En Israël, le Printemps des partis arabes

Malmenés par Netanyahou, les « Palestiniens de l’État hébreu » ont opté avec succès pour l’unité. Et tentent de concilier aspirations identitaires et volonté de participer à la gestion du pays. Analyse.

Ayman Odeh (debout) avec 
des députés arabes en grève 
de la faim pour protester contre la hausse des crimes envers leur communauté, le 4 novembre,
à Jérusalem. © ABIR SULTAN/EPA/MAXPPP

Ayman Odeh (debout) avec des députés arabes en grève de la faim pour protester contre la hausse des crimes envers leur communauté, le 4 novembre, à Jérusalem. © ABIR SULTAN/EPA/MAXPPP

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Publié le 15 novembre 2019 Lecture : 5 minutes.

Au début d’octobre, des cortèges désordonnés ont sillonné de longues semaines durant les villages du Wadi Ara, bloquant par intermittence les axes routiers dans le nord d’Israël. Une foule nombreuse, stimulée par les appels à la grève des responsables du secteur arabe. Quand ils n’avaient pas de pancartes, les manifestants agitaient indistinctement drapeaux noirs et drapeaux palestiniens, tels des symboles du deuil et de l’abandon. L’expression d’une colère impuissante face à une criminalité endémique, aggravée, selon eux, par l’inaction des autorités israéliennes.

Depuis janvier, plus de 75 personnes ont trouvé la mort dans des règlements de compte, et près de 1 400 en vingt ans. « Nous n’oublions pas notre agenda national et restons solidaires de nos frères de Gaza et de Cisjordanie. Seulement, notre communauté souffre, et il est temps de nous concentrer sur d’autres problématiques », affirme Iman Khatif Yassin, première femme candidate de Ra’am, parti proche de la mouvance islamiste. « J’exhorte la population juive à se joindre à notre lutte contre les armes illégales », renchérit Ayman Odeh, 44 ans, chef du parti Hadash, d’obédience communiste.

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Si Khatif et Odeh incarnent deux courants idéologiques, l’un comme l’autre se retrouvent au sein de la désormais incontournable Liste unifiée (Al-Qaimah al-Mushtarakah), coalition hétéroclite fondée en 2014 pour contourner la loi visant à faire disparaître les petits partis arabes de l’arène politique. En obtenant que le seuil d’éligibilité à la Knesset passe de 2 % à 3,25 %, l’ultranationaliste Avigdor Lieberman, instigateur du texte, était loin d’imaginer qu’il provoquerait le résultat inverse de celui recherché.

À l’issue des législatives du 17 septembre, la Liste unifiée est devenue la troisième force politique de la Knesset

À l’issue des législatives du 17 septembre, la Liste unifiée est devenue la troisième force politique du pays avec désormais 13 représentants au Parlement. Étonnamment, alors qu’ils restent perçus comme étant une cinquième colonne par une frange de l’opinion juive, les députés arabes peinent à susciter ­l’adhésion de la minorité qu’ils représentent – 1,8 million de personnes, majoritairement musulmanes, soit 20 % de la population de l’État hébreu. Parmi les griefs que ces derniers leur adressent, celui de privilégier un rôle de trouble-fêtes dans la vie politique israélienne au détriment des préoccupations socio-économiques que rencontrent les « Palestiniens d’Israël ».

Potentiel électoral

Selon un récent sondage de l’Institut pour la démocratie israélienne, 65 % des citoyens arabes se disent mécontents de leurs dirigeants et 75 % souhaitent les voir intégrer un futur gouvernement. « C’est bien plus qu’un simple désir », relève Mohammad Darawshe, figure de proue du rapprochement entre sociétés juive et arabe. « Ils parlent hébreu et, malgré des écarts encore abyssaux, sont de plus en plus intégrés dans le marché du travail, y compris les femmes. Certains s’enrôlent dans la police alors qu’auparavant un tel acte était considéré comme une trahison. »

Cela fait dix ans que la droite israélienne tente de nous marginaliser

Sur fond de rupture avec son leadership, l’électorat arabe s’est pourtant davantage mobilisé en septembre qu’en avril, lorsque s’était jouée la première manche des législatives. Cette fois, la participation a atteint 60 %, apportant quelque 470 000 voix à la Liste unifiée.

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« Cela fait dix ans que la droite israélienne tente de nous marginaliser. Ses agissements ont favorisé l’émergence d’un nouveau bloc, analyse Darawshe. En maximisant notre potentiel de votants, nous pourrions aisément doubler nos représentants à la Knesset. Il nous faudrait maintenant être la caution d’un gouvernement de centre gauche pour peser. » Ayman Odeh, chef de file de la Liste unifiée, y voit aussi l’occasion de régler ses comptes avec Benyamin Netanyahou.

Comme nombre de ses pairs, il accuse le Premier ministre de racisme et de discriminations répétées, ainsi la « loi sur l’État-nation », votée en juillet 2018 et qui omet de mentionner le mot « égalité » entre tous les citoyens d’Israël. Le natif de Haïfa lui pardonne encore moins d’avoir cherché à imposer l’installation de caméras à l’intérieur des bureaux de vote des localités arabes, avant que la Cour suprême n’intervienne en défaveur de « Bibi ».

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C’est par le rejet de Netanyahou ­qu’Ayman Odeh a justifié son choix de soutenir le candidat centriste Benny Gantz, qu’il a rencontré à la fin d’octobre. L’ancien général, à la tête de la coalition Bleu-Blanc, est chargé de former un gouvernement après l’échec essuyé par Netanyahou. « Ce pas important doit empêcher Netanyahou d’exercer un nouveau mandat et mettre fin à sa carrière politique », espère Odeh. « Nous sommes la pierre angulaire de cette démocratie. Ses citoyens d’origine palestinienne ne peuvent changer seuls le destin d’Israël, mais plus aucun changement ne peut se faire sans notre aval », affirmait-il quelques jours après les élections.

Crise de leadership

Jugée courageuse et historique, applaudie par la gauche israélienne, la position d’Odeh est pourtant loin de faire l’unanimité au sein d’une liste qui compte des mouvements ouvertement antisionistes. « Demandez à un seul Arabe de ce pays s’il souhaite rejoindre un gouvernement d’occupation, un gouvernement dont le budget est consacré à l’occupation et au blocus de Gaza, et sa réponse sera non », ironise la néodéputée Heba Yazbak, du parti Balad, connu pour ses positions ­favorables au boycott et à la lutte armée.

Pour l’heure, Ayman Odeh est parvenu à dompter les postures militantes émanant de son propre camp. En obtenant que sa formation soutienne un ancien chef d’état-major de Tsahal, artisan de la dernière guerre à Gaza en 2014 (2 000 morts), il brise aussi un tabou et renvoie les dirigeants palestiniens, éternellement divisés sur la ­question du rôle que doivent jouer leurs frères arabes dans le jeu politique israélien, à leur tragique immobilisme.

Nous poursuivrons notre travail en vue d’un avenir meilleur et juste, un combat pour les droits civiques

Car Odeh croit fermement que le résultat sera probant dans tous les cas de figure : il peut devenir la première personnalité arabe à siéger dans un gouvernement israélien… ou prendre les rênes de l’opposition, un statut qui lui permettrait, du point de vue protocolaire, de s’entretenir avec tout chef d’État ou de gouvernement étranger en visite officielle en Israël.

Et d’être convié aux briefings « secret défense » du cabinet de sécurité israélien. Publiquement, aucun leader arabe ne conteste sa légitimité, pas même Ahmad Tibi, qui, en vingt ans, ne sera jamais parvenu à se défaire de son image d’infatigable trublion de la Knesset. Fort de son statut, Ayman Odeh a publié une tribune dans les colonnes du New York Times : « Nous poursuivrons notre travail en vue d’un avenir meilleur et juste, un combat pour les droits civiques enracinés dans notre identité nationale en tant que Palestiniens. Il y a assez de place pour chacun d’entre nous tous dans cette patrie commune, assez de place pour vivre en paix. » Comme une profession de foi.

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