont de meilleures perspectives que ceux de l’ouest du continent, car ils sont mieux placés pour approvisionner les marchés asiatiques. Qu’en pensez-vous ?
Le marché du GNL est en croissance partout, pas seulement en Asie. Le Sénégal et la Mauritanie ont pour vocation d’approvisionner le marché atlantique. Nous n’avons pas d’inquiétude, leur GNL, qui sera vendu par la branche négoce de BP, trouvera preneur. Mais nous avons aussi pris des positions à l’est du continent, en tant qu’acheteur. La même branche négoce de BP a signé un contrat d’approvisionnement avec le projet mozambicain Coral, même si nous n’en sommes pas l’opérateur, qui est justement Eni.
En dehors du Sénégal et de la Mauritanie, où BP pourrait-il mener ses prochains grands projets en Afrique ?
Nous terminons une première phase d’exploration d’une large zone offshore au nord-ouest de Madagascar, pour tenter de mettre au jour des réserves d’huiles. Nous prendrons en février 2020 la décision de lancer ou non une seconde phase. Nous regardons également les possibilités à São Tomé, en Gambie et en Côte d’Ivoire. Dans ce dernier pays, nous espérons trouver soit du pétrole, soit du gaz, dont une partie pourrait trouver un débouché local du fait de la taille importante de l’économie ivoirienne.
Bernard Looney bientôt aux commandes de BP
Nommé le 5 octobre, cet ingénieur irlandais de 49 ans, entré dans le groupe en 1991, va prendre la direction de BP début 2020, succédant à l’Américain Bob Dudley, 64 ans, qui prend sa retraite.
Ce dernier pilotait le groupe depuis la catastrophe du champ pétrolier Deepwater Horizon, dans le Golfe du Mexique, qui avait beaucoup terni la réputation de BP, notamment aux états-Unis. Interviewé dans le Financial Times peu après sa nomination, Bernard Looney, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans la division exploration-production du groupe – jusqu’à en devenir DG, en 2016 –, a confirmé la stratégie de son prédécesseur, à savoir augmenter la proportion gazière de la production de BP.
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