[Tribune] Côte d’Ivoire : autisme politique
Traumatisés par la présidentielle de 2010 et par la crise qui a suivi, certains voient dans la surenchère verbale des politiques ivoiriens d’aujourd’hui une réminiscence des tragédies d’hier, et redoutent que l’histoire ne se répète. Cette crainte n’est pas forcément fondée, estime le sociologue Francis Akindès.
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Francis Akindès
Sociologue, professeur à l’Université Alassane-Ouattara, à Bouaké (Côte d’Ivoire)
Publié le 28 octobre 2019 Lecture : 3 minutes.
En Côte d’Ivoire comme ailleurs, les politiques manient volontiers l’outrance, et, face aux milliers de partisans venus l’acclamer, le 19 octobre à Yamoussoukro, Henri Konan Bédié s’en est donné à cœur joie. Le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) a été traité de « nain hypophysaire » comparé au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), la présidence d’Alassane Ouattara a été qualifiée de « dictature rampante », alors que le PDCI, lui, n’aurait fait « que bâtir et construire sans verser une seule goutte de sang »…
La prochaine élection présidentielle aura lieu dans un an, et Henri Konan Bédié est monté sur le ring, sans retenir ses coups. Il s’est bien gardé de dire s’il serait lui-même candidat, mais il a dosé la charge contre celui qui fut, tour à tour, un ennemi politique, puis un « petit frère » bien-aimé à la faveur d’un « tout sauf Gbagbo » de circonstance, puis de nouveau un adversaire. Et puisqu’il sait que le RHDP compte mettre en avant son bilan économique, il s’est appliqué à vilipender « un système mafieux, opaque et clientéliste » et à moquer « le bitume biodégradable » des routes construites ces dernières années.
Dramaturgie préélectorale
Soyons honnêtes. L’agressivité exprimée ce jour-là n’est pas à sens unique. Le RHDP ne ménage pas non plus ses adversaires, et l’on assiste, de part et d’autre, à une véritable surenchère. Doit-on s’en inquiéter ? Pas à ce stade. Les politiques ivoiriens sont dans une dramaturgie typiquement préélectorale où chacun tient le rôle qui doit être le sien, selon qu’il est dans une logique de conservation ou de conquête du pouvoir.
Traumatisés par la présidentielle de 2010 et par la crise qui a suivi, certains voient dans les excès d’aujourd’hui une réminiscence des tragédies d’hier et redoutent que l’histoire ne se répète. Cette crainte n’est pas forcément fondée. Les douze mois qui viennent nous réserveront sans doute des surprises, mais la configuration n’est pas la même qu’il y a dix ans. La violence sous-jacente de l’époque s’était construite dans la durée, bien en amont du scrutin, ne l’oublions pas.
Aujourd’hui, la bataille politique ne s’est pas déplacée dans la rue – du moins pas encore. On ne peut pour autant pas en déduire que cette pièce de théâtre dans laquelle chacun montre les muscles sera sans conséquences.
D’abord parce que personne ne paraît craindre de réveiller les antagonismes régionaux, la base électorale du RHDP se situant, pas uniquement mais pour l’essentiel, dans le nord de la Côte d’Ivoire, alors que celle du PDCI et du Front populaire ivoirien (FPI), auquel il rêve de s’allier, est plutôt à chercher dans le sud. Personne ne paraît se rendre compte de l’incroyable appauvrissement de l’offre politique qu’induit ce marketing des identités primaires.
Une bataille de « vieux »
Mais le plus grave à mes yeux est sans doute que nos hommes politiques sont englués dans le passé. Il fallait voir Henri Konan Bédié invoquer le nom de Félix Houphouët-Boigny, revendiquer une nouvelle fois son héritage, tenter de l’arracher à des adversaires qui se le seraient indûment approprié en se baptisant « rassemblement des houphouëtistes ».
Mais savent-ils seulement, les uns comme les autres, que la majorité de ces Ivoiriens pour lesquels ils prétendent se battre connaissent à peine Houphouët-Boigny ? Que 77,3 % de la population ivoirienne a moins de 35 ans et que nombreux sont ceux qui n’ont connu que Laurent Gbagbo ?
La commission électorale s’inquiète du fait que 3,9 % seulement des personnes âgées de 18 à 24 ans se sont inscrites sur les listes électorales. N’est-ce pas le signe qu’elles veulent se tenir à distance d’une élection assimilée à une bataille de « vieux » qui n’ont le souci ni de leur présent ni de leur avenir ?
Nos politiques souffrent de vivre ainsi en autarcie. Certains parmi vous me reprocheront la sévérité du constat. Mais la vitesse à laquelle les alliances se nouent et se dénouent (Alassane Ouattara et Guillaume Soro, Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo, bientôt peut-être Laurent Gbagbo et Guillaume Soro) est une preuve supplémentaire que nos élus, tous atteints par le même autisme politique, se sont coupés de la réalité.
Soyons-en convaincus : cet entre-soi cultivé à l’excès ne nous et ne leur apportera rien de bon. Évitons d’en rajouter à la psychose qui commence à naître dans la société ivoirienne en mémoire du traumatisme de la crise de 2010.
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