« À bas la France ! » : enquête sur le sentiment anti-français en Afrique

En dépit du sacrifice de ses soldats et des milliards engloutis dans la lutte contre le terrorisme islamiste, le pays d’Emmanuel Macron est de plus en plus critiqué par une partie de l’opinion. À qui la faute ?

Manifestation antifrançaise organiséeà Bamako, le 5avril, par le Haut Conseil islamique du Mali de l’imam Dicko. Depuis, le même type de protestations s’est répété régulièrement. © MICHELE CATTANI/AFP

Manifestation antifrançaise organiséeà Bamako, le 5avril, par le Haut Conseil islamique du Mali de l’imam Dicko. Depuis, le même type de protestations s’est répété régulièrement. © MICHELE CATTANI/AFP

BENJAMIN-ROGER-2024

Publié le 3 décembre 2019 Lecture : 9 minutes.

Manifestation antifrançaise organiséeà Bamako, le 5avril, par le Haut Conseil islamique du Mali de l’imam Dicko. Depuis, le même type de protestations s’est répété régulièrement. © MICHELE CATTANI/AFP
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Afrique-France, le grand malentendu : enquête sur le sentiment anti-français

En dépit du sacrifice de ses soldats et des milliards engloutis dans la lutte contre le terrorisme islamiste, le pays d’Emmanuel Macron est de plus en plus critiqué par une partie de l’opinion. À qui la faute ?

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« À bas la France ! », « Barkhane dégage ! », « Stop au génocide français au Mali ! »… Ce 15 novembre, place de l’Indépendance, à Bamako, les slogans sont virulents, parfois outranciers. Officiellement organisée pour soutenir les Forces armées maliennes (Fama) attaquées de toutes parts dans le nord et dans le centre du pays, la manifestation de quelques milliers de personnes a, comme celle de la semaine précédente, tourné à la démonstration antifrançaise.

À l’endroit même où, en février 2013, quelques semaines après le déclenchement de l’opération Serval, François Hollande avait été acclamé comme un sauveur par une foule de Bamakois, le symbole est fort. D’autant qu’il trouve désormais un écho au-delà des frontières du Mali. À la fin de mai, une manifestation similaire a eu lieu à Niamey. À la mi-octobre, c’est cette fois à Ouagadougou que plusieurs centaines de manifestants ont réclamé le départ de la France.

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En quelques mois, à mesure que la situation sécuritaire se dégradait, une vague de ressentiment antifrançais diffus – et parfois confus – a gagné le Sahel. C’est surtout vrai au Mali et au Burkina Faso, où des dizaines de militaires et de civils sont tués chaque mois et où des régions entières échappent désormais à l’autorité de l’État. Ces rancœurs à l’encontre de l’ex-puissance coloniale ne sont certes pas nouvelles. Et sont encore loin des violences dont furent victimes les ressortissants français en Côte d’Ivoire, en 2004. Mais le phénomène, quoique pour l’instant contenu, n’échappe plus à personne.

Envahisseurs

Ici et là, la France est devenue la cible privilégiée d’un discours nationaliste exacerbé et sur lequel jouent habilement ses rivaux russes, chinois et même turcs. Évoqué par plusieurs observateurs dès les prémices de l’opération Serval, le danger a fini par se concrétiser : hier accueillis en libérateurs au Mali, les soldats français y sont aujourd’hui perçus comme des envahisseurs.

« La présence d’une armée étrangère n’est jamais bien vécue par les populations locales, quel que soit le pays concerné, mais c’est encore plus vrai quand il s’agit des troupes de l’ancien colon », résume un diplomate ouest-africain. Plus largement, l’idée que la France maintiendrait volontairement une forme de chaos dans la région fait son chemin. Certains sont convaincus que si cette grande puissance occidentale, avec tous ses moyens militaires et technologiques, ne parvient pas à neutraliser quelques centaines de jihadistes, c’est qu’elle ne le veut pas vraiment.

Ce discours complotiste est par moments relayé par des personnalités politiques ou publiques de premier plan. En juin, Chériff Sy, le ministre burkinabè de la Défense, se déclarait « étonné » que la France n’ait pas réussi à « éradiquer cette bande de terroristes » et se demandait si elle n’avait pas « d’autres priorités ». Le 21 novembre, au Mali, le député Moussa Diarra a prononcé à la tribune de l’Assemblée nationale une longue diatribe contre le rôle des Français.

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Quelques jours plus tôt, le chanteur Salif Keita avait fait le buzz en publiant une vidéo dans laquelle il déclarait : « La France finance nos ennemis contre nos enfants », et où il reprochait au président Ibrahim Boubacar Keïta de l’ignorer. « Tout laisse à penser que la France coopère avec les groupes jihadistes pour rendre la zone instable et piller nos matières premières », renchérit Hervé Ouattara, le responsable burkinabè de l’association Urgences panafricanistes, présidée par Kémi Séba.

Infox sur les réseaux sociaux

Sur les réseaux sociaux, les infox se succèdent à un rythme soutenu. Un jour, on diffuse une vidéo montrant des lingots d’or censés être volés par des militaires français au Mali. Un autre, on annonce une prétendue frappe de Barkhane contre le camp de l’armée nigérienne, à Diffa. Des contre-vérités qui alimentent les théories les plus fumeuses. « C’est comme les moustiques à la nuit tombée : il y a un bruit de fond gênant, mais rien de bien méchant pour l’instant », commente un diplomate français en Afrique de l’Ouest.

Le problème est que les Français ne communiquent pas suffisamment à propos de leur action

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« Le problème est que les Français ne communiquent pas suffisamment à propos de leur action et des raisons de leur présence, estime Samira Sabou, une journaliste nigérienne. Cela leur porte préjudice. Ils devraient régulièrement rappeler qu’il est impossible de sécuriser plusieurs millions de kilomètres carrés avec 4 500 soldats. » Pour preuve de cette défiance, la jeune femme raconte avoir reçu des tombereaux d’insultes après avoir visité la base militaire française à Niamey, en juillet.

La France est-elle pour autant exempte de tous reproches ? De nombreux Sahéliens, à commencer par Mahamadou Issoufou, le président nigérien, n’ont pas digéré l’intervention militaire contre Mouammar Kadhafi, en Libye, en 2011. Ils considèrent qu’elle est la cause de l’actuelle instabilité régionale et regrettent amèrement que les Occidentaux, Français en tête, n’aient jamais tenu compte de leurs mises en garde. Au Mali, personne n’a oublié non plus que, lors de la libération de Kidal, en 2013, les soldats français sont entrés dans la ville sans aucun militaire malien à leurs côtés.

Des soldats français sécurisent une zone près de Gao, au Mali, en 2013. © Jerome Delay/AP/SIPA

Des soldats français sécurisent une zone près de Gao, au Mali, en 2013. © Jerome Delay/AP/SIPA

Beaucoup de gens en ont ras-le-bol de la France. Ils ont le sentiment qu’elle n’a pas tenu ses promesses

Beaucoup y ont vu une complaisance à l’égard des rebelles touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), au sein duquel les services de renseignements français ont tissé une partie de leurs réseaux. Depuis, de nombreux Maliens sont convaincus que la France est complice des indépendantistes du Nord. Enfin, diverses bavures commises par Barkhane sur lesquelles Paris n’a jamais fait de mea culpa (la mort d’un enfant, en 2016, ou celle de onze militaires maliens tués dans une opération contre un camp jihadiste où ils étaient détenus, en 2017) n’ont pas contribué à redorer le blason français au Mali.

Guerre sans fin

« Beaucoup de gens en ont ras-le-bol de la France. Ils ont le sentiment qu’elle n’a pas tenu ses promesses. La faute, sans doute, à une communication qui aurait gagné à être plus modeste », rappelle un analyste sahélien. De fait, contrairement à ce que François Hollande et Jean-Yves Le Drian, son ministre de la Défense, affirmaient il y a six ans, les groupes jihadistes sont loin d’avoir été « éradiqués ». Dans cette guerre asymétrique sans fin, Barkhane a beau couper les têtes de l’hydre, elles finissent toujours par repousser.

Les responsables politiques et militaires français s’obstinent pourtant dans cette stratégie inefficace en dépit de l’accumulation des critiques qui fusent jusque dans leurs rangs. « Un jour, dans dix ans peut-être, un autre président décidera d’arrêter les frais et de rapatrier nos troupes. Nous rentrerons chez nous, les jihadistes s’empareront du territoire, et tout ça n’aura servi à rien », soupire un sous-officier de retour d’une mission au Mali.

Certains acteurs français ont l’intime conviction que les États sahéliens ne sont pas capables de faire face

Soixante ans après les indépendances, et en dépit des discours de ses présidents successifs sur « la fin de la Françafrique » (le dernier en date étant celui d’Emmanuel Macron, à Ouagadougou, en 2017), force est de constater que la France continue d’exercer une forme de tutelle sur ses anciennes colonies : économique, politique, sécuritaire… Au Sahel, les responsables français affirment souvent être « en appui » de leurs partenaires africains et non pour se substituer à eux, mais dans les faits ce sont eux qui donnent souvent le tempo.

Arrogance française

Sur la stratégie militaire, les tractations diplomatiques et même, parfois, les questions de politique intérieure. « Certains acteurs français ont l’intime conviction que les États sahéliens ne sont pas capables de faire face seuls aux défis auxquels ils sont confrontés. Or aucune solution pérenne ne pourra être trouvée sans eux », explique Jean-Hervé Jézéquel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group (ICG). Bref, une forme d’arrogance persistante contrarierait l’instauration d’une relation normalisée et apaisée.

À Ouagadougou, cette attitude ne passe pas. Quand l’armée française survole, sans prévenir, des détachements militaires burkinabè, qu’elle mène des opérations dans son coin ou qu’elle interroge des civils en s’opposant à la présence de ses alliés, les tensions sont parfois vives. Dans le pays de ­l’anti-impérialiste Thomas Sankara, beaucoup ne digèrent pas que la France foule ainsi aux pieds la souveraineté nationale. « Que les Français soient appelés en renfort, soit, mais qu’ils y mettent les formes », disent en substance certains responsables burkinabè. « En fait, cela leur fait mal de demander de l’aide à l’ancien colonisateur », réplique-t-on au Quai d’Orsay.

Les autorités burkinabè ne disent pas assez clairement que nous intervenons sur leur territoire à leur demande

Côté français, on dit percevoir une certaine « méfiance » de quelques officiers et dirigeants burkinabè, au premier rang desquels le ministre de la Défense, Chériff Sy, souvent accusé de jouer un « double jeu ». « Les autorités burkinabè ne disent pas assez clairement que nous intervenons sur leur territoire à leur demande », déplore un diplomate français, qui regrette aussi l’insuffisance de leur communication sur les opérations menées conjointement avec Barkhane ces derniers mois.

À Paris, on goûte peu de faire ainsi office de bouc émissaire. La France ne perd-elle pas chaque année des hommes et environ 1 milliard d’euros dans ce qui est devenu le bourbier sahélien ? Le 25 novembre, treize militaires ont été tués dans la collision de leurs hélicoptères en opération au Mali. Un drame qui a suscité l’émoi national et qui porte à 41 le nombre de soldats français morts dans la région depuis 2013 – pour 129 Casques bleus de la Minusma, plus de 200 Burkinabè depuis 2016 et plus de 110 Maliens depuis le début d’octobre.

Le principal effort à mener n’est pas sécuritaire, mais politique

Dans ces circonstances, les critiques sont parfois vécues comme des insultes. « Le principal effort à mener n’est pas sécuritaire, mais politique. Or la France ne peut pas faire le travail à la place des autorités locales », s’agace un haut responsable français. Au Mali de mettre en œuvre le processus de paix, au Burkina Faso de gérer la transition post-Compaoré et de prendre en main sa sécurité, insiste-t-on à Paris. Une manière de souligner l’inefficacité ou l’inaction de régimes qui ont une grande part de responsabilité dans la dégradation de la situation sur leurs territoires respectifs.

Pour l’instant toujours loyaux

Bien que soumis à la pression d’opinions publiques de plus en plus hostiles, les présidents sahéliens restent pour l’instant loyaux à leur allié français. En privé, ils se laissent parfois aller à quelques commentaires acides. Ou à montrer les muscles, notamment en période électorale. Mais globalement, tous restent proches de Paris, à commencer par le francophile Ibrahim Boubacar Keïta. « Je puis vous assurer qu’en dépit des impatiences observées, des frustrations exprimées çà et là, qu’elles soient sincères ou feintes, les peuples du Sahel ne retiendront et ne magnifieront que la solidarité dont elles bénéficient aujourd’hui de la part des forces françaises », a-t-il écrit à Emmanuel Macron après le crash des hélicoptères français.

Le président Idriss Déby Itno, lors de l'entretien qu'il a accordé à Jeune Afrique le 13 novembre 2019, à Paris. © Vincent Fournier/JA

Le président Idriss Déby Itno, lors de l'entretien qu'il a accordé à Jeune Afrique le 13 novembre 2019, à Paris. © Vincent Fournier/JA

Il faut arrêter de coller à nos pays cette étiquette de “pré carré français ”

Ces petits gestes ne l’empêchent pas, comme ses pairs sahéliens, de lorgner vers d’autres partenaires. La Russie, notamment, pourrait prochainement envoyer des militaires au Mali pour appuyer l’armée de l’air. « Il faut arrêter de coller à nos pays cette étiquette de “pré carré français ”, confiait récemment à JA le président tchadien, Idriss Déby Itno. Nos pays sont ouverts à une coopération avec la Chine, la Russie ou les États-Unis. Ce n’est pas un problème qu’il y ait un partenaire de plus. » Et un partenaire de moins ?

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