Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI : « L’Afrique n’a besoin de copier personne »

À la tête du Fonds monétaire international depuis deux mois, la Bulgare a effectué son premier voyage officiel sur le continent. Elle se penche ici sur les grands défis qui l’attendent.

Kristalina Georgieva, directrice du Fonds monétaire international © AP/Sipa

Kristalina Georgieva, directrice du Fonds monétaire international © AP/Sipa

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 16 décembre 2019 Lecture : 11 minutes.

Directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) depuis le 1er octobre, Kristalina Georgieva connaît bien l’Afrique qu’elle a fréquentée comme commissaire européenne chargée notamment de l’aide humanitaire et comme numéro 2 de la Banque mondiale.

Son premier voyage officiel sur le continent a été consacré au Sénégal. Elle y a participé le 2 décembre au colloque « Développement durable et dette soutenable, trouver le juste milieu » organisé par le président Macky Sall, par le FMI et par l’ONU.

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La directrice générale et les sept chefs d’État et de gouvernement présents (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Togo) y ont exprimé avec franchise leurs points de vue respectifs sur les moyens de mieux concilier développement et endettement. Ils se sont promis de travailler ensemble à un nouvel équilibre.

Dans l’entretien qu’elle a accordé à JA, Kristalina Georgieva explique quelle est la dette porteuse d’avenir et celle qui constitue un fardeau pour les générations futures. Elle détaille les recommandations du Fonds pour rendre les emprunts supportables grâce à une fiscalité plus efficace, une meilleure évaluation de la pertinence des investissements et une transparence qui rassurera emprunteurs et prêteurs.

Jeune Afrique : Comment avez-vous trouvé l’Afrique en prenant vos fonctions ?

Kristalina Georgieva : Une grande partie du continent s’en sort bien, à l’image du Sénégal, un très bon exemple de pays dynamique qui a beaucoup d’ambition pour réussir les réformes nécessaires et pour créer ainsi de nouvelles opportunités pour sa population.

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Vingt-cinq pays d’Afrique affichent une croissance supérieure à celle de la moyenne du reste du monde. Je citerai le Kenya, le Rwanda ou l’Égypte. Ce sont des pays qui ont compris la nécessité d’avoir des administrations compétentes, qui ont investi dans le capital humain, et se dotent d’infrastructures adéquates. Leurs finances sont par ailleurs saines.

Une autre partie de l’Afrique ne réalise cependant pas encore des performances similaires, prioritairement parce qu’ils sont fragilisés par des conflits, par le réchauffement climatique et par une gouvernance défectueuse. Sept de ces pays sont en situation de surendettement et il est attristant de constater qu’en plus de leur retard économique, ils cumulent beaucoup d’autres difficultés.

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Ce n’est pas le cas ailleurs, avec des pays fragilisés par des conflits, le réchauffement climatique et une gouvernance défectueuse.

Quand la dette est soutenable, elle crée de la prospérité. Quand elle n’est pas viable, elle devient un fardeau pour les générations futures

Pourquoi le FMI s’inquiète-t-il de la dette publique, alors que vous aviez dit, un jour, que les emprunts représentent « les graines de la prospérité » ?

La dette peut être considérée de deux manières. Il y a la dette qui permet à un État de jeter les bases du développement, un peu comme un chef d’entreprise investit pour améliorer son outil de production ou comme une famille achète une maison plus confortable.

Et puis, il y a la dette qui pousse à des consommations pas toujours nécessaires et qui devient rapidement un problème.

Quand la dette est soutenable, elle crée de la prospérité. Quand elle n’est pas viable, elle devient un fardeau pour les générations futures.

C’est pourquoi le FMI tire la sonnette d’alarme sur l’augmentation rapide de la dette, notamment lorsque sa composition est moins concessionnelle [NDLR : c’est-à-dire avec des prêts plus chers et plus courts] ou que son ampleur n’est pas connue. Il faut noter que beaucoup de pays africains ont fait en sorte de corriger ces défauts et le taux d’endettement du continent par rapport à son produit intérieur brut (PIB) s’est stabilisé à 55 %.

C’est un beau résultat, non ?

Oui et nous nous en félicitons. Mais il faut comprendre les risques présents. Premièrement, les taux d’intérêt très bas sont une tentation pour les gouvernants.

Deuxièmement, ceux-ci font face à des besoins de financements très importants pour apporter l’électricité, l’eau potable, les services hospitaliers ou d’éducation à des populations qui en manquent.

Troisièmement, les prêts concessionnels stagnent malgré l’augmentation remarquable des prêts de la Banque mondiale. Il va falloir que les bailleurs fassent des efforts pour corriger ces manques, car s’ajoutent aux nécessités de financement des infrastructures, des besoins dus aux chocs externes tels que la chute des cours des matières premières ou le terrorisme.

Dans cet ordre d’idées, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et le Tchad vivent notamment une période très difficile parce que leurs dépenses ne cessent de croître en matière de sécurité et qu’ils font face à une démographie galopante. La communauté internationale doit les aider à surmonter ces chocs. On peut noter que le terrorisme qui s’est développé au Sahel à partir de la Libye aurait dû être mieux combattu.

Mais le message que doit entendre l’Europe est que les difficultés de ces pays s’amplifieront si on ne les aide pas à stabiliser leur situation. Il faut se rappeler que l’Afrique est aux portes de l’Europe…

Êtes-vous satisfaite des résultats de la conférence qui s’est tenue le 2 décembre à Dakar sur le thème « Développement durable et dette soutenable – trouver le juste équilibre » ?

J’ai été impressionnée par la qualité des échanges des sept chefs d’État et de gouvernement au cours de ce colloque organisé par le président Macky Sall et le FMI, en collaboration avec l’ONU et le Cercle des économistes.

Tous sont d’accord sur la première recommandation du FMI d’améliorer la mobilisation des recettes intérieures que sont les recettes fiscales. Celles-ci pourraient être plus élevées de 3 % à 5 % de PIB. Chaque point de PIB représente 17 milliards de dollars pour l’Afrique subsaharienne. Imaginez ce qu’il serait possible de faire en matière d’infrastructures et de sécurité, si les pays parvenaient à mieux exploiter cette manne !

Nous travaillons avec eux pour les aider à mieux collecter les impôts. L’Ouganda est en train de faire passer sa collecte fiscale de 11 % à 15 % de son PIB. Le Sénégal est à 17 %. Élargir l’assiette fiscale est un des meilleurs moyens d’augmenter les recettes publiques, particulièrement en réduisant fortement les exonérations et exemptions d’impôt et en facilitant l’entrée des entreprises dans le secteur formel.

Notre deuxième recommandation porte sur la nécessité d’augmenter l’efficacité des investissements publics. Aujourd’hui, un dollar investi crée seulement environ 50 centimes d’actifs. Il faudrait porter ce rapport progressivement vers 100 % — 1 dollar investi créant 1 dollar d’actifs.

Troisième recommandation, il faut améliorer la gestion et la transparence de la dette. Le Sénégal a créé un comité spécial pour décider des emprunts du pays. Cela lui permet une approche prudente. Emprunteurs et prêteurs doivent savoir quelle est la situation de la dette d’un pays.

Pour redresser les budgets trop déficitaires, le FMI préconise de supprimer les subventions aux carburants. Souvent, cela déclenche une hausse des prix à la pompe et donc des émeutes. Comment faire ?

Ces subventions profitent plus aux riches qu’aux pauvres. De plus, elles encouragent la consommation d’énergies fossiles et aggravent le changement climatique. Il faut agir progressivement et commencer par mener un travail d’évaluation pour savoir comment la suppression de ces subventions affectera les couches les démunies de la population, afin de mettre en place des programmes adéquats de protection sociale.

C’est ce qu’a fait l’Égypte. Elle a réduit ses subventions de 6 % à 3 % du PIB, ce qui lui a permis de libérer des fonds pour l’éducation et la santé et d’installer un système de protection pour les plus démunis. Le secteur égyptien de l’énergie est devenu attractif pour les investisseurs et plusieurs milliards de dollars sont venus soutenir la production d’énergies renouvelables devenues concurrentielles.

Oui, certaines couches de la population pâtissent des suppressions de subventions, c’est pourquoi nous recommandons de toujours réfléchir à la séquence de ces réformes pour protéger les plus vulnérables et l’inscrire dans les cycle politiques des États.

Les prêts chinois ne fragilisent-ils pas les finances des pays africains ?

La Chine a financé des investissements d’infrastructure qui ont été très bénéfiques à de nombreux pays africains. Il est vrai également que la Chine a accordé des prêts commerciaux à des pays qui, maintenant, font face à un risque de surendettement élevé comme la Zambie ou l’Éthiopie.

Ces prêts ont notamment été accordés par ses entreprises d’État. Le FMI a attiré l’attention de tous les créanciers, y compris la Chine, sur la nécessité d’agir dans un cadre clair et de prendre en compte la soutenabilité de la dette.

De plus, la Chine, comme les autres créanciers, se doit de contribuer aux efforts de la communauté internationale quand des problèmes de dette se posent. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait dans des cas récents. La Chine a mis en place son propre cadre d’analyse de soutenabilité de la dette. Elle est devenue observatrice au Club de Paris et elle a participé à la conférence de Dakar sur le développement durable et la dette soutenable. Ce sont des avancées considérables.

Le changement du franc CFA en eco est-il une bonne chose pour l’Afrique de l’Ouest ?
Nous pensons que c’est aux pays concernés de décider de faire évoluer leur monnaie commune. Pour installer un nouveau régime de change, il faut au préalable bâtir des fondamentaux que sont notamment le respect des critères de convergence ou l’institution d’un système de surveillance efficace, en tirant les leçons d’autres unions monétaires comme celle de la zone euro.

Fortes de leur expérience dans ces domaines, nos équipes travaillent avec la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) sur les fondamentaux des économies de la sous-région.

Pour exploiter pleinement ce potentiel, l’accent devrait être mis sur l’éducation, la formation et la création d’emplois

L’Afrique doit-elle copier l’Asie pour s’industrialiser ?

L’Afrique n’as pas besoin de copier. Elle est le continent de l’avenir et à ce titre, elle a sa propre voie. Sa formidable dynamique démographique, l’intensification de la coopération et de l’intégration interafricaines, notamment avec la récente mise en place d’un accord de libre-échange continental sont des atouts majeurs dans cette optique.

Il convient de noter également que l’on s’enthousiasme de plus en plus du potentiel humain de l’Afrique et l’on parle moins de ses ressources minérales ou naturelles. Nous estimons qu’environ vingt millions jeunes rejoindront le marché du travail chaque année d’ici à 2030, soit deux fois plus qu’aujourd’hui. Pour exploiter pleinement ce potentiel, l’accent devrait être mis sur davantage de réformes pour promouvoir l’éducation, la formation et la création d’emplois.

En outre, il sera important de réduire les obstacles non tarifaires au commerce et créer un environnement favorable au développement des échanges commerciaux à l’intérieur du continent africain. Tout ceci devrait contribuer à attirer des investissements comme ce fut le cas en Asie il y a quelques décennies.

Comment combattre la corruption ?

La corruption est un grave problème à l’échelle mondiale et exige une action coordonnée. Selon certaines enquêtes mondiales, la corruption est l’un des problèmes les plus importants auxquels le monde doit faire face aujourd’hui.

Le FMI invite ses pays membres à contribuer davantage à la lutte contre la corruption, notamment en renforçant leur mise en œuvre de la Convention des Nations unies contre la corruption et des traités régionaux ou autres conclus en la matière. Le FMI, fort de son pouvoir de mobilisation, continuera de promouvoir la coopération internationale dans ce domaine.

Le FMI a également intensifié ses activités en matière de gouvernance dans les domaines où celle-ci influe considérablement sur les résultats économiques, au moyen de conseils stratégiques et d’un appui au renforcement des capacités nationales. En avril 2018, le conseil d’administration a approuvé un nouveau cadre pour une approche renforcée en matière de gouvernance et de corruption. Ce cadre vise à promouvoir une collaboration plus systématique, équitable, efficace et franche avec les pays membres sur ces questions.

Dans les pays faisant face à de fortes lacunes de gouvernance et à de graves problèmes de corruption, le FMI est disposé à fournir aux autorités des conseils sur la réforme des institutions et sur les mesures macroéconomiques à prendre pour réduire la vulnérabilité à la corruption.

Nous encourageons également tous nos pays membres à faire évaluer par le FMI leurs cadres juridiques et institutionnels. Cette évaluation leur permet de déterminer dans quelle mesure ils incriminent et poursuivent les actes de corruption de fonctionnaires étrangers (« côté offre ») et de vérifier s’ils disposent de mécanismes de lutte contre le blanchiment de capitaux adéquats.

Le FMI a-t-il dans ses missions la lutte contre le réchauffement climatique et l’égalité hommes-femmes ?

L’égalité hommes-femmes profite à l’économie et soutient les droits de l’Homme. Les analyses du FMI montrent que les inégalités des genres sont associées à une croissance plus faible, à une moindre diversification économique et à un système financier moins stable.

Par exemple, combler l’écart entre les hommes et les femmes sur le marché du travail pourrait permettre d’accroître le PIB de 5 % aux États-Unis, de 9 % au Japon, de 27 % en Inde et de 34 % en Égypte. Cela dit, les pays d’Afrique subsaharienne montrent des signes encourageants. Selon une récente étude de la Banque mondiale, l’écart en matière d’éducation s’est réduit et des pays comme le Malawi, Maurice et Sao Tomé-et-Principe sont souvent pris en exemple pour leurs réformes visant à promouvoir l’égalité hommes-femmes.

Au cours de mon séjour au Sénégal, j’ai eu le privilège de rencontrer de nombreuses femmes sénégalaises. Je les ai écoutées et j’ai été impressionnée par leur force, leur solidarité et leur capacité d’innover. Nous allons continuer à réfléchir ensemble sur les moyens les plus appropriés pour les épauler.

Le réchauffement climatique a une incidence directe sur la croissance

Quant au réchauffement climatique, il a une incidence directe sur la croissance et les risques économiques, sur les richesses, sur l’équilibre budgétaire et sur la stabilité du système financier. Toutes ces questions sont déterminantes pour nos pays membres et font désormais partie intégrale du mandat du FMI.

Malheureusement, les pays d’Afrique subsaharienne sont vulnérables au changement climatique même s’ils n’ont pas ou peu contribué au problème. En particulier, le changement climatique devrait augmenter la fréquence et la gravité des catastrophes naturelles, accroître la volatilité de la production agricole et contribuer à la désertification, avec des conséquences socio-économiques défavorables.

Nous conseillons les pays sur la manière de renforcer la résilience face aux catastrophes naturelles. La réduction des risques peut être facilitée par : des systèmes d’évaluation des risques et d’alerte rapide ; une stratégie pour faire l’agriculture plus résiliente au changement climatique ; promouvoir la diversification économique ; renforcer et adapter l’infrastructure ; améliorer la protection sociale ; et des instruments financiers comme l’assurance.

Par ailleurs, nous avons amélioré l’accès des pays touchés par des catastrophes naturelles aux financements du FMI afin de faciliter leurs efforts de reconstruction.

En outre, le FMI aide les pays à concevoir des politiques qui permettront d’atteindre leurs objectifs d’atténuation de l’impact des changements climatiques sans nuire à l’efficacité économique.

Nous intervenons à cet égard sur plusieurs fronts, notamment au moyen de documents et de rapports phares sur les instruments de politique budgétaire visant à lutter contre les changements climatiques et sur les effets des changements climatiques sur le système financier.

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