Égypte : une croissance économique en trompe l’œil ?
Si les mesures de relance ont été saluées par le FMI, le pays est aussi confronté au blues des ménages et à une explosion de la pauvreté. Décryptage d’une reprise à deux vitesses.
« L’Égypte est l’une des meilleures économies de la région pour créer une entreprise : elle a une population jeune, massive, et plein de problèmes à résoudre. » Pour Belal El-Megharbel, fondateur en 2018 de MaxAB, « plus gros est le problème, plus grande est l’opportunité ». Sa start-up veut rapprocher les grossistes des 400 000 épiciers du pays. Avec 9 000 détaillants inscrits, elle revendique une croissance de 50 % par mois, compte 270 employés, et a sécurisé un financement de 6,2 millions de dollars.
« Avec la technologie, MaxAB redéfinit la chaîne d’approvisionnement des épiceries pour les microdétaillants (90 % du marché). Leurs indicateurs sont impressionnants, et nous prévoyons une croissance à deux chiffres à mesure de leur progression », s’enthousiasme Yousef Hammad, directeur-associé du dubaïote Beco Capital, co-investisseur au capital de MaxAB.
Même satisfecit du côté des institutionnels. Un récent rapport de la Banque mondiale révèle qu’en 2018 le PIB du pays a progressé de 5,3 %, contre 4,3 % en moyenne depuis 2015.
Selon l’agence de notation Moody’s, cette reprise devrait être la plus forte d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans les années à venir, avec une croissance de 5,5 % d’ici à 2021. De quoi placer l’économie égyptienne devant le grand rival sud-africain. On en oublierait presque qu’il y a peu Le Caire peinait à se relever de la crise financière de 2008 et de l’instabilité consécutive à la destitution du président Moubarak, en 2011.
Les méga projets du président Sissi offrent des perspectives multiples
Comment expliquer ce rebond ? Par des circonstances extrêmes. Étranglée par une grave instabilité macroéconomique et des difficultés microéconomiques persistantes, l’Égypte a lancé en 2016 des réformes importantes pour stabiliser son économie, retrouver la confiance des investisseurs et obtenir un prêt pluriannuel du FMI de 12 milliards de dollars.
La libéralisation du change a éliminé la survalorisation de la monnaie et la pénurie de devises. L’introduction d’une TVA ainsi qu’une réduction progressive des subventions énergétiques et de la masse salariale publique ont été décidées, complétées par de nouvelles lois sur les licences industrielles, les investissements et les assurances.
L’Égypte a mené à bien l’accord de trois ans au titre du mécanisme élargi de crédit et a atteint ses principaux objectifs
L’économie du pays paraît plus équilibrée avec l’industrie manufacturière, l’immobilier et la construction, le commerce, l’industrie extractive et l’agriculture, qui représentent chacun plus de 10 % du PIB. « L’Égypte a mené à bien l’accord de trois ans au titre du mécanisme élargi de crédit et a atteint ses principaux objectifs », s’était réjoui en juin David Lipton, DG adjoint du FMI, saluant la « nette amélioration de la situation macroéconomique depuis 2016 ». « La loi sur les investissements a replacé l’Égypte parmi les pays où il est de nouveau possible et souhaitable d’investir », remarque Philippe Garcia, directeur de Business France au Caire.
Mais pour certains observateurs la réalité est plus subtile. Si les mesures prises par l’exécutif ont amélioré la santé économique globale du pays, elles ont aussi durement affecté les ménages les plus fragiles et la classe moyenne.
Un Égyptien sur trois vit désormais au-dessous du seuil de pauvreté
L’explosion du taux d’inflation après la dépréciation de la monnaie, en novembre 2016, a réduit drastiquement le pouvoir d’achat. L’inflation a bondi au-delà de 30 % durant l’essentiel de 2017, avant de reculer de moitié l’année suivante. Si elle est retombée au-dessous de 5 % cette année, sa flambée a laissé des séquelles.
Selon l’agence nationale de statistiques Capmas, « un Égyptien sur trois vit désormais au-dessous du seuil de pauvreté », contre 27,8 % en 2015 et 16,7 % en 2000. Cet appauvrissement vient menacer la stabilité politique et sociale et la pérennité de la croissance.
Par ailleurs, malgré la réduction de la facture énergétique grâce au développement du champ gazier de Zohr et aux énergies renouvelables, la position concurrentielle internationale du pays s’est dégradée. Le déficit commercial est passé de -6,3 % du PIB en 2013 à -10,4 % en 2018. La valeur des exportations a chuté à 47 milliards de dollars en 2018, soit une diminution de 1,6 milliard par rapport à 2013.
Malgré Zohr, l’Égypte importe encore d’immenses quantités de pétrole et de produits dérivés. « Les investissements directs étrangers (IDE) restent faibles et passent systématiquement à côté de l’objectif de 10 milliards de dollars fixé par le gouvernement », rappelle Timothy Kaldas, chercheur associé à Tahrir Institute for Middle East Policy.
Il faut que les projets soient des catalyseurs de l’activité pour être véritablement efficaces, dans le secteur privé et les flux commerciaux…
« Les IDE non pétroliers ont chuté de près de 45 % entre le premier trimestre de 2018 et celui de 2019, à 400 millions de dollars seulement. Même le monde des affaires n’est pas très optimiste. » « Il faut que les projets soient des catalyseurs de l’activité pour être véritablement efficaces, dans le secteur privé et les flux commerciaux… », met en garde Ruben Nizard, économiste Afrique chez Coface. À preuve, plusieurs projets phares annoncés par des colosses du secteur privé local sont en dehors des frontières nationales. Qu’il s’agisse de la reprise des activités allemandes du voyagiste britannique Thomas Cook par Raiffeisen Touristik (du milliardaire Samih Sawiris) ou des ambitions gabonaise et sud-soudanaise d’Elsewedy Electric.
Certains observateurs pointent, au contraire, le boom de la construction, drainé par les mégaprojets du président Sissi. La construction de la nouvelle capitale et de treize villes nouvelles présente des perspectives intéressantes. Ainsi, en août, deux leaders égyptiens, Orascom et Arab Contractors, ont décroché, en consortium avec Bombardier, la concession de trente ans pour la construction et l’exploitation de deux systèmes monorail pour une valeur estimée à 4,5 milliards de dollars.
Mais des doutes persistent sur la pérennité des projets impulsés par le président Sissi dans un contexte de forte polarisation de l’opinion. De plus, nombre d’investisseurs boudent ces projets, invoquant un modèle de financement inadéquat. « Les autorités exigent que les développeurs trouvent des investisseurs ou financent leurs propres projets », explique Yahia Shawkat, chercheur en urbanisme. Face aux réticences des banques, les promoteurs se sont retirés de la plupart de ces projets.
L’armée, puissance tentaculaire, paralyse les investisseurs
Ces contraintes réglementaires jugées excessives ont ouvert un boulevard à l’armée, acteur omniprésent et inamovible de l’économie. Le deuxième employeur du pays – derrière l’administration publique – avec 5,6 millions de salariés ou de contractuels, contrôle 51 % de la Société de la capitale administrative pour le développement urbain, chargée de gérer le développement de plusieurs nouveaux sites – en toute opacité.
Avec la bureaucratie et les problèmes douaniers, le contrôle de l’armée sur de nombreux leviers économiques du pays suscite des craintes
Une constante qui rend frileux de nombreuses entreprises qui estiment ne pas faire le poids face à cette machine trop concurrentielle. « Avec la bureaucratie et les problèmes douaniers, le contrôle de l’armée sur de nombreux leviers économiques du pays suscite des craintes », reconnaît un interlocuteur.
Ainsi, la forte croissance du secteur de la construction (+ 8,9 % en 2018) semble moins liée à un dynamisme retrouvé du secteur privé qu’aux projets pilotés par les militaires et aux coûteux travaux de grandes infrastructures.
La dette extérieure a d’ailleurs augmenté pour atteindre 106 milliards de dollars au troisième trimestre de 2018, et la dette intérieure est passée à 240 milliards de dollars à la fin de mars 2019. Une future bombe à retardement ?
Le miracle Zohr
Avec une production record de 2,7 milliards de pieds cubes par jour, le gisement gazier de Zohr a mis fin à la pénurie énergétique et revigoré les comptes extérieurs. L’Égypte, qui consommait 22 % du pétrole et 37 % du gaz naturel en Afrique, a cessé d’acheter du gaz à la mi-2018. Le pays vise aussi une part des énergies renouvelables de 42 % en 2035, avec plusieurs projets phares.
Près d’Assouan, Benban Solar a attiré de nombreux investisseurs avec des contrats d’exploitation de vingt ans et la garantie de rachat de toute l’électricité produite par Egyptian Electricity Transmission. Une ferme exploitée par le consortium Toyota-Engie-Orascom, qui compte 125 éoliennes, a été installée pour une production de 260 MWh. La production électrique nationale a crû de 70 % en moins de trois ans.
L’Égypte espérait exporter son électricité à ses voisins. Mais l’Éthiopie investit dans le grand barrage de la Renaissance, et l’offre marocaine, renforcée avant celle du Caire, paraît plus compétitive.
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