« Talking About Trees », la résurrection du cinéma soudanais

Avec un documentaire fascinant, Suhaib Gasmelbari suit quatre pionniers d’un cinéma que la dictature a contraints au silence et à l’exil, quand elle ne les a pas jetés en prison.

Facétieux, les pères du septième art au Soudan	! © Météore Films

Facétieux, les pères du septième art au Soudan ! © Météore Films

Renaud de Rochebrune

Publié le 16 décembre 2019 Lecture : 5 minutes.

Bonne nouvelle ! Alors que le cinéma du sud du Sahara a presque disparu du paysage cinématographique mondial, voilà que renaît celui du Soudan, dont on avait oublié qu’il fut prometteur dès les années 1960 et 1970 avant de s’évanouir après le coup d’État militaro-islamiste de 1989. Tu mourras à 20 ans, le beau film de fiction d’Amjad Abu Alala, et Offside, le documentaire de Marwa Zein Khartoum, viendront le confirmer bientôt sur les écrans. Mais dès ce mois de décembre, on peut constater cette résurrection avec la sortie du magnifique long-métrage de Suhaib Gasmelbari Talking About Trees, déjà auréolé de nombreux trophées : prix du meilleur documentaire aux derniers festivals de Berlin, de Carthage et d’El Gouna.

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Quatre passionnés

Le sujet même du film résonne avec cette renaissance du cinéma au Soudan. Talking about Trees est un titre qui renvoie au poème de Bertolt Brecht, À ceux qui viendront après nous, dans lequel il est écrit : « Que sont donc ces temps, où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! »

Le long-métrage de Gasmelbari entend donc ne pas parler des arbres pour évoquer le parcours de quatre hommes – septuagénaires ou octogénaires, aussi déterminés que facétieux – qui ont entrepris de faire revivre leur cinéma. Et ce depuis 2015, quand le pays vivait encore sous le régime militaro-­islamiste d’Omar el-Béchir, renversé par une insurrection populaire en 2019.

Ces quatre hommes – Suleiman Mohamed Ibrahim, Altayeb Mahdi, Ibrahim Shaddad et Manar Al Hilo– ne sont pas n’importe quels passionnés. Les trois premiers, formés en Allemagne, en Égypte ou au célèbre VGIK de Moscou, ont réalisé de superbes courts- ou moyens-métrages produits en général par le quatrième, il y a un demi-siècle, alors qu’il était encore possible de tourner librement dans le pays. Ils avaient créé ensemble une association, le Sudanese Film Group, qui, outre permettre l’entraide entre ses membres, éditait une revue et animait des séances de ciné-club. Avant de connaître l’exil ou la prison, quand le régime a refusé qu’on produise des œuvres qui ne soient pas de propagande.

Folle entreprise

Tous ces hommes ont décidé de reprendre du service sur le sol natal, redonnant vie au Sudanese Film Group et à ses activités d’autrefois – la revue et le ciné-club, devenu itinérant. Avec l’ambition de rouvrir une salle désaffectée depuis trois décennies, le cinéma La Révolution. Une folle entreprise puisqu’elle ne pouvait que se heurter aux insurmontables obstacles érigés par l’administration du régime d’El-Béchir.

Comme il n’y avait plus de salles au Soudan, j’ai dû attendre d’avoir 18 ans pour voir mes premiers films sur grand écran

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Suhaib Gasmelbari ne connaissait presque rien de cette histoire quand il est rentré au Soudan il y a une dizaine d’années, après des études au Caire et à Paris. C’est là, en exil, qu’il est devenu cinéphile : « Comme il n’y avait plus de salles au Soudan, j’ai dû attendre d’avoir 18 ans pour voir mes premiers films sur grand écran. Du moins si je mets à part les œuvres d’Eisenstein ou de Tarkowski projetées quand j’avais 5 ou 6 ans au centre culturel soviétique de Khartoum, que fréquentaient mes parents. »

En France, sans songer encore à devenir réalisateur, Gasmelbari se passionne pour la nouvelle vague et le cinéma de Godard, puis pour les œuvres américaines et asiatiques. Devenu « un véritable drogué de cinéma », il envisage alors de faire des études de cinéma – jusque-là, il pensait que « c’était réservé à une élite et en particulier aux riches » – à l’université Paris-8 (France). Auteur de quelques courts-métrages amateurs dont il ne tient pas à se souvenir, il apprend surtout les aspects techniques et, en particulier, le montage, qui lui permettra de vivre jusqu’à récemment.

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Au Soudan, il veut tourner une fiction, l’histoire d’un homme qui souhaite monter une pièce de théâtre et fait face à l’administration, « ce qui devait permettre de comparer deux mises en scène, celle de l’artiste et celle du pouvoir ». Il se rend vite compte qu’il n’aura pas la liberté de réaliser un tel film en toute indépendance. Mais grâce à un ami commun, il fait la connaissance des quatre pionniers du Sudanese Film Group. Avec lesquels il sympathise, écrivant dans leur revue et les accompagnant dans leurs expéditions en province pour montrer des films avec des installations de fortune – un drap pour écran, etc. – dans les villages.

Une histoire « d’images manquantes »

Fasciné par le courage tranquille, l’humour et la solidarité de ces papys empêchés de mener la carrière de cinéaste à laquelle ils auraient pu prétendre mais qui ne se plaignent jamais – « quand on côtoie ces hommes, on est soigné pour toujours de son défaitisme » –, il se dit bientôt que le sujet qu’il a envie de tourner concerne leurs activités et leurs conversations au jour le jour. En particulier, ce sera le fil directeur de Talking About Trees, il veut raconter leur combat aussi vain qu’héroïque pour rouvrir La Révolution.

En résulte un curieux documentaire, passionnant de bout en bout. Il permet, extraits de films des trois cinéastes à l’appui, d’évoquer l’étonnante histoire du cinéma soudanais – une histoire « d’images manquantes », comme le dit le réalisateur. Il raconte aussi une belle amitié entre des hommes que les vicissitudes de la vie politique ont séparés pendant longtemps mais qui ont réussi à ne jamais se perdre de vue grâce à leur amour du septième art et à leur sens de la solidarité. Il parle politique enfin, et de façon prémonitoire, en montrant comment le régime d’El-Béchir en est venu à créer un univers « orwellien » au Soudan. La suite, pour Gasmelbari ? Tourner, bien sûr, après avoir repris le scénario de la fiction qu’il envisageait de réaliser lors de son retour au Soudan.

Jamais trop tard

Talking About Trees permet de voir des extraits d’œuvres réalisées dans les années 1960-1980 par les cinéastes soudanais dont il évoque le parcours. De quoi se persuader – au vu de ces images, toujours splendides et parfois expressionnistes – de l’immense talent de leurs auteurs. Et de quoi être frustré de ne pouvoir regarder ces œuvres en entier et de savoir qu’elles n’ont guère eu de suite. Il ne faut pourtant jamais désespérer.

Grâce à la réalisation de Talking About Trees, la plupart des films d’Ibrahim Shaddad, de Suleiman Mohamed Ibrahim et d’Eltayeb Mahdi, dont quelques rares copies endommagées étaient dispersées de par le monde, ont repris vie. Certains, restaurés en Allemagne, ont même été projetés au festival de Berlin. Notamment La Station, d’Eltayeb Mahdi, que d’aucuns considèrent comme un véritable chef-d’œuvre, et The Hunting Party, d’Ibrahim Shaddad. Ce dernier, un moyen-métrage réalisé en 1964, a une valeur exceptionnelle : il s’agit du tout premier film soudanais mais aussi de l’un des tout premiers de l’histoire du cinéma africain puisqu’il fut tourné presque en même temps que le fameux Borrom Sarett, d’Ousmane Sembène (1963), et avant la sortie du premier long-métrage africain, La Noire de…, du même cinéaste sénégalais.

Et, aujourd’hui octogénaire, Shaddad recommence à tourner : il prépare, avec Manar Al Hilo, un petit film évoquant leurs années de prison et les sévices qu’ils ont subis.

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