Afrique du Sud : South African Airways en pleine descente aux enfers

Jadis objet de fierté de toute la nation Arc-en-ciel et modèle à suivre pour le continent, la compagnie publique joue aujourd’hui sa survie. Explications.

La compagnie (6,8 millions de passagers en 2017) a connu le mois dernier un mouvement de grève qui lui a coûté 3 millions de dollars par jour. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

La compagnie (6,8 millions de passagers en 2017) a connu le mois dernier un mouvement de grève qui lui a coûté 3 millions de dollars par jour. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

Rémy Darras © Francois Grivelet pour JA

Publié le 9 décembre 2019 Lecture : 10 minutes.

Des passagers montent dans un avion de la compagnie South African Airways © Siphiwe Sibeko/REUTERS
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Descente aux enfers pour South Africain Airways

Jadis objet de fierté de toute la nation Arc-en-ciel et modèle à suivre pour le continent, la compagnie publique joue aujourd’hui sa survie. Explications.

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S’il y a bien un domaine qui faisait l’orgueil de South African Airways (SAA, 6,8 millions de passagers en 2017) et suscitait l’admiration de ses pairs il y a encore une vingtaine d’années, c’était son centre de maintenance. « L’un des meilleurs du monde, les appareils des plus grandes compagnies venaient y effectuer leurs grandes visites techniques, rappelle, avec l’œil qui pétille, le Français Sylvain Bosc, directeur général adjoint de SAA entre 2014 et 2017. Sous embargo pendant l’apartheid, l’Afrique du Sud avait appris à fabriquer ses propres hélicoptères et avions de combats et disposait par conséquent d’excellents techniciens. »

Signe des temps, le 24 octobre, l’aviation civile sud-africaine a cloué au sol durant deux jours une quarantaine d’appareils entretenus par SAA Technical pour des raisons de sécurité. Ce n’est qu’un des nombreux symptômes de l’état de santé catastrophique d’une compagnie qui fut l’une des plus brillantes du ciel africain.

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Son avenir en jeu

Depuis dix ans, l’ex-fleuron sud-africain, fondé en 1934, n’en finit plus de sombrer. Au point que, désormais, sa survie est en jeu. Ainsi, plusieurs grands assureurs de voyages, comme le sud-africain Santam, ont cessé à la fin de novembre de couvrir les billets de SAA. « Face à ces difficultés de paiement, la compagnie a aussi perdu la confiance de certains de ses fournisseurs, qui risquent de ne plus l’approvisionner en pièces », soupire Alain Tchale, directeur de la stratégie d’Eways Aviation, fournisseur de services de plusieurs compagnies africaines.

Des craintes renforcées par le fait que l’entreprise n’a pu régler que la moitié des salaires de ses personnels le mois dernier. Le 22 novembre, ceux-ci mettaient néanmoins fin à huit jours de grève après avoir obtenu une augmentation des rémunérations, qui sera effective au début de 2020. Le mouvement social a été particulièrement douloureux pour les finances de la compagnie, engendrant 3 millions de dollars de pertes par jour.

L’entreprise publique, dont aucun résultat n’a été publié depuis 2017, a été finalement placée le 5 décembre sous procédure de sauvetage par le gouvernement, qui a nommé un administrateur, Les Matuson. Un mécanisme qui lui permet de poursuivre son exploitation grâce à l’apport de 4 milliards de rands (environ 250 millions d’euros) par ses prêteurs (Absa, Investec…) et du Trésor national. Depuis 1994, Pretoria a déjà injecté dans SAA 3,9 milliards de dollars, dont 1,4 milliard au cours des trois dernières années.

Deux milliards de dettes

Mais cette fois-ci, assure le ministre des Affaires publiques, Pravin Gordhan, « ce n’est pas un renflouement, mais une aide financière destinée à faciliter une restructuration radicale », qui devra permettre « de conserver autant d’emplois que possible ». Le licenciement de 1 millier d’agents, soit un cinquième des effectifs, est envisagé. Objectif évoqué entre les lignes : permettre à la compagnie d’attirer un partenaire d’investissement. Suffisant pour relever SAA, qui n’a pas réalisé de profits depuis 2011 ?

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L’entreprise croule sous près de 2 milliards de dollars de dettes accumulées en treize ans… Une longue descente aux enfers pour une compagnie qui a connu son heure de gloire entre la période postapartheid de la fin des années 1990 et le début des années 2000, avec l’ouverture du pays et l’envol du prix des matières premières. « Tout le flux des miniers passait par Johannesburg pour aller dans les capitales de l’extraction, comme Lusaka, Lubumbashi ou Pemba (Mozambique) », rappelle Sylvain Bosc. À l’époque, SAA figurait parmi les compagnies mondiales à la plus forte croissance et pouvait sortir son chéquier pour passer commande d’une quarantaine d’Airbus.

Peu d’Asiatiques souhaitaient se rendre en Afrique du Sud et sur le continent dans ce contexte

Plus d’un facteur explique ce naufrage. À partir des années 2013-2014, le retournement de l’économie a pesé sur le trafic de passagers et les finances de l’entreprise. Le cours des matières premières a chuté, le rand s’est dévalué, tandis que l’épidémie d’Ebola et les attentats au Kenya ont ravivé un sentiment négatif à l’égard de l’Afrique. « Peu d’Asiatiques souhaitaient se rendre en Afrique du Sud et sur le continent dans ce contexte », rappelle le Français.

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Problèmes de leadership, mauvais choix, incompétence généralisée…

À cela s’ajoute pour SAA – « compagnie premium qui vit des liaisons point à point » et qui relie aujourd’hui 35 destinations internationales – une hausse de la concurrence, jusque-là inexistante, avec l’offensive de British Airways et ses cinq fréquences quotidiennes vers Londres, de Virgin Atlantic, ainsi que l’émergence d’Ethiopian Airlines, d’Emirates et d’Etihad, qui disposent chacune de puissants hubs, très actifs pour desservir l’Afrique australe… Une cinquantaine de transporteurs jouent désormais des coudes sur ce marché, très lié à l’industrie touristique, le plus important du continent avec 25,2 millions de passagers en 2018.

Des pertes qui s’envolent pour la compagnie sud-africaine

Des pertes qui s’envolent pour la compagnie sud-africaine

Mais il faut sans doute aller chercher plus loin pour expliquer les grandes turbulences actuelles, dans un cocktail composé – outre du ralentissement économique – de problèmes de leadership doublés de mauvais choix stratégiques, d’interactions politiques, et de corruption, symptomatique de la présidence de Jacob Zuma. Parmi les raisons invoquées par le régulateur pour suspendre les services du centre de maintenance figure « un personnel insuffisamment qualifié ».

La dégradation du niveau de compétences est devenue monnaie courante au sein de nombreux départements de SAA. Instaurée au début des années 2000, la politique de discrimination positive Black Economic Empowerment (BEE) – destinée à éliminer les inégalités d’avec la population blanche, qui seule pouvait à l’époque financer ses études – a par exemple favorisé le départ des personnels les plus qualifiés vers les compagnies du Golfe, « où ils touchent deux à trois fois plus » et la promotion aux postes de direction de personnels moins qualifiés, « entraînant un nivellement par le bas à l’échelle de toute l’entreprise », souligne l’ancien dirigeant.

Quatre directeurs différents en trois ans

En trois ans, ce dernier a connu pas moins de quatre directeurs généraux. Hormis Nico Bezuidenhout, devenu ensuite directeur général de Fastjet, ils étaient très peu expérimentés. « Sur les douze membres du Comex, nous étions deux à être du métier », fulmine l’ex-responsable. Le refus d’en appeler aux spécialistes et aux étrangers a été renforcé par l’amère expérience, au début des années 2000 (époque où Swissair était actionnaire), de l’ancien directeur général, l’américain Coleman Andrews, venu avec les consultants du cabinet Bain, qu’il avait fondé, et reparti avec un bonus de 20 millions de dollars. Un souvenir resté gravé dans les mémoires.

L’ANC gangrène la compagnie, et cela s’est accéléré sous Jacob Zuma

Outre les obligations imposées par le BEE, les nominations au sein de la compagnie dépendent aussi fortement de l’affiliation au Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir depuis 1994. « L’ANC gangrène la compagnie, et cela s’est accéléré sous Jacob Zuma. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant que son clan ait orchestré à travers ses relais syndicaux, toujours puissants, la dernière grève pour déstabiliser la compagnie et Ramaphosa, alors que SAA n’avait jamais connu de mouvement social auparavant, estiment certains observateurs. Sous son prédécesseur, Thabo Mbeki, l’influence du parti se faisait déjà sentir. Mais il était moins interventionniste et accordait plus d’importance aux compétences », témoigne un proche de l’ancien chef de l’État.

Népotisme, extorsion de fonds, caisses noires, « vrai pillage »

En nommant des affidés, l’ancien président de la nation Arc-en-Ciel a organisé la mainmise sur SAA, sur tous les flux financiers, y compris au niveau de la maintenance. « Les commissions sur les pièces détachées ont alimenté les caisses noires de ses amis. C’était un vrai pillage », atteste Sylvain Bosc, qui s’est élevé contre ces pratiques incarnées selon lui par l’ex-présidente du conseil d’administration, Duduzile Myeni. Connue pour être liée au président, cette diplômée en puériculture, présidente de la Fondation Zuma, est entrée au conseil d’administration de SAA en 2012 avant d’en devenir PDG. Elle a été finalement remerciée l’an dernier par le président Ramaphosa. En 2015, elle avait fait annuler l’appel d’offres pour le renouvellement de la flotte, « car cela ne lui profitait pas », accuse Sylvain Bosc.

Ses choix ont eu des conséquences économiques dramatiques

Lorsqu’il dénonce les tentatives d’extorsion de fonds de « Dudu » Myeni, le Français, alors surnommé « le lanceur d’alerte » par la presse, est finalement mis à pied en 2017. Accusée de « pratiques illégales », l’ancienne responsable est aujourd’hui entendue par la commission Zondo, qui enquête sur les soupçons de corruption dans les entreprises publiques sous l’ère Zuma. « Elle avait cherché à introduire des intermédiaires pour percevoir 5 % à 10 % de commission sur une transaction à 500 millions de dollars. On s’y est opposé », poursuit Sylvain Bosc.

Des accusations qui, pour l’heure, n’ont pas donné lieu à une condamnation. « Ses choix ont eu des conséquences économiques dramatiques », selon les observateurs. Cela a entraîné une gestion de la flotte (50 appareils) « à la petite semaine » avec de vieux appareils mal dimensionnés, loués au prix fort, sur des lignes long-courriers déjà très déficitaires et des liaisons domestiques extrêmement concurrentielles.

Rationaliser la flotte

« Sur le long-courrier, très peu de vols sont rentables, New York est loin et cher, les Airbus A340 sont très consommateurs de kérosène. Nous perdions de l’argent, mais nous ne pouvions pas suspendre les vols, car il aurait fallu continuer à payer le leasing en immobilisant l’avion au sol. Le peu de marges que l’on dégageait ne permettait pas d’amortir les coûts fixes très élevés. Comme les intérêts, très hauts en Afrique du Sud, étaient de 12 % à 13 %, il fallait réaliser une marge équivalente pour rembourser », explique Sylvain Bosc.

Tous les choix difficiles ont été repoussés

Toujours en œuvre, la stratégie de redressement à long terme, impulsée en 2013, visant à rationaliser la flotte, le réseau, céder les filiales non essentielles, revoir les contrats des pilotes, et s’adosser à un grand partenaire (Emirates et Ethiopian Airlines avaient été envisagés par les équipes mais refusés par Dudu Myeni), n’a jamais pu être menée à terme. « Tous les choix difficiles ont été repoussés », regrette l’ancien dirigeant, rappelant pourtant le bon choix stratégique de créer en 2006 la low-cost Mango pour prendre pied dans le transport domestique.

En cause, aussi, les lourdeurs administratives qui interviennent par exemple dans chaque ouverture ou fermeture de ligne. « Il faut que cela fasse l’objet d’une demande du directeur commercial auprès du directeur général, lequel fait suivre au conseil d’administration, qui soumet la proposition au ministre », précise l’ancien DGA, qui a dû ferrailler dur pour fermer Bombay et les trois vols hebdomadaires vers Pékin, qui faisaient perdre 50 millions de dollars par an à SAA. « Pékin était considéré comme stratégique, et toute décision stratégique d’une entreprise publique relève du ministre. »

Apurement du lourd passif par l’État avant privatisation ?

La bataille fut tout aussi rude lorsqu’il voulut fermer en 2014 le Dakar-Washington pour privilégier Accra. Ce qui nécessitait d’en référer au département du commerce et de l’industrie, aux ministères des Affaires étrangères, des Transports et du Trésor… « En définitive, personne ne voulait prendre de décision », tempête Sylvain Bosc. Si Accra avait bien été inauguré, ce n’est qu’en septembre que la desserte de Dakar a été suspendue.

Et c’est encore une décision d’un ministre de l’Intérieur, Malusi Gigaba, exigeant de chaque parent voyageant avec un mineur de moins de 18 ans de produire un extrait d’acte de naissance traduit, pour lutter contre le trafic d’enfants, qui a fait perdre des centaines de milliers de passagers au pays et à la compagnie.

Au-delà de son plan de sauvetage immédiat, SAA doit s’inventer un avenir, qui, selon plusieurs experts, passe à terme par une privatisation ; un mandat que devra négocier le président avec l’ANC, et donc un apurement par l’État du lourd passif. Tandis que Pretoria doit déjà sauver son électricien Eskom, un acteur plus stratégique encore. À ce jour, personne n’imagine une liquidation qui pourrait dégrader la note de l’Afrique du Sud sur les marchés et augmenter les taux d’emprunt du pays.

« Soit on décide qu’il n’y a pas de moyens et on privatise. Soit c’est une compagnie publique, et on décide de lui donner les moyens nécessaires. Mais alors que des transporteurs publics comme Emirates, Qatar Airways et Etihad sont au cœur de la stratégie de leurs États, qui leur donnent des moyens infinis, l’Afrique du Sud n’a pas d’argent. Il lui faudra résoudre cette contradiction », conclut Sylvain Bosc.

Zuks Ramasia, une hôtesse aux commandes

La nouvelle PDG de South African Airways, Zuks Ramasia. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

La nouvelle PDG de South African Airways, Zuks Ramasia. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

Dénonçant le manque de soutien du gouvernement, le directeur général, Vuyani Juraya, a cédé sa place en juin à Zuks Ramasia, qui assure désormais l’intérim. Diplômée en ressources humaines, la DG a travaillé cinq ans comme hôtesse de l’air, formant les personnels navigants aux procédures de sécurité. Après avoir repris ses études, elle accède à différents postes de responsabilité et devient directrice des opérations.

Redressement : l’exemple Telkom

En 2013, l’opérateur public Telkom (détenu à 40,5 % par l’État et à 12,4 % par le fonds de pension public PIC) se battait contre des pertes records, un cours en Bourse au plus bas et des syndicats très offensifs…

Mais un plan de redressement drastique (réduction de la moitié des effectifs, rémunérations fondées sur la performance) le sortira de l’ornière, et pourrait inspirer les dirigeants de SAA. L’opérateur a réduit sa dépendance aux appels fixes, qui ne représentent désormais que 25 % de ses activités, contre 75 % auparavant, et ses actions ont progressé en six ans de 360 %.

Déballages parlementaires obligatoires pour South African Airways

L’immixtion de l’État dans les affaires de la compagnie est telle que les dirigeants de la compagnie étaient, chaque année, tenus d’aller rendre des comptes devant le Parlement, au Standing Committee on Public Accounts (Scopa), dans des audiences retransmises en direct à la télévision. Un moment gênant pour les dirigeants, qui, pour ne pas apparaître vagues et suspects aux yeux des téléspectateurs, devaient souvent dévoiler des informations stratégiques très confidentielles, susceptibles d’intéresser grandement la concurrence…

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