En Tunisie, « c’est la fin des petits arrangements entre chefs »

Au lendemain des élections législatives et présidentielle d’octobre, la politologue tunisienne Khadija Mohsen-Finan explique pourquoi ces scrutins vont profondément bouleverser le paysage politique.

Le candidat Kaïs Saïed en campagne à Tunis, le 10 septembre. © FETHI BELAID/AFP

Le candidat Kaïs Saïed en campagne à Tunis, le 10 septembre. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 15 novembre 2019 Lecture : 5 minutes.

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La Tunisie en pleine révolution culturelle

Au-delà de la lutte contre la corruption et le chômage, de la revitalisation des services publics et de la relance de l’économie, c’est la refonte totale du mode de gouvernance qui est au cœur du projet du nouveau président.

Sommaire

Spécialiste des transitions dans le monde arabe, l’enseignante-­chercheuse à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne –  entre autres – livre aussi son analyse sur les premiers pas du nouveau chef de l’État et sur les perspectives du pays.

Jeune Afrique : Peut-on considérer les scrutins d’octobre comme une nouvelle étape de la révolution tunisienne ?

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Khadija Mohsen-Finan : C’est une nouvelle séquence de la transition, dont les signes étaient décelables bien avant ces élections. Avec la mise à l’écart des deux grands leaders – Béji Caïd Essebsi, qui est décédé, et Rached Ghannouchi, mis en minorité par le Conseil consultatif d’Ennahdha –, la notion de « candidat naturel » disparaît. Au-delà des hommes, aucune formation n’était durablement installée : Nidaa Tounes s’est effrité ; Ennahdha a perdu beaucoup de son électorat au fil des scrutins.

Cette étape marque aussi la fin de la politique des petits arrangements entre chefs qui a prévalu en 2014 et en 2015. Une exigence d’ouverture et de transparence accompagne le rejet d’un jeu fermé. Par conséquent, les formats comme les accords de Carthage ou le dialogue national n’ont plus cours. Autre fait notable : la réapparition d’une jeunesse insatisfaite, qui réclame un changement, une participation à la vie politique et des résultats.

Les Tunisiens ont-ils exprimé autre chose que le rejet et une sanction du système ?

Ils ont exprimé plus qu’un ras-le-bol. Au-delà de la sanction, ils demandent un changement radical dans l’attitude et dans l’offre des politiques et des institutions, assorti de rigueur, de transparence et d’une révision des priorités. Ils sont même prêts à composer avec le conservatisme, à condition que les réponses à leurs attentes et l’efficacité soient là. Les Tunisiens sanctionnent ainsi les modernistes, auxquels ils imputent une certaine légèreté et un laxisme propices aux dérives.

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La proposition de Kaïs Saïed de renverser la pyramide des pouvoirs correspond à ces aspirations, avec une prise en compte du local avant le national, de la vie des gens avant l’idéologie des partis, du national avant l’international, de l’arabité avant la mondialisation. Ce qui est attendu est assez défini.

Béji Caïd Essebsi se posait en sauveur. Kaïs Saïed est perçu comme tel

Le plébiscite de Kaïs Saïed, élu avec plus de 72,7 % des suffrages exprimés, ne marque-t-il pas la rémanence d’une idée du leader-sauveur et d’un attachement au régime présidentiel ?

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On est d’abord dans une culture politique où aussi bien Bourguiba que Ben Ali ont été des sauveurs. Malgré un régime semi-parlementaire, la figure du président de la République élu au suffrage universel compte, à tel point que la suggestion de Béji Caïd Essebsi, en 2017, de présidentialiser le régime n’a pas été mal perçue. En Tunisie, l’autorité de l’État passe par un homme, beaucoup plus que par une assemblée.

Ces aspects expliquent les attentes à l’égard de Kaïs Saïed, dont le discours a remobilisé la jeunesse. On n’aime pas modérément quelqu’un qui oppose le peuple aux élites, on le plébiscite. Béji Caïd Essebsi se posait en sauveur. Kaïs Saïed est perçu comme tel. Cette rupture et ce rejet de l’élite disent un populisme qui réfute la volonté de sauver la Tunisie par le haut. En réactivant le slogan « le peuple veut », Saïed considère comme marginalisés les jeunes et le peuple, dont le système n’a pas tenu compte depuis 2011.

À cet aspect démagogique s’ajoute un pragmatisme qui adhère aux attentes de la Tunisie profonde. Kaïs Saïed assure aussi que le peuple est vertueux, sage. Que la démocratie a été trahie, confisquée. Et, avec ses positions sur la Palestine, il y ajoute une part de national-populisme. Il est dans un élan lyrique sur la Palestine mais devient politique avec l’Algérie, car il sait que la profondeur stratégique de la Tunisie, c’est l’Algérie.

Tout ce qui était idéologique – la liberté, la place des femmes – est perçu comme une perte de temps

La classe politique dite progressiste est-elle définitivement mise hors jeu ?

Tous les partis opposants à Ben Ali ont été balayés. D’autres formations aussi, dont Nidaa Tounes, qui était conjoncturel. Mais les modernistes restent dans le jeu : Qalb Tounes, Tahya Tounes, le Parti destourien libre ont des députés et ne sont pas quantité négligeable. Il va falloir composer avec eux et avec une société civile dont une grande partie est plutôt progressiste. Cependant, le modernisme n’est plus porteur. Même ceux qui ont soutenu Qalb Tounes n’ont pas osé le dire… L’ordre des priorités s’est inversé. Tout ce qui était idéologique – la liberté, la place des femmes – est perçu comme une perte de temps.

Le contenu des propositions populistes suffira-t-il à satisfaire les citoyens ?

Avec l’idée qu’un mandat peut être soumis au contrôle et être retiré, on voit que les urnes ne sont pas tout, qu’un élu n’est jamais livré à lui-même au cours de son mandat, et, là, on est dans la démocratie. Ce que propose Kaïs Saïed n’est pas un programme mais une méthode qu’il va falloir traduire dans la vie politique, tout en composant avec sa fragmentation actuelle. Il va falloir trouver une plateforme opérationnelle pour l’exécutif, et contourner cet écueil entre le législatif et le politique, qui freine la mise en place des réformes.

Mais il ne suffira pas de définir des axes et d’appliquer des programmes de politiques publiques pour redresser la situation. Il y aura une confrontation avec la réalité, en matière de ressources humaines et financières. Les grands acteurs sociaux, l’administration, les acteurs économiques ne vont pas non plus faire de cadeaux, alors que la priorité est de réduire les fractures politique et territoriale, mais aussi numérique.

Les acquis de la Tunisie sont-ils menacés ?

En votant pour Saïed, les citoyens ont pensé que l’on pouvait composer avec le conservatisme. Le contexte actuel est trop fragmenté pour envisager d’aller loin en mettant en avant les idéologies. Kaïs Saïed est un homme de droit, il ne va pas aller à l’encontre des principes qu’il a largement évoqués, mais il peut se tourner vers le sociétal, faute de ressources ou s’il ne peut avancer au niveau politique. Rien n’est définitivement acquis. C’est à la société civile de résister, de se montrer vigilante, de poser les limites à ne pas franchir.

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