De la Tunisie à l’Arabie saoudite : les réseaux sociaux, outils incontournables de la propagande étatique
Les révolutions de 2011 avaient été favorisées par l’émergence des réseaux sociaux. Huit ans plus tard, c’est au tour des États de mettre à profit ces nouveaux outils d’influence. Pourrir les débats, simuler l’adhésion populaire, harceler les contestataires et, pourquoi pas, susciter des tensions entre États : les « mouches » du web n’ont ni frontière physique ni limite éthique.
À malin, malin et demi… Huit mois après le début du Hirak algérien, les autorités – souvent brocardées pour leur communication plus soviétique 2.0 – semblent cette fois prendre le taureau électronique par les cornes pour imposer la présidentielle du 12 décembre. Bienvenue dans la bataille de l’opinion numérique. Sur les réseaux sociaux, les débats font rage entre les marcheurs du vendredi, qui rejettent l’idée même d’un scrutin, et les partisans du régime, qui plaident pour un rendez-vous dans les urnes.
Combien sont-ils dans chaque camp ? Difficile à dire tant le caractère démocratique du débat est sujet à caution. Les discussions sont notamment faussées par une multitude de bots, des robots électroniques, qui se cachent derrière de fausses identités numériques pour donner l’impression d’une masse favorable à telle ou telle position. Le chercheur américain Marc Owen Jones a ainsi analysé une base de 20 000 tweets issus de 5 769 comptes Twitter utilisant les hashtags #LAlgérievote et #Pasenmonnom.
Le premier est utilisé pour soutenir le processus électoral rejeté par les manifestants, le second pour dénigrer le Hirak. Des hashtags destinés, selon Marc Owen Jones, à « donner l’impression d’un soutien à l’appel à voter lancé par les militaires » alors que « le gros de ce soutien a été gonflé par des comptes suspects ».
Onze pages tunisiennes désactivées par Facebook
D’après ses constatations, 12 % des comptes – soit 723 – utilisant ces hashtags ont été créés le même mois. Et 474 d’entre eux ont été créés deux jours avant d’émettre leurs premiers tweets mentionnant un des deux hashtags. Un coup d’œil sur les profils en question laisse peu de doute sur leur nature : ils apparaissent sur les réseaux en 2019, interagissent avec 0 ou très peu d’abonnés, et postent des messages génériques relayés par des comptes aux mêmes caractéristiques.
L’objectif est surtout de déblayer l’espace public en faisant artificiellement monter un mot d’ordre
« Des mouches électroniques », comme les nomment les Algériens. Si la propagande est grossière et facilement identifiable, c’est que « l’objectif est surtout de déblayer l’espace public en faisant artificiellement monter un mot d’ordre », explique le directeur pédagogique de l’École de guerre économique de Rabat, Ali Moutaib. « Il ne s’agit pas simplement de promouvoir une certaine perspective, mais aussi de compliquer l’accès à une information précise dans une mer de désinformation », précise Mohammed Kassab, collaborateur égyptien au DFR Lab, le laboratoire d’analyse numérique du think tank américain Atlantic Council.
C’est peut-être la Tunisie voisine qui a offert aux autorités algériennes un aperçu du potentiel « désinformatif » du web. Car la dernière élection présidentielle a pleinement investi les réseaux sociaux, Facebook en premier lieu. Le 16 mai, le site annonçait ainsi la désactivation de 265 pages et comptes liés à une société israélienne pour comportement inauthentique coordonné, essentiellement en Afrique.
Onze pages tunisiennes se retrouvent dans le lot, dont « Les scandales de Tunisie », « La Voix tunisienne », « Tout sauf Chahed » ou encore « Les parasites de Tunis ». Après une analyse minutieuse de ces pages, Monia Ben Hamadi – pour le site Inkyfada – a déterminé que les 359 contenus qu’elles avaient publiés avaient déclenché 7 870 527 vues…
De Youssef Chahed à Mehdi Jomâa en passant par Abir Moussi ou encore le vainqueur de la présidentielle, Kaïs Saïed, la très dégagiste page « Marre de la politique et des politiciens » assimile par exemple l’ensemble de la classe politique à des fossoyeurs de la Tunisie.
Seule une personnalité échappe à ces foudres numériques : Nabil Karoui. Selon Facebook, c’est la société israélienne Archimedes Group qui serait derrière la création de ces pages. Laquelle se vantait sur son site, avant qu’il ne soit fermé, d’être en mesure de fournir des outils pour « gagner des élections à travers le monde ». Si aucun lien direct n’a pu être établi entre la société israélienne et Nabil Karoui, l’Association pour l’intégrité des élections (Atide) a appelé à la mise en place d’un cadre juridique relatif à la propagande politique sur les réseaux sociaux.
Le royaume chérifien n’est pas davantage à l’abri de ces manipulations 2.0. L’arrestation, le 31 août, de la journaliste Hajar Raïssouni pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage » a ainsi suscité une vague d’indignation en ligne, synthétisée par le hashtag #LibérezHajar.
Auquel répondent, en arabe, les hashtags « Hajar n’est pas au-dessus des lois », « La presse ne veut pas dire l’immunité », partagés par des comptes douteux à quelques minutes d’intervalles. Pour les soutiens de la journaliste, cela ne fait pas de doute : il s’agit de « bots » qui cherchent à faire redescendre la pression autour de l’affaire. Quoi qu’il en soit, le souverain marocain a sifflé la fin de la récré le 16 octobre en graciant la jeune femme.
Épicentre émirati
Mais le Maghreb fait figure de modeste laboratoire pour la manipulation et la désinformation en ligne. Car si l’Afrique du Nord compte nombre de petits soldats du web, les états-majors de ces armées numériques se trouvent dans les très connectés royaumes et émirats du Golfe. « Selon notre enquête, les activités ciblées pour comportement inauthentique par Facebook en août et en octobre étaient dirigées depuis les Émirats, l’Égypte et l’Arabie saoudite, et touchaient tout le monde arabe », révèle Mohammed Kassab.
En Arabie saoudite, c’est le sulfureux Saoud Al Qahtani qui incarne la stratégie en ligne du royaume. Technophile et proche conseiller du prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS), l’homme contrôlerait une armée de twittos, de « bots » destinés à relayer la bonne parole de Riyad, et de trolls, chargés de harceler quiconque critique la politique du royaume.
Parmi ses faits d’armes sur le réseau Twitter, le hashtag #Blacklist (« liste noire »), lancé quelques mois après le blocus contre le Qatar, et qui appelait les twittos à identifier les comptes proches de Doha. « Aucun de ceux qui complotent contre les pays ayant rompu [avec le Qatar] ne sera épargné, même s’il prétend y être obligé. Et les pseudonymes ne seront pas plus épargnés à partir de maintenant », tweete-t-il alors.
Le hashtag, repris par le ministre émirati des Affaires étrangères, Anwar Gargash, se répand comme une traînée de poudre et déclenche une chasse aux sorcières. Aujourd’hui, la campagne s’est étendue aux twittos dont les opinions ne sont pas alignées sur la politique de Riyad.
« C’est de la propagande bête et méchante, constate un spécialiste de la communication en ligne. Le but n’est pas forcément d’atteindre une force de persuasion mais une force d’intimidation. » Le conseiller du prince ne cache pas qu’il s’adonne au troll pendant son temps libre – par exemple contre l’émir du Qatar et son entourage – et répond « De qui suis-je le serviteur obéissant et loyal ? » quand un internaute lui demande pour le compte de qui déploie-t-il cette activité en ligne.
Au début des années 2010, Twitter passait pour le parlement de l’Arabie saoudite, il y avait une certaine liberté de ton, des critiques voilées contre le pouvoir étaient possibles
C’est également lui qui fait appel aux services de Galileo en 2015, une société italienne spécialiste en hacking et en surveillance numérique. Mais les campagnes de harcèlement numérique organisées par Qahtani – « Sa Majesté des mouches », comme il a été surnommé, en référence à son armée de « mouches » sur les réseaux sociaux – connaissent un prolongement dans le monde réel, surtout depuis 2014 et l’avènement du prince héritier Mohammed Ben Salman : plusieurs activistes saoudiens, par exemple l’avocat Walid Abou al-Kheyr, vont ainsi finir derrière les barreaux pour des tweets perçus comme des actes de trahison à l’égard du royaume.
« Au début des années 2010, Twitter passait pour le parlement de l’Arabie saoudite ! reprend Quentin de Pimodan, consultant familier de la twittosphère saoudienne. Il y avait une certaine liberté de ton, des critiques voilées contre le pouvoir étaient possibles. » Le clerc Salman al-Awdah, l’une des personnalités les plus populaires du royaume, est par exemple arrêté en 2017 après un tweet appelant à… la réconciliation des dirigeants du Golfe. Pas du goût de Riyad, qui tente alors de présenter le Qatar comme une menace pour la sécurité régionale.
L’activiste saoudienne Manal al-Sharif, qui a défendu le droit des femmes à conduire, supprime, elle, son compte Twitter en 2018, arguant qu’après l’affaire Khashoggi le réseau est devenu le rendez-vous des « trolls, des voyous et des bots progouvernement payés […] pour intimider et harceler les dissidents ».
Hasard ou non, le milliardaire et membre de la famille royale le prince Al Walid Ben Tallal est devenu, au début d’octobre, le deuxième actionnaire du réseau à l’oiseau bleu, concentrant plus de 5 % du capital entre ses mains. Saoud Al Qahtani, qui est aussi accusé d’avoir eu un rôle prépondérant dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, a, lui, vu son compte suspendu à la fin de septembre.
Espionnage
« Les États arabes ont compris l’importance des réseaux sociaux en 2015-2016, lors du Brexit et surtout de l’élection de Trump, pour lesquels internet a joué un rôle central. Dès lors, de nombreux prestataires de services ont été chargés de mimer l’existence d’une forte base militante », explique le directeur d’une agence de communication en ligne. D’autres sont chargés de l’espionnage de l’activité en ligne des opposants, comme l’israélien NSO, avec qui les autorités saoudiennes et émiraties prennent langue à la faveur de la détente initiée avec l’État hébreu, ou encore Darkmatter et Stealthfalcon, basés aux Émirats.
Abou Dhabi est le point de départ de nombreuses campagnes d’intox en ligne, notamment à destination des pays où les Émirats sont engagés auprès d’un camp, comme en Libye avec Khalifa Haftar. Quelques jours après le début de l’offensive du maréchal sur Tripoli, les journalistes de JA mettent ainsi au jour une série de tweets identiques issus d’une centaine de comptes apparemment français ou anglais, avec 0 ou très peu d’abonnés.
Beaucoup de ces comptes participaient également à des campagnes contre le Qatar et défendaient les intérêts des Émirats
Le tweet « Khalifa Haftar prouve qu’un seul homme suffit pour changer le monde. Juste un homme #LNA #Libya #Tripoli » a ainsi circulé une trentaine de fois parmi des comptes que rien ne reliait à l’actualité libyenne. Et qui ont à ce jour été pour la plupart suspendus par Twitter. « Beaucoup de ces comptes participaient également à des campagnes contre le Qatar et défendaient les intérêts des Émirats. Nous ne pouvons pas attribuer cette campagne libyenne à une entité précise, mais le narratif promu laisse penser que ces comptes sont pilotés par quelqu’un qui est favorable aux intérêts émiratis », précise Kassab.
L’idée : donner le sentiment que des citoyens occidentaux lambda – et a priori désintéressés – soutiennent le maréchal Haftar, qui jouirait ainsi d’une forme de légitimité internationale face à « quelques groupes terroristes », autre élément de langage utilisé par les autorités émiraties et diffusé par ces bots pour désigner le gouvernement de Tripoli et les forces qui lui sont loyales.
« Pour le moment, la plupart des pays arabes ont une approche un peu grossière de la communication sur les réseaux sociaux », constate Ali Moutaib. Qui rappelle le photomontage montrant Mohammed VI brandissant une écharpe « Vous avez le monde, nous avons Tamim [l’émir du Qatar] » au cours de sa visite dans le Golfe en novembre 2017. Relayée par nombre de twittos qataris, elle devait donner le sentiment d’une solidarité marocco-qatarie face à l’Arabie saoudite et ses alliés. « Et éventuellement mettre de l’eau dans le gaz entre le Maroc et l’Arabie saoudite », souffle un familier de la diplomatie chérifienne.
Pourrir les débats, simuler l’adhésion populaire, harceler les contestataires et, pourquoi pas, susciter des tensions entre États : les « mouches » du web n’ont ni frontière physique ni limite éthique. Des désinformateurs professionnels devenus une armée indispensable pour certains pouvoirs autoritaires arabes.
Et Daesh ?
L’organisation terroriste a largement profité de cet espace mondial qu’est internet. Propagande, recrutement, menaces et intimidations : la montée en puissance du groupe après 2013 s’était traduite par une déferlante jihadiste sur les réseaux sociaux. Signe que le monde virtuel n’est pas déconnecté de la réalité du terrain, les défaites en Irak et en Syrie ont coïncidé avec une sérieuse baisse de l’empreinte jihadiste sur le web.
Sans oublier que plusieurs collectifs de citoyens, comme les Français de la Katiba des Narvalos, ont commencé, après les attentats de Paris, à traquer la propagande jihadiste, en particulier sur Twitter. En 2014, la jihadosphère pouvait s’appuyer sur près de 50 000 comptes Twitter de militants ou de sympathisants. Aujourd’hui, le groupe est surtout actif sur la messagerie cryptée Telegram.
Réseaux sociaux : quel lexique pour la guerre du web ?
Bot
Contraction de « robot », le bot désigne un logiciel opérant de manière autonome et automatique. Sa mission principale est d’effectuer des tâches précises de façon répétée. À des fins de communication politique, il peut être programmé pour générer ou relayer des messages orientés, camouflé derrière une personnalité supposément réelle.
Troll
Individu qui « pollue » les réseaux sociaux, généralement sous pseudonyme, avec des contributions excessives, injurieuses ou de nature purement publicitaire. L’un des objectifs principaux du troll : harceler une cible afin de la discréditer aux yeux des autres utilisateurs du réseau social.
Astroturfing
« L’ensemble des techniques, manuelles ou algorithmiques, permettant de simuler l’activité d’une foule dans un réseau social », selon la définition du spécialiste des médias sociaux Fabrice Epelboin dans Les Inrocks en 2017. L’idée est de donner l’impression d’une adhésion massive à une initiative « en réalité montée de toutes pièces par un acteur souhaitant influer sur l’opinion ».
Click-farm
Littéralement « ferme à clics ». Ensemble d’individus interagissant frauduleusement avec un réseau social pour booster artificiellement le statut d’un client, d’un produit ou d’une opinion. Concrètement : des internautes reçoivent de petites sommes pour « liker » et partager du contenu afin de simuler un engagement et le rendre plus visible aux autres internautes.
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