Côte d’Ivoire : entre Guillaume Soro et Charles Blé Goudé, alliance politique ou partie de poker menteur ?

La rencontre, aux Pays-Bas, entre Charles Blé Goudé et Guillaume Soro, qui ne s’étaient pas vus depuis dix ans, augure-t-elle d’une alliance à même de se concrétiser dans les urnes ? Éléments de réponse.

Guillaume Soro et Charles Blé Goudé, lors de leur rencontre à La Haye, le dimanche 24 novembre 2019. © DR / GSK

Guillaume Soro et Charles Blé Goudé, lors de leur rencontre à La Haye, le dimanche 24 novembre 2019. © DR / GSK

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Publié le 11 décembre 2019 Lecture : 8 minutes.

À quoi peuvent bien penser Guillaume Soro et Charles Blé Goudé en ce dimanche 24 novembre sous les néons d’un hôtel de La Haye, aux Pays-Bas ? Voilà bientôt dix ans qu’ils ne sont pas revus. Leurs années de clandestinité au sein de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), les coups qu’ils y ont pris, l’amitié qu’ils y ont forgée… Tout cela semble tellement loin. Entre-temps, ils sont devenus ennemis, ont plongé dans une guerre qui a fait plusieurs milliers de morts. L’un a fini à la CPI, l’autre au sommet de l’État. L’histoire aurait pu être tout autre, mais le destin d’un homme tient parfois à peu de chose.

Les retrouvailles ont duré près de cinq heures. Pour l’occasion, l’ancien président de l’Assemblée nationale a revêtu un complet bleu marine. L’ex-ministre de la Jeunesse de Laurent Gbagbo, lui, a opté pour un style légèrement plus décontracté : un pantalon beige, une veste et une cravate.

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Moment solennel

Ils se sont d’abord vus en tête-à-tête, puis ont été rejoints par leurs délégations, avant de s’isoler à nouveau pour peaufiner un communiqué final dans lequel ils exhortent « le régime d’Abidjan à organiser des assises politiques nationales inclusives, en vue de vider tout le passif de la récente crise qui a endeuillé la Côte d’Ivoire [et] de créer les conditions idoines pour une stabilité et une paix sociale durables ».

Chacun a dit qu’il mettait son ego de côté et qu’il reconnaissait ses erreurs

« Le moment était solennel, raconte Youssouf Diaby, le directeur de cabinet de Blé Goudé. Chacun a dit qu’il mettait son ego de côté et qu’il reconnaissait ses erreurs. Ils estiment tous les deux qu’il faut aller de l’avant et ne plus ressasser le passé. » Ce rapprochement a en réalité commencé il y a plusieurs années. Au début de 2014, quelques semaines seulement avant le transfert de Blé Goudé à La Haye, Guillaume Soro effectue une visite dans le village de l’ancien « général de la rue », à Kpogrobouo, près de Gagnoa.

Deux ans plus tard, il assiste aux obsèques de l’oncle de Blé Goudé, Sébastien Ségui Zogo. Un geste inattendu et apprécié par la famille endeuillée. Plusieurs émissaires de Soro rencontrent ensuite discrètement Blé Goudé à la prison de Scheveningen. En parallèle, les contacts entre leurs entourages, notamment entre Youssouf Diaby et Affoussiata Bamba Lamine, la conseillère spéciale de Soro, s’intensifient.

Appel à l’aide

Acquitté en première instance par la Cour pénale internationale (CPI), Blé Goudé est libéré le 1er février. Parmi les nombreuses personnes qui l’appellent ce jour-là, Guillaume Soro. Le contact direct est rétabli entre les deux hommes, qui depuis se parlent de temps à autre au téléphone. Leur rencontre n’est alors plus qu’une question de jours. La date sera définitivement fixée lors d’un voyage d’Affoussiata Bamba Lamine à La Haye, le 3 novembre, destiné à régler les derniers détails.

Charles Blé Goudé prend son équipe juridique dans les bras alors que lui et l'ancien président de la Côte d'Ivoire, Laurent Gbagbo, entrent dans la salle d'audience de la Cour pénale internationale à La Haye, aux Pays-Bas, le mardi 15 janvier 2019. © Peter Dejong/AP/SIPA

Charles Blé Goudé prend son équipe juridique dans les bras alors que lui et l'ancien président de la Côte d'Ivoire, Laurent Gbagbo, entrent dans la salle d'audience de la Cour pénale internationale à La Haye, aux Pays-Bas, le mardi 15 janvier 2019. © Peter Dejong/AP/SIPA

Ce rapprochement est purement opportuniste. Personne n’est dupe

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En réalité, le fil n’a jamais été vraiment rompu entre ces deux hommes de 47 ans depuis la fin de la crise post-électorale. « Lorsque Blé Goudé était en exil et qu’il cherchait à rentrer en Côte d’Ivoire, Soro faisait partie des gens du régime avec lesquels il échangeait. Soro l’a aussi soutenu financièrement », assure un ami commun. Craignant d’être arrêté, Blé Goudé appelle son ancien camarade à l’aide dans le courant de 2012 : « Général, il n’y a que toi qui puisses me sortir de cette situation ! » Soro lui conseille alors de se rendre au Burkina Faso et d’y demander la protection de Blaise Compaoré. Méfiant, son interlocuteur n’acceptera pas l’offre. Il sera arrêté au début de 2013 au Ghana.

À Abidjan, les retrouvailles entre les deux anciens adversaires ont été diversement interprétées. « C’est purement opportuniste. Personne n’est dupe. Blé Goudé a besoin de donner des gages pour montrer qu’il est un homme de paix et de réconciliation. Soro, lui, s’en sert pour montrer qu’il est capable de pacifier le pays », estime un quadra du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). « Ce qu’ils veulent, c’est isoler le président Alassane Ouattara », ajoute un proche de Laurent Gbagbo.

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Gbagbo attentif

Depuis sa résidence de Bruxelles, d’où il a lui-même amorcé une réconciliation avec Henri Konan Bédié, l’ancien président observe attentivement l’évolution du positionnement de son ancien compagnon de détention. Considérant qu’il « est indépendant, qu’il a son propre cheminement et sa propre voie à tracer », il ne communique pas directement avec lui, mais a suivi son rapprochement avec Simone Gbagbo et Pascal Affi N’Guessan, deux personnalités du Front populaire ivoirien (FPI) qui remettent en cause la ligne « Gbagbo ou rien ». « Blé Goudé n’ira jamais aussi loin qu’Affi, mais il estime que Simone subit des choses inacceptables », affirme l’un de ses proches.

Sa stratégie depuis sa sortie de prison est de parler à tout le monde et de se poser comme un interlocuteur crédible

Toujours sous la menace de la CPI, qui n’a pas définitivement statué sur son sort, Blé Goudé s’affiche en homme de paix, capable de se réconcilier avec tout le monde. « Il a un seul credo : vérité, pardon et repentance », jure Youssouf Diaby.

« Sa stratégie depuis sa sortie de prison est de parler à tout le monde et de se poser comme un interlocuteur crédible, analyse Alafé Wakili, le directeur du quotidien L’Intelligent d’Abidjan, l’un de ses amis. Sa rencontre avec Soro entre dans ce cadre. Il prend par ailleurs son indépendance vis-à-vis de Laurent Gbagbo, tout en faisant attention à n’adopter aucune position conflictuelle vis-à-vis de son mentor. »

Pacte de non-agression

Autant Alassane Ouattara avait suivi de près la rencontre entre Gbagbo et Henri Konan Bédié, autant « il a été complètement indifférent à celle entre Soro et Blé Goudé », affirme un membre de son entourage. Après sa libération, certains cadres du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP, au pouvoir) ont envisagé de rendre visite à Blé Goudé à La Haye. Le projet a finalement avorté, mais le contact a été maintenu. « Blé Goudé veut rentrer en Côte d’Ivoire avant 2020 pour se présenter aux prochaines législatives. Mais avec le risque d’un procès à Abidjan, il n’a pas d’autre choix que de négocier avec nous », explique un ministre.

De fait, Guillaume Soro et Charles Blé Goudé n’ont pas le même agenda politique. Le premier est candidat déclaré à la présidentielle d’octobre 2020 tandis que le second ne souhaite pas l’être. Son parti, la Coordination des jeunes patriotes (Cojep), est néanmoins membre de la Coalition pour la démocratie, la réconciliation et la paix (CDRP), emmenée par Henri Konan Bédié, qui n’a lui-même pas exclu de se présenter. « Nous soutiendrons un candidat », assure Youssouf Diaby. Toute la question est donc de savoir lequel.

Il n’est pas encore question de cheminer ensemble. Nous devons d’abord attendre que Gbagbo passe la main

Une alliance politique entre les deux quadragénaires est-elle envisageable ? « Entre Blé Goudé et Soro, il y a un genre de pacte de non-agression, explique un proche collaborateur du premier, mais il n’est pas encore question de cheminer ensemble. Nous devons d’abord attendre que Gbagbo passe la main. » « Nous n’en sommes pas encore là, mais une alliance n’est pas à exclure. Cette rencontre était un premier contact, pour se reparler et renouer le fil », assure Kanigui Soro, le président du Rassemblement pour la Côte d’Ivoire (Raci), l’un des mouvements de soutien à l’ancien président de l’Assemblée nationale.

« Qui va rouler l’autre en premier »

« Ils n’ont pas encore parlé des questions électorales, mais cela se fera naturellement. Une majorité d’Ivoiriens aspirent à un renouvellement de génération », ajoute un intime de Soro. Dans son entourage, on espère que la rencontre avec Blé Goudé permettra également de décrisper les rapports avec le camp Gbagbo. Si l’ancien président a assoupli sa position vis-à-vis de son ancien Premier ministre, il n’est toujours pas disposé à le recevoir.

« Entre Soro et Blé Goudé, on se demande qui va rouler l’autre en premier », s’amuse un observateur de la vie politique ivoirienne. Les deux hommes ont toujours entretenu des relations compliquées, empreintes de méfiance et de rivalité. Près de trente ans ont passé depuis leur première rencontre sur les bancs surchauffés de l’université de Cocody, à Abidjan.

En 1995, quand Guillaume Soro affronte Damana Pickass dans la course au poste de secrétaire général de la Fesci, Blé Goudé soutient le second. Au petit matin, à l’issue du vote qui entérine la victoire de Soro, il entre dans une colère noire et détruit les urnes. Il faudra une longue médiation pour que Soro accepte qu’il intègre son bureau. Il deviendra finalement son bras droit, assurant notamment sa sécurité, et lui succédera trois ans plus tard.

Poker menteur

En 2002, Soro prend la tête de la rébellion des Forces nouvelles (FN), quand Blé Goudé mobilise la jeunesse à coups de slogans nationalistes pour défendre le régime. Leurs intérêts convergent néanmoins en 2007, à l’occasion des accords de Ouagadougou. Le chef rebelle est nommé Premier ministre, en dépit des réticences du camp Gbagbo.

Visé par des sanctions de l’ONU, qui l’accuse d’avoir dirigé et participé « à des actes de violence commis par des milices, y compris des voies de fait, des viols et des exécutions extrajudiciaires », Blé Goudé y voit une occasion de redorer son blason : il soutient les accords, participe à la Flamme de la paix, quelques mois plus tard, à Bouaké, et dormira chez le comzone Issiaka Ouattara, alias Wattao. « À cette époque, Blé Goudé pensait pouvoir récupérer le leadership de la jeunesse dans le Sud, alors que Soro avait le Nord », confie un ami commun.

En 2010, Blé Goudé battra campagne pour Laurent Gbagbo, tandis que Soro choisira de soutenir Alassane Ouattara à l’issue du second tour, refusant le nouveau décompte des voix réclamé par le président sortant. Cette fois-ci, la rupture avec le clan Gbagbo est consommée.

Interrogé sur ses relations avec Soro en juin 2011, alors qu’il était en fuite, Blé Goudé dira à Jeune Afrique : « Nous avons eu des relations privilégiées à la Fesci. Je n’ai pas de rancune. » « Est-ce toujours votre frère ? » lui avait-on demandé. « Joker », avait-il répondu. Les années passent, et le poker menteur continue.

Blé Goudé en sursis

Le 7 novembre dernier, Charles Blé Goudé a été surpris et affecté par la décision de la justice ivoirienne d’ouvrir une procédure judiciaire contre lui. Toujours dans l’attente de la fin de son procès devant la Cour pénale internationale (CPI), il sera donc également jugé à Abidjan par le tribunal criminel.

Les faits retenus contre lui concernent des « actes de tortures, d’homicides volontaires, de traitement inhumain, d’atteinte à l’intégrité physique, de viols, d’assassinats et d’attentat à la pudeur commis durant les barrages d’autodéfense dans le courant des années 2010 et 2011, et la complicité de ses crimes commis par lui-même ou ses partisans sur l’ensemble du territoire ». La chambre d’instruction rendra dans les prochains jours un arrêt précisant les infractions retenues.

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