Dans le secret des Rotary, lieux de rencontres privilégiés de l’élite africaine

Creusets du pouvoir politique et économique, ils nourrissent bien des fantasmes. Car leurs membres, au-delà de l’action caritative, ont surtout l’assurance de frayer avec ceux qui comptent… Bienvenue au club ! 

Sur l’avenue Amilcar-Cabral, à Bissau. Les Rotary comptent 35 000 membres en Afrique. © Pierre GLEIZES/REA

Sur l’avenue Amilcar-Cabral, à Bissau. Les Rotary comptent 35 000 membres en Afrique. © Pierre GLEIZES/REA

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Publié le 4 novembre 2019 Lecture : 9 minutes.

La nuit est déjà tombée sur Abidjan quand des berlines aux vitres teintées et des 4×4 rutilants se garent sur le bas-côté du boulevard de Marseille, à l’extrémité sud de la ville. Dans la pénombre, leurs occupants s’engouffrent à l’intérieur du Wafou. Cet hôtel prisé, situé le long de la lagune, est l’un des établissements historiques de la capitale économique ivoirienne. Le week-end, les familles viennent profiter de sa grande piscine ; en semaine, les hommes d’affaires y boivent un verre ; et ce mardi soir, comme tous les mardis, arrive une quarantaine de personnes.

Il est 19 heures précises. À l’entrée de l’établissement, une roue vingt-quatre fois dentelée donne un indice : ce sont les membres du club Rotary. Il y a là un avocat en vue, un pharmacien, un médecin, des employés d’agences des Nations unies déployées dans le pays ou encore une sénatrice. Des happy few qui suscitent autant de craintes que d’envies. « On ne boit pas de sang et on ne dépèce aucun cadavre », rit l’un des membres. Riches, bien nés et puissants : les Rotary sont une machine à fantasmes. C’est la rançon du secret et de l’entre-soi.

Marie-Irène Richmond, responsable du district de Bietry, à Abidjan, en octobre. © Issam Zejly pour JA

Marie-Irène Richmond, responsable du district de Bietry, à Abidjan, en octobre. © Issam Zejly pour JA

Les États ne peuvent pas tout faire, alors nous faisons notre part

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Pourtant, ici, il n’y a rien à cacher, jure-t-on. Ni pratique occulte ni religion. On ne fomente pas non plus de complot et l’on n’imagine aucun coup d’État. « Nous nous engageons au Rotary par goût des autres. Les États ne peuvent pas tout faire, alors nous faisons notre part », explique Marie-Irène Richmond. Cette petite dame au visage rond et aux yeux vifs est l’une des figures du Rotary en Côte d’Ivoire.

Un jour, elle s’active pour distribuer des kits scolaires, le lendemain, pour vacciner des enfants. Mais son grand combat, c’est la lutte contre la polio, dont elle peut parler durant des heures. À l’entendre, le Rotary n’est qu’un club de gens fortunés très généreux, prêts à dépenser sans compter pour aider les moins chanceux.

Le « club des ministres »

Son club, le Rotary-Bietry, du nom du quartier chic dans lequel il est installé, n’est pourtant pas tout à fait comme les autres. Il a même un surnom, « le club des ministres ». Dans ses rangs, il compte trois membres du gouvernement, un record dans le pays : Claude Paulin Danho, le ministre des Sports, qui ne rate jamais une réunion, Mariatou Koné, la ministre de la Solidarité, et Bruno Koné, le ministre de la Construction. Le premier est un ami de longue date du dernier, et son parrain au Rotary : dans le club service, on entre uniquement par cooptation.

Bruno Nagabane Koné, ministre des Postes, des techniques de l'information et de la communication en Côte d’Ivoire. © Vincent Fournier/Jeune Afrique

Bruno Nagabane Koné, ministre des Postes, des techniques de l'information et de la communication en Côte d’Ivoire. © Vincent Fournier/Jeune Afrique

Le Rotary permet parfois de construire une carrière. Marie-Irène Richmond en a gravi tous les échelons, du Rotaract (le Rotary pour les jeunes) jusqu’à l’une des plus hautes fonctions : le poste de gouverneur de district. Le district 9101, qu’elle a dirigé, couvre l’Afrique de l’Ouest, de la Guinée-Bissau au Sénégal, en passant par la Gambie et le Mali.

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Marie-Irène Richmond doit beaucoup au Rotary. « Le caritatif ? C’est l’arbre qui cache la forêt ! » reconnaît un autre membre du Rotary-Bietry. Cette femme distinguée a commencé sa carrière chez Pernod Ricard, en 1989. Elle y est entrée grâce au patron du groupe en Afrique. Il s’appelait Philippe Cren et était un éminent membre du club Rotary-doyen [dans chaque pays, les clubs nommés « doyens » sont les premiers instaurés] à Abidjan.

Dans les années 1990, il fallait être le meilleur dans son domaine pour intégrer le Rotary

Ensuite, elle a rejoint Sifcom, le plus grand groupe privé ivoirien. L’homme qui la débauche, c’est Alain Bambara, directeur général de l’entreprise et membre du Rotary. Récemment, pour trouver Marie-Irène Richmond, c’était au ministère de l’Économie numérique qu’il fallait aller. Conseillère technique, elle avait été choisie… par Bruno Koné, l’un des ministres de Bietry. L’hyperactive a désormais quitté son petit bureau dépouillé : en avril, elle a été nommée sénatrice par le président Alassane Ouattara. « Au Rotary, avant d’aider les autres, on s’aide soi-même ! » persiflent les mauvaises langues.

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« La crème de la crème »

Ministres, directeurs de cabinet, notaires de chefs d’État, patrons de grandes entreprises, médecins, avocats, banquiers, généraux… Partout en Afrique, les rotariens se ressemblent. « C’est la crème de la crème ! » résume Protais Ayangma Amang. Cet ancien gouverneur emblématique du district Afrique centrale, également assureur et figure du patronat camerounais, se souvient du temps où, jeune trentenaire, il est entré au Rotary.

« Dans les années 1990, il fallait être le meilleur dans son domaine pour intégrer le club », explique-t-il. Le cercle est alors si select que Protais Ayangma Amang en fait lui-même les frais : « Quand je suis arrivé, il n’existait que le club Douala-doyen, mais les effectifs commençaient à augmenter. Il a donc été décidé de créer un deuxième club, Douala-estuaire. Comme personne ne souhaitait quitter le Doyen, un tirage au sort a été instauré pour désigner ceux qui partiraient à Estuaire. Et devinez quoi ? Les plus jeunes ont tous été tirés au sort. Un sacré hasard ! Mais aujourd’hui, tout cela s’est démocratisé. »

Lions Club, Kiwanis, Inner Wheel… Les clubs services sont légion, mais le Rotary reste le plus prestigieux. Sur 1,2 million d’adhérents à travers le monde, 35 000 sont en Afrique. Pour assister aux réunions régionales, ils doivent prendre l’avion et voyager, parfois loin. Des coûts à ajouter à la cotisation annuelle (600 euros en moyenne) et aux participations aux dîners et aux galas. L’assurance que le club service reste réservé à une certaine élite.

Créé au début du XXe siècle à Chicago par l’Américain Paul Harris, le Rotary a des règles bien définies : on y entre par cooptation, chaque club ne compte le représentant que d’un seul corps de métier, et toutes les décisions s’y prennent à l’unanimité. Le Rotary gagne le continent en arrivant à Johannesburg, et le premier pays francophone à ouvrir un club est le Sénégal, en 1939, mais il reste encore aujourd’hui bien plus implanté en Afrique anglophone. L’ambition initiale est de faire le bien autour de soi, chaque action devant répondre à quatre questions : « Est-ce vrai ? Est-ce juste ? Est-ce source de bonne volonté et d’amitié ? Est-ce équitable et bénéfique pour chacun ? »

Protais Ayangma Amang, ancien gouverneur emblématique du district Afrique centrale. © DR

Protais Ayangma Amang, ancien gouverneur emblématique du district Afrique centrale. © DR

Conflit de générations

À l’époque, les colons constituent la majorité des effectifs, puis les métis et les Libanais y font leur entrée, avant que les Africains les plus haut placés y prennent toute leur place. On y croise du beau monde. Au Cameroun, l’une des grandes fortunes du Rotary s’appelait Saleh Azar. Le businessman libanais recevait dans son restaurant Le Marseillais, à Yaoundé, un haut lieu des rendez-vous mondains frança­fricains et camerounais.

Sa fille, Élise, fit un très joli mariage avec un neveu de Paul Biya, le député Bonaventure Mvondo Assam. Elle a aussi été la meilleure amie de Chantal Biya. C’est d’ailleurs lors d’un de ses anniversaires, dans les années 1990, que la future première dame a rencontré son époux… Grâce au Rotary, on fait les rencontres d’une vie.

Mais derrière les bons sentiments émerge souvent la soif de pouvoir. « On a parfois confondu le fait d’être le meilleur avec celui d’être le plus puissant », regrette un adhérent congolais. « Beaucoup y entrent pour faire du réseautage, renchérit Franck Ndjimbi, opposant gabonais et figure du Rotary. Certains y voient l’antichambre de la franc-maçonnerie et la première marche vers le sommet de l’État. »

Cherchez le rotarien haut placé et vous trouverez le franc-maçon

Souvent assimilés aux grandes loges, les Rotary assurent ne pas cultiver l’art des rites et du mysticisme. « Cela n’a rien à voir ! » s’exclame Protais Ayangma Amang. À la fois rotarien et franc-maçon (il a été grand maître du Grand Orient et Loges unis du Cameroun), il reconnaît néanmoins que, de l’un à l’autre, « on se coopte ». « Cherchez le rotarien haut placé et vous trouverez le franc-maçon », s’amuse un ancien rotarien et franc-maçon ivoirien.

Ces dernières années, ce tout petit monde a été contraint de s’ouvrir un peu. Il s’est féminisé et rajeuni. Il est aussi devenu un réseau constitué majoritairement d’hommes d’affaires. Les grandes multinationales paient volontiers à leurs employés haut placés leur cotisation.

« Je suis entré au club alors que je travaillais pour la société d’informatique Bull, raconte le ministre ivoirien Claude Paulin Danho. Cela m’a permis de connaître immédiatement d’autres chefs d’entreprise. Ils deviennent vos amis, vous les tutoyez et cela aide pour les affaires. » Entre deux sociétés, il n’est pas rare qu’un rotarien choisisse celle d’un autre membre du club pour octroyer un marché, parfois au détriment de la qualité du dossier, affirment plusieurs sources. C’est aussi cela, l’entraide rotarienne.

Victimes de leur succès 

Mais l’omniprésence des jeunes entrepreneurs n’est pas du goût de certains historiques. « Auparavant, il fallait être directeur général, pas adjoint », regrette Protais Ayangma Amang. Marie-Irène Richmond se souvient avec nostalgie de ces années pas si lointaines où le Rotary ivoirien comptait en ses rangs plusieurs diplomates, dont l’ambassadeur des États-Unis ou celui de la Suisse. « Aujourd’hui, il n’y en a plus aucun, déplore-t-elle. La quantité, c’est bien. Mais où est la qualité ? »

Les Rotary seraient-ils victimes de leur succès ? Plus ouverts, ils sont aussi moins prestigieux. Il est loin le temps où, comme Cheickna Sylla, le notaire de Félix Houphouët-Boigny, les gouverneurs de Rotary détenaient les secrets des hommes les plus puissants du continent. C’était aussi l’époque où, comme l’Ivoirien Pierre Yangni N’da, directeur de cabinet d’Henri Konan Bédié, ils côtoyaient de futurs présidents ; où, comme François Sengat Kuo au Cameroun, ils étaient secrétaires généraux des partis au pouvoir ; où, comme Sadou Hayatou, ils devenaient Premier ministre… Il n’y a guère plus qu’aux clubs doyens que l’on trouve l’aristocratie, la vraie.

Laisser la politique à la porte

Les pouvoirs en place aiment malgré tout garder un œil sur ces réseaux parallèles. « Un gouverneur de district du Rotary sera rarement un grand opposant », glisse un fin connaisseur. La politique, mieux vaut la laisser à la porte, surtout lorsque l’on est dissident. En Côte d’Ivoire, Louis-André Dacoury-Tabley, longtemps « frère » de Laurent Gbagbo, a préféré quitter le Rotary lorsque le Front populaire ivoirien (FPI) est sorti de la clandestinité, dans les années 1990, pour mener l’opposition à Houphouët-Boigny. « J’aurais fait du tort aux autres adhérents », explique-t-il aujourd’hui.

Au Gabon, Franck Ndjimbi a choisi de se mettre en retrait. « Je reviendrai quand je serai au pouvoir, comme cela je ne gênerai plus », jure-t-il. Pour nos ministres ivoiriens, pas question en revanche de lâcher leur fauteuil. « Au contraire, c’est une grande fierté, cela nous donne bien plus de moyens ! » se défend Claude Paulin Danho.

Preuve que l’ombre des pouvoirs continue de planer sur les Rotary africains, le vice-président ivoirien, Daniel Kablan Duncan, et Amadou Gon Coulibaly, Premier ministre et dauphin présumé d’Alassane Ouattara, ont tous les deux été distingués par le club.

Au Gabon, Omar Bongo Ondimba en était même président d’honneur. En 2010, certains membres voulurent offrir pareille distinction à son fils, Ali Bongo Ondimba. Mais l’initiative fit grincer des dents. Aimable et distinguée, une fronde interne a fait échouer le projet. Comme une ultime audace. Signe que parfois, même l’homme le plus puissant d’un pays ne peut contrôler les Rotary.

Le Burkina, pays des Lions

Il y a parfois des exceptions. Au Burkina Faso, le plus couru des clubs services n’est pas le Rotary, c’est son principal concurrent : le Lions Club. En 1961, il est le premier à s’implanter dans le pays, à Bobo-Dioulasso, et rencontre un franc succès auprès de l’élite burkinabè. « Les adhésions ont suivi, car les gens estiment qu’en nous rejoignant ils ont accès à un réseau, et donc une carrière et de l’argent », explique l’un des membres. Si bien qu’avec 1 350 Lions en 2019, le Burkina Faso représente désormais à lui seul un district du réseau.

Son club le plus courtisé est Ouagadougou-Étoile, qui se réunit à l’hôtel Azalaï. On y retrouve traditionnellement de hautes personnalités politiques, directeurs de cabinet et ministres. Alpha Barry, le ministre des Affaires étrangères, ou encore Zéphirin Diabré, candidat malheureux à la dernière élection présidentielle, en font partie.

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