Algérie : entre la rue et le pouvoir, le dilemme des islamistes
Ils revendiquent leur soutien au mouvement de contestation populaire, sans toutefois appeler au boycott de la présidentielle du 12 décembre, imposée par l’armée. Un double jeu risqué ?
Sa longue silhouette frêle, légèrement courbée, ferme le cortège, déjà bien garni, qui fond sur la rue Hassiba Benbouali, après la grande prière du vendredi. Il mêle sa voix fluette au grondement de la foule qui exige le départ du chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah, homme fort du pays depuis la chute d’Abdelaziz Bouteflika, en avril. « On ne veut plus être gouvernés par des militaires », lance Souhil Bennacer, 23 ans, étudiant en management, accompagné d’une dizaine d’hommes, tous plus âgés que lui.
Dans ce groupe, ni banderole ni pancarte. Aucun signe ne trahit l’appartenance au Front de la justice et du développement (FJD), un parti islamiste d’opposition. « Quand on descend dans la rue, nos différences partisanes sont mises de côté pour défendre les intérêts du pays. Ce n’est pas un moment de bataille entre partis, mais le temps de l’unité nationale », glisse le jeune homme, qui n’a manqué presque aucune marche contre le régime.
Depuis le début du soulèvement populaire, en février, les militants islamistes gonflent avec discrétion les rangs de la contestation. Comme les autres courants politiques, ils font profil bas. Les rares à avoir tenté de se démarquer de la foule en relançant de vieux slogans du Front islamique du salut (FIS), tel que « Djazayer dawla islamiya » (« Algérie, État musulman »), ont reçu un accueil glacial.
Les manifestants ont bien conscience que les islamistes avaient réussi à récupérer la colère en 1988
Car le mouvement, populaire et spontané, est farouchement attaché à son autonomie. « Ce mouvement n’a aucune envie d’être récupéré, pas même par des partis islamistes non reconnus », insiste Luis Martinez, politologue et directeur de recherches à Sciences-Po Paris. « Les manifestants ont bien conscience que les islamistes avaient réussi à récupérer la colère exprimée par le mouvement populaire de 1988. Ils ne veulent pas voir leur mouvement pacifique se transformer en capital électoral pour une formation politique, religieuse ou non », explique l’auteur de L’Afrique du Nord après les révoltes arabes.
Climat répressif
À un mois de la présidentielle, qui désignera le successeur d’Abdelaziz Bouteflika, les deux partis islamistes à l’assise populaire importante se rangent du côté de la rue. Laquelle rejette en bloc la tenue d’un scrutin tant que le gouvernement actuel est aux manettes. Sous l’égide d’Abdallah Djaballah, le FJD fait le choix de ne présenter aucun candidat, pointant l’escalade répressive. Amine Saadi, cadre du parti, juge que « le climat politique ne permet pas d’organiser une élection. Le régime n’envoie que des signaux négatifs ».
Dont le renforcement du dispositif policier dans la capitale durant les rassemblements, l’envoi de gendarmes dans les tribunaux pour réprimer la grève de magistrats et la multiplication des arrestations d’activistes et de contestataires depuis septembre. À ce jour, une centaine de manifestants sont en prison, en attente de leur jugement, selon le Comité national de libération des détenus (CNLD).
Nous n’avons aucune garantie que les bulletins dans les urnes seront vraiment les nôtres
Même tonalité du côté du Mouvement de la société pour la paix (MSP), branche algérienne des Frères musulmans. Le parti, qui a longtemps plaidé pour un règlement de la crise politique par un retour rapide aux urnes, sera lui aussi absent de la course présidentielle. Malgré une révision du régime électoral, la formation islamiste modérée considère que les « conditions nécessaires » à la tenue d’une élection transparente ne sont pas encore réunies.
« Les Tunisiens ont réussi à organiser un processus électoral libre. Nous n’en sommes pas encore là. Nous n’avons aucune garantie que les bulletins dans les urnes seront vraiment les nôtres », redoute Abdallah Benadjemia, porte-parole du MSP. L’installation de l’Autorité nationale indépendante des élections (Anie), nouvelle instance chargée de superviser le processus électoral, ne suffit pas à dissiper les doutes. « Qui a nommé Mohamed Charfi à la tête de cette instance ? Noureddine Bedoui. Et par qui a été nommé l’actuel Premier ministre, Bedoui ? Par Abdelaziz Bouteflika. On ne peut pas avoir confiance dans ce processus », assène Benadjemia.
Le risque de fraude électorale sonne comme un prétexte pour Luis Martinez : « Ces partis politiques ont déjà participé à des élections, nationales ou régionales, toutes truquées. Cela ne les avait pas vraiment dérangés… » Pour le chercheur, « le régime algérien n’a jamais cherché la légalité dans les urnes » : « La différence, cette fois, c’est l’émergence d’un mouvement populaire. Les islamistes ne peuvent se permettre, au risque de se couvrir de discrédit auprès des manifestants, de donner à voir un agenda politique différent de celui de la rue. » D’autant qu’après la décennie noire le régime était habilement parvenu à coopter une large partie de la frange conservatrice.
Grand écart
Ancien transfuge de la coalition gouvernementale – l’Alliance présidentielle – qui a soutenu la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, le MSP, passé sous l’autorité d’Abderrazak Makri en 2012, cherche encore à faire oublier ses dix ans de proximité avec le pouvoir. « Makri a besoin de remotiver et de ressouder sa base, renchérit Louisa Dris Aït Hamadouche, politologue et maître de conférences à l’université d’Alger. Et de reconstruire la capacité de persuasion du MSP. » Quelle aubaine, donc, que ce « Hirak » pour une formation – 34 sièges au Parlement – qui cherche aussi à s’affirmer comme la principale force d’opposition sur l’échiquier politique.
Chacun doit pouvoir s’exprimer, soit en s’abstenant, soit en votant pour le candidat de son choix
À la différence du Pacte de l’alternative démocratique, composé notamment du Parti des travailleurs (PT), du Front des forces socialistes (FFS) et du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), et qui appelle au boycott de l’élection, les partis islamistes d’opposition sont écartelés entre deux positions inconciliables : d’un côté, celle du mouvement populaire, qui refuse un scrutin perçu comme un moyen de perpétuer le système hérité des années Bouteflika ; de l’autre, celle de l’armée, qui veut coûte que coûte fermer le chapitre de la contestation par la tenue de l’élection le 12 décembre.
« Chacun doit pouvoir s’exprimer, soit en s’abstenant, soit en votant pour le candidat de son choix », justifie le porte-parole du MSP. Et de détailler : « Nous ne sommes pas radicaux, nous ne disons pas non à tout. Nous ne sommes pas contre les élections, car il faut préserver l’État d’un vide constitutionnel dangereux. Un gouvernement peut tomber, un président démissionner, un parti politique crouler, mais l’État ne doit jamais disparaître. »
Embourgeoisement
Le MSP, locomotive du mouvement de boycott en 2014 contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un quatrième mandat, renoue ainsi avec le positionnement idéologique de son fondateur, Mahfoud Nahnah, théoricien de l’équilibre entre pouvoir et opposition. Une façon de préparer l’après ? « Leur référentiel doctrinal les oblige à garder l’entrisme comme une constante et à se ménager une sortie, explique Louisa Dris Aït Hamadouche. Si les gouvernants parvenaient à imposer leur feuille de route et que l’élection avait effectivement lieu, le MSP garderait l’opportunité de négocier car il n’aura pas adopté une attitude de rupture. »
« Les partis islamistes ont toujours joué sur l’ambiguïté, car ils ne veulent pas risquer la relation “patron-client” qu’ils ont avec le pouvoir, ajoute Dalia Ghanem, chercheuse au Centre Carnegie de Beyrouth, spécialiste de l’islamisme en Algérie. En outre, ils ne veulent pas risquer de perdre le peu de soutien qui leur reste dans certains milieux. »
Les islamistes se sont embourgeoisés depuis leur intégration, en 1995
« Les islamistes se sont embourgeoisés depuis leur intégration, en 1995, au processus politique, poursuit Ghanem. Eux aussi bénéficient de l’argent de la rente et ne veulent pas perdre leurs avantages. » Pour continuer d’exister, ces partis sont contraints de renouveler leur allégeance au pouvoir. « D’autant que la plupart ont été créés à la faveur de scissions au sein de formations importantes, souligne Louisa Dris Aït Hamadouche. Des clones extrêmement fragiles, avec des marges de manœuvre étroites, contraints de se différencier du parti d’origine tout en préservant une proximité avec les gouvernants, dont ils attendent des dividendes. »
C’est le cas d’El-Islah, créé par des dissidents du FJD. Depuis la chute d’Abdelaziz Bouteflika, la formation dirigée par Filali Ghouini s’efforce de défendre la feuille de route de l’armée. « On ne peut plus reporter la tenue d’une présidentielle, la crise politique va empirer, prévient son porte-parole, Ahmed Souahlia. Il est temps de fermer cette parenthèse et de passer à une autre phase. »
Candidat utile
Parmi les candidats à la présidence, Abdelkader Bengrina, ex-ministre du Tourisme, à la tête d’un microparti islamiste. En juillet, l’un de ses députés, Slimane Chenine, a pris la présidence de l’Assemblée populaire nationale (APN). Le chef de file du parti El-Bina considère l’élection du 12 décembre comme le « parachèvement du processus de changement enclenché par la protestation ». Une « caution » islamiste toute trouvée. « À chaque élection, les gouvernants ont veillé à garantir la présence de toutes les obédiences idéologiques. Une façon de légitimer en apparence le vote, de diversifier la base clientèle et d’isoler les opposants. Dans ce contexte, la participation des islamistes est encore plus stratégique », décrypte Louisa Dris Aït Hamadouche, maître de conférences à l’université d’Alger.
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