Algérie : après les purges, les patrons dans l’expectative face au nouvel exécutif
Dans un climat d’affaires crispé et suspicieux marqué par une série de méga-procès pour corruption, le monde de l’entreprise algérien attend beaucoup de la nouvelle équipe gouvernementale.
2020, une année pour réinventer l’Afrique
Élections cruciales, chantiers économiques, enjeux sociaux et sociétaux… En cette année de célébration des indépendances, quels sont les défis que le continent doit encore relever ? Pendant une semaine, Jeune Afrique vous propose analyses et décryptages.
2020 : réinventer l’Afrique (3/6) – Élections cruciales, chantiers économiques, enjeux sociaux et sociétaux… En cette année de célébration des indépendances, quels sont les défis que le continent doit encore relever ? Pendant une semaine, Jeune Afrique vous propose analyses et décryptages.
En 2017, Abdelmadjid Tebboune avait déclenché l’ire de Saïd Bouteflika lorsqu’il avait soufflé aux officiels français, lors d’une visite à Paris, avoir le soutien de l’armée pour succéder au président à la tête du pays.
Son départ était déjà acté depuis qu’il avait affiché la volonté de s’attaquer aux prébendes des entrepreneurs affidés au pouvoir. Quelques jours plus tard, le conseiller tout-puissant l’obligeait à quitter son poste de Premier ministre.
Le 12 décembre, au terme d’un scrutin dont la majorité des Algériens ne voulaient pas, sa prédiction s’est finalement accomplie. L’élection d’Abdelmadjid Tebboune, 74 ans, clôt une année folle en Algérie, marquée par la démission forcée en avril d’Abdelaziz Bouteflika – poussé vers la sortie pour avoir voulu briguer un cinquième mandat – et une mobilisation du peuple, qui n’a cessé de réclamer un changement de régime.
Adoubé par Gaïd Salah, le chef d’état-major de l’armée – décédé le 23 décembre dernier – , l’ancien obligé promet d’ouvrir une nouvelle page pour le pays. Comme gage de sa bonne foi, il peut se prévaloir durant son passage éphémère à la primature d’avoir croisé le fer avec l’entrepreneur alors le plus puissant d’Algérie, Ali Haddad, aujourd’hui en prison. Et il entend poursuivre le ménage entamé dans les écuries du système.
Car, depuis plus de neuf mois, c’est la chasse aux sorcières chez les politiques et dans les milieux des affaires. Deux jours avant le vote, l’épilogue du premier grand procès post-Bouteflika voyait deux anciens Premiers ministres, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, condamnés respectivement à quinze et douze ans de prison pour favoritisme dans le secteur de l’automobile.
Dans un autre volet du procès, Abdelmalek Sellal a également été condamné pour financement occulte de la campagne pour un cinquième mandat de Bouteflika.
Du jamais-vu en Algérie, où aucun haut dirigeant n’avait été jusqu’ici reconnu de corruption. Du côté du patronat, Ahmed Mazouz, à la tête du groupe du même nom, Hassen Arbaoui, propriétaire de Kia Motors, et l’ancien vice-président du Forum des chefs d’entreprise Mohamed Bairi ont écopé respectivement de sept, six et trois ans de prison. Les sommes détournées sont faramineuses : 128 milliards de dinars (975 millions d’euros) de perte pour le Trésor public, selon l’Algérie presse service.
Au Conseil national de la concurrence (CNC), une autorité placée auprès du ministre du Commerce, on peine à se réjouir des sentences prononcées pour l’exemple. « Il n’y a pas de culture de la concurrence dans le pays », assène d’emblée Amara Zitouni, le président du Conseil, qui vient de mettre en garde le gouvernement contre des dérives dans le domaine pharmaceutique. « Cette industrie a à peine une vingtaine d’années, mais on remarque déjà la constitution d’un monopole », alerte-t-il.
Marchés publics et mauvaises habitudes
Mais la préoccupation majeure du Conseil, réactivé en 2013 après dix ans de sommeil, reste les conditions d’octroi des marchés publics, terreau de la corruption dans le pays.
Pour le nouveau président, connu pour entretenir lui aussi des relations avec les milieux d’affaires, la tâche pour redonner un visage plus présentable aux responsables politiques et aux chefs d’entreprise s’annonce ardue.
« La procédure de gré à gré, c’est-à-dire sans passer par l’appel d’offres, s’est répandue à tel point que l’exception est devenue la règle. Les décisions se prennent dans des cafés de manière complètement informelle », déplore le responsable du Conseil. Comment y remédier ? « Le problème ne réside pas dans le texte, car le code des marchés publics algérien est conforme aux normes européennes. Non, le problème vient des pratiques », souffle-t-il.
Il est fondamental de consolider les corps intermédiaires, comme la Cour des comptes ou le Conseil de la concurrence
En cause, l’absence de garde-fous. Quatre ans après sa création, l’Autorité de régulation des marchés publics n’est toujours pas opérationnelle. « Il est fondamental de consolider les corps intermédiaires, comme la Cour des comptes ou le Conseil de la concurrence, qui jouent un rôle de veille, d’information et de contrôle, et de les doter de pouvoirs de sanction », insiste Alexandre Kateb, professeur à Sciences Po Paris.
Pour l’auteur des Économies arabes en mouvement, l’Algérie a tout intérêt à s’inspirer du dispositif législatif tunisien pour lutter contre l’enrichissement illicite dans la vie publique, à l’œuvre depuis 2018. « Là-bas, les agents de la fonction publique sont tenus de déclarer leur patrimoine et leurs revenus. La loi tunisienne protège également mieux les lanceurs d’alertes qui observent des malversations dans leur entreprise ou dans leur administration », assure-t-il.
La règle du 51/49 assouplie
En attendant, une nouvelle vague de procès pour corruption doit démarrer d’ici à quelques semaines. Ce qui ne devrait pas aider à apaiser le monde de l’entreprise, très tendu depuis l’arrestation, au printemps, d’une douzaine de richissimes capitaines d’industrie.
D’ailleurs, dans le dernier classement Doing Business de la Banque mondiale, l’Algérie cale à la 157e place, loin derrière le Maroc (53e), la Tunisie (78e) et Maurice (13e), premier pays africain. Dans le détail, l’Algérie occupe la peu flatteuse 181e position dans l’obtention de prêts et la 152e pour la création d’entreprises.
« L’environnement des affaires n’est pas encourageant, en raison notamment de la dégradation des rapports entre le pouvoir et la sphère entrepreneuriale. La lutte contre la corruption, telle qu’elle est menée, a induit un climat de suspicion lourd et difficile à supporter pour beaucoup de chefs d’entreprise », confie un gérant dans le secteur des assurances.
Un autre, actif dans l’agroalimentaire, regrette : « C’est difficile de travailler au quotidien en s’imaginant être arrêté pour un simple acte de gestion. La corruption et la fraude doivent relever du pénal, mais pas une erreur dans un acte de gestion. C’est un frein au développement. » C’est dans ce climat de défiance que les autorités ont décidé de lever les restrictions en matière d’investissements étrangers.
Signée par l’ex-président par intérim Abdelkader Bensalah, la loi de finances prévoit de limiter la règle du 51/49 aux seuls « secteurs stratégiques » qui plafonnait jusque-là la participation des étrangers dans tout nouvel investissement à 49 %.
Objectif : capter les capitaux étrangers pour revitaliser une économie à bout de souffle et résorber l’hémorragie des réserves de change. Évaluées à 194 milliards de dollars en 2013, elles pourraient, au rythme actuel, avoir totalement disparu d’ici à la fin de 2023.
Rassurer les investisseurs
Dans le patronat algérien, la fin de ce tabou des années Bouteflika est accueillie avec prudence. « Cette mesure était une aberration qui a eu pour effet de freiner l’investissement dans le pays. Mais on attend maintenant de connaître les contours de cette révision : qu’en est-il du droit de préemption ? Quand sortiront les textes d’application ? Quels secteurs stratégiques vont continuer à être régis par cette règle ? », s’interroge un membre du Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise (Care), un think tank algérien.
Vendre aux investisseurs étrangers la destination Algérie n’est pas évident dans le contexte actuel
Malgré cet assouplissement, les investisseurs étrangers ne devraient pas se bousculer en Algérie. Le pays a attiré pour 1,5 milliard de dollars d’IDE en 2018, contre 3,6 milliards pour le Maroc et 6,8 milliards en Égypte, premier destinataire des IDE du continent, selon la Cnuced.
« Vendre aux investisseurs étrangers la destination Algérie n’est pas évident dans le contexte actuel. Il faut d’abord les rassurer en leur donnant des garanties en matière de sécurité juridique. Les réglementations ne peuvent plus être modifiées de manière imprévisible et rétroactive, comme cela a été le cas par exemple avec l’instauration d’une taxe modifiant le partage des profits tirés du pétrole et du gaz, en 2006 », temporise Alexandre Kateb.
À la suite d’un arbitrage international, le géant pétrolier algérien Sonatrach avait d’ailleurs été contraint de dédommager l’américain Anadarko et le danois Maersk à hauteur de 4 milliards de dollars en 2012.
Refonte fiscale
Au-delà de la question de l’investissement étranger, les attentes des chefs d’entreprise envers la nouvelle équipe gouvernementale sont grandes. Et les chantiers de réformes, nombreux. « On ne peut pas faire évoluer un pays avec autant d’incohérences dans le système fiscal, financier et réglementaire. Donc forcément, dans les douze à vingt-quatre mois, des changements vont s’opérer, et dans un sens positif », espère l’adhérent au Care.
Le changement le plus attendu : la refonte fiscale. Dans le milieu des affaires, on la surnomme même la « mère des réformes ». Le sujet refait surface à chaque débat autour de la loi de finances. Jusqu’ici sans trop d’avancées.
Ce qui est reproché au régime actuel : une mauvaise répartition de la charge fiscale, au détriment notamment des PME. « Le niveau de fiscalité est raisonnable, mais le problème vient du fait que le système n’est pas équitable. Il y a une partie des opérateurs qui en sont exemptés, car ils bénéficient d’avantages », explique Alexandre Kateb.
Ce système jugé inégalitaire pousserait certains dans les circuits informels. Selon des estimations, l’économie informelle représente 45 % du PIB et fait travailler plus de 3 millions de personnes sans couverture sociale. Pour ramener ces personnes vers les marchés régulés, des mesures coercitives ne suffiront pas. « Le prochain gouvernement devra proposer des lois incitatives et des contreparties telles que l’accès à des services, du type formation professionnelle, soutien à l’investissement et à l’équipement ainsi qu’une meilleure relation contribuables-administration », suggère Alexandre Kateb.
L’économiste va plus loin. « L’amnistie fiscale est également une bonne solution pour faire rentrer tout le monde dans le rang. Pas de poursuites judiciaires, on remet les compteurs à zéro et on se dote d’un régime simplifié et adapté aux différentes entreprises. On ne peut plus demander aux PME le même effort que les grandes entreprises », poursuit-il.
Le grand chantier bancaire
Abdelmadjid Tebboune, qui incarne la vieille bureaucratie affaiblie par la montée d’un capitalisme algérien, n’a presque rien dit de ses intentions en matière économique. En 2017, il avait drastiquement réduit les importations pour faire face à la chute des recettes gazières. Deux ans plus tard, le nouveau président devrait réaffirmer son choix de privilégier une économie administrée en limitant autant que possible les sorties de devises.
Il y a peu de chances qu’à court terme il réponde pleinement aux attentes des chefs d’entreprise et s’attaque par exemple au quasi-monopole des banques publiques.
Les banques publiques ne prennent aucun risque en matière d’octroi de crédits
Les six établissements étatiques dominent 90 % du secteur et sont les clients exclusifs des entreprises publiques. Sous-performantes, bureaucratiques, enlisées dans les vieux réflexes de l’économie planifiée…, les banques publiques sont perçues comme un frein à la croissance et au développement du secteur privé.
Les premières à en pâtir sont les PME. « Les banques publiques ne prennent aucun risque en matière d’octroi de crédits. Elles n’encouragent ni l’innovation ni les petits acteurs, car elles n’accordent des crédits qu’à condition de présenter des garanties réelles », déplore Nabil Djemaa, expert financier.
Éclaboussée par les affaires de corruption, la gouvernance des banques publiques est pourtant plus que jamais au cœur des critiques. Depuis juin, l’ancien directeur général du Crédit populaire d’Algérie (CPA) Omar Boudieb et l’ex-président de la Banque nationale d’Algérie (BNA) Aboud Achour sont en détention provisoire à la prison d’El Harrach, dans le cadre d’une enquête pour octroi de crédits dans des conditions douteuses.
Depuis, les entrepreneurs sont nombreux à demander une modernisation du secteur bancaire. Entre ouverture du capital et privatisation, le débat n’est pas encore tranché : « Les banques algériennes publiques ont des bilans négatifs, qu’elles maquillent. Depuis leur création, dans les années 1960, elles se sont trouvées plus de 70 fois en situation de faillite. À chaque fois, c’est l’État qui, par le biais des lois de finances, recapitalise ces établissements. On doit dire basta à ce système ! » lance Nabil Djemaa.
Selon lui, le dossier de la privatisation de la CPA et de la Banque de développement local (BDL), discuté en 2005, doit être rouvert. « À l’époque, le Crédit agricole devait entrer dans le capital de la CPA, mais l’opération a avorté à la dernière minute avec la flambée du prix du baril de pétrole, qui avait atteint la barre des 140 dollars. »
Sans aller jusqu’à une privatisation totale, certains préfèrent une ouverture graduelle du capital des banques publiques. « L’État garderait une participation minoritaire et renoncerait à son pouvoir de contrôle. Il ne faut pas reproduire l’erreur de l’ouverture du capital de Saidal [leader du secteur pharmaceutique], quand l’État n’a lâché que 20 % de ses parts », estime un industriel. Pas certain que le nouveau gardien de l’ordre établi adhère.
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