Maroc : l’inébranlable Abdellatif Jouahri, toujours à la tête de la Banque centrale
En poste depuis bientôt dix-sept ans, le gouverneur de la banque centrale du Maroc est connu pour son franc-parler et son conservatisme. Retour sur le parcours du « gardien du temple ».
Le rituel semble immuable. À la fin de chaque trimestre, une cinquantaine de journalistes ont rendez-vous au siège de la banque centrale, à Rabat, pour le point presse d’Abdellatif Jouahri, qui parachève le conseil d’administration de Bank Al Maghrib.
Avant de retrouver sa place en bout de table, le gouverneur octogénaire prend généralement la peine de saluer l’assistance avec un large sourire avant d’amorcer une présentation qui peut durer presque deux heures, tenant en haleine banquiers, hommes d’affaires, politiciens, journalistes et simples citoyens.
Avec lui, il faut s’attendre à tout : des bons mots, des réponses codées pour ses détracteurs, mais surtout des analyses de grande qualité. « C’est connu, il n’esquive aucune question et il a le courage de dire les choses comme il les sent. Ce qui est très rare au Maroc, surtout quand il s’agit de hauts fonctionnaires », nous confie le patron d’un journal local, habitué de ces conférences.
Grande fermeté
Un franc-parler qu’Abdellatif Jouahri a toujours tenu à défendre, lui qui a été nommé gouverneur de la banque centrale en 2003 et qu’on surnomme « le gardien du temple ». D’ailleurs, le 29 juillet 2019, et comme chaque année à la même période, il a présenté au roi le rapport annuel de la banque centrale sur la situation économique, monétaire et financière au titre de l’exercice 2018 et n’a pas hésité à se lancer dans une analyse très critique de l’état du pays.
C’est lui qui a géré le plan d’ajustement structurel que nous avaient imposé le FMI et la Banque mondiale
Selon lui, les performances de l’économie nationale restent insuffisantes pour répondre aux attentes sociales croissantes de la population. Il milite depuis de nombreuses années pour que le royaume chérifien adopte un nouveau modèle de développement. Le roi Mohammed VI semble lui avoir donné raison en octobre 2017 en exigeant qu’une réflexion soit engagée dans ce sens.
Abdellatif Jouahri a passé l’intégralité de sa longue carrière dans la sphère financière. Il débute à la banque centrale à l’âge de 23 ans, puis quatorze ans plus tard rejoint le gouvernement formé par Ahmed Osman comme ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la réforme des entreprises publiques. Il sera ensuite, et pendant cinq ans, ministre des Finances dans le gouvernement de Maati Bouabid et dans celui de Mohammed Karim Lamrani. Une expérience dans les arcanes du pouvoir qui lui ouvre la voie de BMCE Bank, qu’il dirige pendant neuf ans, avant sa privatisation, en 1995. Abdellatif Jouahri sera aussi choisi par ses pairs pour défendre leurs intérêts au sein du Groupement professionnel des banques du Maroc. Puis il passera brièvement, entre 2002 et 2003, à la tête de la Caisse interprofessionnelle marocaine de retraite.
« C’est lui qui a géré le plan d’ajustement structurel que nous avaient imposé le FMI et la Banque mondiale, en 1983, quand il était argentier du royaume. C’était une période très difficile pour tous, mais il a eu le dos large », rappelle l’ex-dirigeant d’une banque qui préfère garder l’anonymat. Selon lui, la fermeté du wali de la banque centrale vient de là.
À la lettre
« Il est intraitable et veille à ce que les banques marocaines respectent à la lettre les normes. Et pas uniquement au Maroc : il garde un œil sur celles en vigueur à l’international. Ce qui plaît rarement au sein des conseils d’administration », poursuit notre source. Qui se souvient qu’Abdellatif Jouahri avait réussi à modérer la gourmandise des grosses banques du royaume à la veille de la crise financière de 2008, et rappelle que ceux qui l’attaquaient pour sa frilosité avant la crise ont dû reconnaître par la suite lui devoir la santé de leur institution.
« Abdellatif Jouahri est ce qui pouvait arriver de mieux au secteur bancaire marocain. Les avancées des banques locales, que ce soit en interne ou à l’échelle du continent, sont à mettre à son actif. Il a beaucoup milité pour le regroupement des banques afin de voir émerger de grands champions », estime cet ancien ponte du secteur bancaire.
Je n’ai pas un bouton pour mettre plus d’inflation
Mais les détracteurs du gouverneur de la banque centrale critiquent son conservatisme. Le dernier en date a été le haut-commissaire au Plan, Ahmed Lahlimi. « On a besoin d’une bonne inflation… Presque aucun pays en voie de développement n’a une inflation inférieure à 2 % », déclarait-il il y a quelques mois.
La réponse d’Abdellatif Jouahri ne s’est pas fait attendre, et il a profité de son passage devant la presse pour réaffirmer son attachement au maintien des équilibres. « Je suis ahuri quand je lis des choses comme ça… Les agrégats macroéconomiques, ce n’est pas quelque chose qui s’administre. Je n’ai pas un bouton pour mettre plus d’inflation », a-t-il tonné.
« Nous ne sommes pas sous le diktat du FMI »
Si personne ne peut précisément expliquer sa longévité, tout le monde s’accorde à dire qu’Abdellatif Jouahri est de nature obstinée. Les mois qui ont précédé sa dernière réforme, celle du régime de change, en 2017, ont été particulièrement pénibles. Si pour lui tous les éléments, et en particulier le niveau des réserves de change, étaient réunis pour mener à bien ce basculement, le gouvernement avait des doutes et a reporté l’échéance à plusieurs reprises. Impassible, le gouverneur de la banque centrale a persisté jusqu’à la mise en place de la flexibilité du dirham en janvier 2018.
Ces derniers mois, le FMI est revenu à la charge, demandant au Maroc d’accélérer la deuxième phase de la réforme du régime de change. Mais Jouahri n’apprécie pas qu’on touche à son calendrier. « Nous leur avons dit que nous ne partageons pas leur point de vue », a-t-il déclaré, avant de marteler : « Nous ne sommes pas sous le diktat du FMI. »
Abdellatif Jouahri a démontré que le passage par le département des finances était un atout important
Le roi Mohammed VI devra statuer sur le renouvellement des instances dirigeantes de Bank Al Maghrib avant le Conseil du mois de mars prochain. « Il lui appartiendra de nommer quelqu’un d’autre, ou de me reconduire », a déclaré Abdellatif Jouahri lors de son dernier point de presse.
Mais si ce devait ne plus être lui, qui pourra remplacer cette forte tête à la direction de Bank Al Maghrib ? La liste des successeurs possibles n’est pas longue. « Il ne faut pas qu’il, ou elle, soit politisé. Et Abdellatif Jouahri a démontré que le passage par le département des finances était un atout important, énumère notre banquier. Son successeur devra être capable d’analyser froidement l’économie locale tout en ayant la capacité de voir venir les chocs extérieurs.
Autrement dit, ce n’est pas de sitôt qu’on trouvera un bon remplaçant. » Les noms de Mohamed Benchâaboun, l’actuel ministre des Finances, et d’Ahmed Rahhou, ancien président du Crédit immobilier et hôtelier et actuel ambassadeur du Maroc auprès de l’Union européenne, circulent. Mais, pour l’heure, Abdellatif Jouahri reste bien ancré dans son fauteuil de gouverneur.
Itinéraire d’un expert
• 1939 – Naît à Fès
• 1981 – Prend la tête du ministère des Finances
• 1986 – Devient le PDG de BMCE Bank
• 2003 – Est nommé gouverneur de Bank Al Maghrib
• 2017 – Lance la réforme du régime de change
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