Fatou Diome : « Les nôtres sont nécrosés dans leurs tiroirs identitaires »

Plaidoyer pour le respect mutuel entre les peuples, le nouveau roman de l’écrivaine franco-sénégalaise est aussi un appel au volontarisme et une dénonciation de la mentalité victimaire.

Fatou Diome – Paris – 22-08-2019 © Damien Grenon pour JA

Fatou Diome – Paris – 22-08-2019 © Damien Grenon pour JA

Clarisse

Publié le 19 novembre 2019 Lecture : 9 minutes.

En septembre 2002, le Joola sombrait au large du Sénégal, emportant avec lui quelque 2 000 vies. Parce que l’on a trop vite oublié cette catastrophe, bien plus meurtrière que celle du mythique Titanic, la romancière franco-­sénégalaise Fatou Diome a voulu redonner voix aux disparus.

Dans Les Veilleurs de Sangomar, elle imagine les naufragés reçus et entourés de chaleur humaine par les ancêtres, dans un ancien lieu de culte animiste considéré comme un sanctuaire. Avec ce roman sur le deuil, Diome s’interroge surtout sur la manière dont les proches des disparus tentent de combler le vide. Poétique et politique, l’ouvrage explore l’intimité de vies disséminées à travers le monde pour ressaisir l’événement dans toute sa densité.

Qu’est-ce qui détermine le degré d’émotion quand se produit une catastrophe ? La couleur de la peau ? Le PIB ?

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Jeune Afrique : Comment est née Coumba, le personnage au cœur de votre roman ?

Fatou Diome : Après le naufrage, j’avais rencontré des veuves, des orphelins, des parents ayant perdu un enfant, des fiancées esseulées… Je me suis demandé comment ils vivaient, comment ils luttaient pour ne pas sombrer à leur tour. Au début, Coumba est tétanisée par la disparition de son mari. Elle a moins de 30 ans, une petite fille de 5 mois, elle n’aurait jamais imaginé se retrouver dans cette situation. En tant que veuve, elle subit une très forte pression familiale, sociale, religieuse. Elle invoque les ancêtres pour retrouver son bien-aimé et, toutes les nuits, le convoque à travers sa plume. Se noue alors un long et intense dialogue entre les époux.

Dans ses propos, on devine votre propre amertume. Par exemple lorsqu’elle déclare qu’aucune ville occidentale n’a réservé de minute de silence aux morts du Joola…

Qu’est-ce qui détermine le degré d’émotion quand se produit une catastrophe ? La couleur de la peau ? Le PIB ? Faut-il appartenir à un pays riche pour compter ? Quand de tels malheurs surviennent en Occident, toute l’Afrique s’afflige, les chefs d’État défilent. La réciproque doit être vraie. Mon livre est un plaidoyer pour le respect mutuel et une égale considération des uns pour les autres.

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Pour Coumba comme pour vous, écrire est un acte transgressif ?

L’écriture est pour Coumba un jardin secret qu’elle entretient pour redonner un sens à sa vie. Quant à moi, c’est par l’écriture que j’essaie de m’extraire de mes chaos intérieurs depuis l’âge de 13 ans. Mes cahiers accueillent mes confidences avec une infinie patience, sans jamais me juger. Il m’arrive d’écrire juste pour hurler mon impuissance. En m’exprimant, je dis ma présence au monde ; c’est fondamental.

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À travers Coumba, vous vous révoltez aussi contre les travers d’un monde qui prive les femmes de leurs libertés…

Je remets en question les traditions qui exigent qu’une veuve reste cloîtrée chez elle plusieurs mois, les religieux obscurantistes qui imposent une pratique intensive de la religion alors qu’eux-mêmes ne connaissent rien ni à la Bible ni au Coran. Je démontre aussi que l’on peut s’extraire de traditions auxquelles on n’adhère pas.

Pourquoi avoir fait intervenir la spiritualité ?

C’est une manière de rappeler que l’Afrique ne commence pas avec l’esclavage et la colonisation, deux tragédies dont on nous rebat les oreilles comme si notre histoire se résumait à cela. Des royaumes ont préexisté. Très structurés, ils se fondaient sur un animisme monothéiste.

L’Afrique ne peut se contenter de répéter que ce sont les autres qui font d’elle ce qu’elle est

Dans tous vos ouvrages, la mer reste présente. Quelle en est la symbolique ?

Il m’a fallu cinq livres pour me rendre compte que la mer était chez moi une obsession. Peut-être parce que c’est une parfaite métaphore de la vie, notamment quand il faut braver les courants, affronter les vagues, trouver la côte paisible où se réfugier. La mer nourrit, emprisonne et tue. Et puis, parfois, c’est par la mer que l’on s’exile, que l’on s’ouvre au monde.

Quelle exilée êtes-vous ?

Je n’en suis pas une. J’ai débarqué en France non pas pour chercher du travail, mais parce que j’étais amoureuse d’un Alsacien. Je fais partie de ces Africains qui ont le privilège d’aller d’un continent à l’autre de leur plein gré. Mon pays s’étend des rives du sud Saloum jusqu’aux bordures du Rhin, et ma vie est un entrelacs de cultures.

Vous créez souvent des néologismes. Comprenez-vous que cela puisse dérouter ?

Un écrivain est un artiste. De la même manière qu’un peintre sélectionne ses couleurs, l’auteur choisit ses métaphores et ses visions mentales pour créer son univers. J’ai un rapport direct, personnel et émotionnel à la langue française, que je remodèle à ma sauce, de simples onomatopées devenant parfois des verbes.

En septembre 2002, à Dakar, face aux photos des victimes du naufrage du Joola. © SEYLLOU DIALLO/AFP

En septembre 2002, à Dakar, face aux photos des victimes du naufrage du Joola. © SEYLLOU DIALLO/AFP

Certains des mots ou des expressions que vous utilisez proviennent-ils de proverbes africains ?

Quand un auteur français blanc crée une belle métaphore, personne ne lui demande s’il réactualise Fénelon ou Anatole France. Si c’est un Africain – pour peu que sa métaphore soit poétique –, elle tient forcément du proverbe et de l’arbre à palabres. Lorsqu’il m’arrive d’emprunter aux proverbes africains, je le signale, de la même manière que je mentionne les références s’agissant de Voltaire. C’est une question de respect, une manière aussi de rendre hommage à ma culture d’origine et à l’éducation que mes grands-parents m’ont donnée.

Sur les réseaux sociaux, certains vous accusent de jouer les toubabs, en raison aussi de votre récent cri d’amour pour la France…

Je vis dans ce pays depuis vingt-cinq ans. Si demain je m’installais en Australie, je penserais à la France et des gens me manqueraient. Je suis triste de voir les nôtres si nécrosés dans leur famille, leur couleur, leur territoire, dans leurs tiroirs identitaires. Ils oublient que plus on maîtrise la culture du lieu où on vit, plus on est respecté.

L’un de vos personnages se demande où va l’Afrique. Le savez-vous ?

C’est à elle de le décider et de s’en donner les moyens. L’Afrique ne peut se contenter de répéter que ce sont les autres qui font d’elle ce qu’elle est. Ce que nous sommes dépend de la façon dont nous nous considérons. Dans mon livre, la génération de Fadikiine, la fille de Coumba, est celle d’une Afrique qui se prépare à changer. Je voudrais en finir avec cette image d’une Afrique supposée impuissante.

Pourquoi tous les débats sur l’Afrique doivent-ils être rattachés aux concepts de néocolonialisme ?

Comment faire ?

Il faut rendre à la jeunesse africaine sa dignité. Elle lui a été confisquée par des politiques et des intellectuels qui l’encouragent à se poser en victime en lui répétant que son avenir est à jamais oblitéré par l’esclavage et la colonisation. C’est un sujet très douloureux pour moi, qui me vaut une volée de bois vert chaque fois que je l’aborde. Ressasser les causes supposées de nos malheurs ne change rien à notre destin. Les Chinois ne multiplient pas des tables rondes à longueur d’années pour se plaindre de l’occupation japonaise : ils rivalisent avec les États-Unis. Tout ce temps perdu à fureter dans nos plaies pour trouver le bon endroit à gratter afin d’avoir encore un peu plus mal, nous pourrions l’utiliser à élaborer des projets de développement.

Il faudrait être amnésique ?

Bien sûr que non, mais jouer les victimes n’a jamais forcé le respect. Croyez-vous qu’un ingénieur camerounais évoluant à l’international a envie de sans cesse s’entendre dire qu’il est une victime de la colonisation ? Il y a parmi mes détracteurs des intellectuels en costume-cravate qui exigent une « décolonisation de la pensée ». Ils vomissent sur la France, mais s’inclinent dès qu’elle leur propose un poste. Ils écrivent des livres, mais n’osent pas en parler, préférant répondre avec un « sourire Banania » aux questions des journalistes… Et ce serait moi, la traîtresse à la cause africaine ? Osons nous affranchir de ces concepts pour aller de l’avant. S’arrêter au milieu du gué en ressassant des discours clivants, c’est s’interdire de créer et de progresser.

Vous ne pouvez nier que des injustices découlent de l’esclavage et de la colonisation…

Pourquoi tous les débats sur l’Afrique doivent-ils être rattachés aux concepts de colonialisme et de néocolonialisme ? La vraie question est celle des déséquilibres mondiaux. L’exploitation, aujourd’hui, c’est du dumping économique. Le non-paiement des impôts qu’organisent les multinationales dans les pays africains est favorisé par la corruption et non par la colonisation. Quand des présidents distribuent des billets de banque pour se faire réélire, ce qui est en cause, c’est l’absence d’éducation et de culture démocratique. Utilisons les mots appropriés pour désigner les injustices.

Boucler le continent comme un zoo qu’on irait visiter à sa guise sans que les Africains aient eux aussi le droit de bouger n’est pas envisageable

Et comment les faire disparaître ?

Sur le continent, une jeunesse debout essaie de s’en sortir. J’ai envie de partager avec elle ce qui m’a fait avancer : les études, la formation, le travail sans répit, la rigueur, le fait de compter en priorité sur soi-même. J’ai été marchande à 12 ans à Dakar, puis femme de ménage et baby-sitter en France. Des solutions existent, il faut être pugnace. Et les plus riches, plutôt que de se faire construire d’énormes villas, d’aligner les épouses et de dépenser des millions en mariages et baptêmes fastueux, devraient participer à la formation de ces jeunes.

L’immigration n’est donc pas une fatalité ?

Il faut apprendre aux jeunes à lutter, où qu’ils soient. Mais boucler le continent comme un zoo qu’on irait visiter à sa guise sans que les Africains aient eux aussi le droit de bouger n’est pas envisageable. Ils doivent pouvoir bénéficier de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. À ce jour, seuls les ressortissants des pays riches en profitent : ils débarquent partout en terrain conquis, le plus souvent sans visa. C’est injuste.

Les Veilleurs de Sangomar, éditions Albin Michel, 336 pages, 19,90 euros

Les Veilleurs de Sangomar, éditions Albin Michel, 336 pages, 19,90 euros

Le rapport des forces ne penche pas en faveur du continent…

Et alors ? Il existe des lois internationales que l’Afrique peut faire appliquer pour servir ses intérêts. Si elle ne peut se permettre de couper les ponts, son estime de soi l’autorise à dire à l’autre, par exemple : « Tu ne profiteras plus de mes ressources sans payer le juste prix. » Ou : « Non, la majorité des immigrés n’est pas originaire d’Afrique subsaharienne. » Le problème, c’est aussi que l’Union africaine se tait, laissant ses États se faire écraser séparément.

Vous désespérez de voir l’Afrique s’unir ?

Comment peut-on prétendre au panafricanisme quand le Sénégalais s’estime supérieur au Camerounais, le Camerounais, au Béninois… Et tous refusent de crever l’abcès. Ils sont d’accord pour hurler leur haine commune de l’Occident, mais quand il faut parler d’une seule voix ils préfèrent aller négocier en catimini. Il faudra un jour tirer les leçons de ces errements.

Extrait

« Les Marseillais tanguaient quotidiennement dans leur douleur et perdaient parfois le nord, mais, lorsqu’ils avaient un moment d’accalmie, leur regard outrepassait leur propre situation. Ils ne souffraient pas seulement de la perte de leur fille, ils songeaient également à leur gendre et se désolaient pour les siens, là-bas, en Casamance. […]

Là-bas, sous les tropiques, où les vaches sont, dit-on, si maigres que le lait arrive en poudre, quand il ne coule pas des mamelles de Nestlé, des vallées suisses aux confins du Sahel ! Là-bas, où le pain est si sec que le beurre vient de Normandie et l’horrible margarine boudée par les gauchos arrive du Brésil par tonnes ! Que penser de cette diplomatie graisseuse ? ­Suffira-t-elle pour huiler les rouages d’un système prétendu mondialisant qui bloque toujours le bien-être à la gare du Nord ? […] Là-bas, à Adiaguediâkh, tout à fait au sud du Sud, si loin de Wall Street et de l’Euronext, mais exactement sous leur joug, comment subsisteraient les parents de Sihalebe ? Eux qui amélioraient leur ordinaire avec les petits mandats de leur dévoué fils, comment survivraient-ils à cette brutale interruption de leur perfusion ? »

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