Barrage sur le Nil : enfin la renaissance pour l’Éthiopie ?

Addis-Abeba maintient la pression pour que le barrage sur le Nil bleu produise ses premiers kilowattheures d’ici à la fin de 2020. Et pour trouver un compromis avec ses voisins.

La capacité de production annuelle de l’infrastructure doit atteindre à terme plus de 15 000 GW. © Tiksa Negeri/REUTERS

La capacité de production annuelle de l’infrastructure doit atteindre à terme plus de 15 000 GW. © Tiksa Negeri/REUTERS

Publié le 3 janvier 2020 Lecture : 6 minutes.

«Abbay, Abbay » dit la chanson. De sa voix psalmodiante, l’artiste Gigi semble supplier le Nil bleu – son nom international – de ralentir sa course tumultueuse vers l’ouest puis vers le nord ; de devenir enfin autre chose que « la richesse du désert ».

Car, bien que 86 % de ses eaux proviennent des hauts plateaux de l’Éthiopie, c’est bien les plaines sèches d’Égypte qui sont le « don du Nil » célébré dans l’Antiquité par l’historien grec Hérodote. La rivière Abbay, principal affluent du plus grand fleuve du monde, a longtemps été le paradoxe douloureux d’une Éthiopie moderne marquée par les sécheresses et les famines.

la suite après cette publicité

Tout a changé en février 2011 lorsque, devant le Parlement, le défunt Premier ministre Mélès Zenawi a annoncé la construction du barrage de la Renaissance éthiopienne. Dès le mois d’avril, l’ancien maquisard marxiste pose, casquette rouge sur la tête, la première pierre du futur plus grand ouvrage hydraulique d’Afrique en matière de production d’énergie.

Il y a désormais une glorification du barrage

Dès lors, « la musique, la culture populaire, ont complètement évolué. Il y a désormais une glorification du barrage », raconte Wondwosen Michago, un universitaire éthiopien qui travaille depuis Lund, en Suède, sur cette « émotion collective » que sont les ouvrages hydrauliques. De l’Espagne de Franco à l’Égypte de Nasser en passant par les États-Unis de Roosevelt, « les barrages ont toujours été utilisés comme outils de construction nationale ».

Tournois sportifs

Avec son projet censé produire plus de 15 000 GWh par an, l’Éthiopie ne fait pas exception. Puisque la Banque mondiale a refusé de s’impliquer dans une histoire potentiellement conflictuelle à l’échelle régionale, le gouvernement de la République fédérale a annoncé son intention de le financer par ses propres moyens.

Les fonctionnaires ont donné de leur salaire, la diaspora a acheté des obligations d’État, des tournois sportifs, des loteries et des expositions ont servi à réunir les 3,8 milliards de dollars initiaux, une somme depuis dépassée. Aujourd’hui, personne ne peut prétendre faire abstraction de ce projet phare, à l’intérieur du pays – il met d’accord chaque pan de la complexe société éthiopienne – comme à l’étranger.

L’État éthiopien a repris son discours habituel sur l’intérêt national à propos du barrage

la suite après cette publicité

Arrivé au sommet de la coalition qui dirige le pays depuis 1991, l’actuel Premier ministre, Abiy Ahmed, est pourtant d’abord resté sur la réserve. Et ce malgré une visite sur le site, à quelques kilomètres de la frontière soudanaise, en mai 2018. « Il y avait une composante politique dans tout cela, cela faisait partie d’une stratégie globale pour se distancier de l’héritage du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), décrypte William Davison, analyste senior de l’International Crisis Group (ICG). Mais ces derniers mois, le Premier ministre ayant consolidé son propre pouvoir, ce besoin s’est fait moins pressant, et l’État éthiopien a repris son discours habituel sur l’intérêt national à propos du barrage. »

Avec une population de 115 millions d’habitants en 2020, le géant de la Corne de l’Afrique doit poursuivre son développement économique. Même si les chiffres sont probablement surévalués, la croissance économique éthiopienne est forte depuis plus d’une décennie, tirée par d’énormes investissements dans les infrastructures (trains, routes, parcs industriels) mais grevée par un manque criant de devises étrangères, notamment dû à des exportations qui ne décollent pas. Dans ce contexte, l’électricité est un élément clé pour développer davantage les infrastructures comme pour engranger des dollars.

la suite après cette publicité

Exportations d’électricité

« Le but principal du barrage de la Renaissance est la production d’électricité », confirme Fekahmed Negash, directeur exécutif du bureau technique du Nil oriental (Entro) à l’Initiative du bassin du Nil. En produire, et en vendre. Selon lui, une étude a montré que l’Éthiopie pourrait exporter jusqu’à 2 000 MWh vers l’Égypte et 1 200 MWh vers le Soudan.

Ce dernier achète déjà de l’électricité à son voisin depuis 2013, tout comme Djibouti, ce qui ferait entrer en moyenne 70 millions de dollars dans les coffres de la Banque centrale chaque année. Une ligne de transmission devrait par ailleurs bientôt relier le Kenya et l’Éthiopie, qui espère un jour pouvoir vendre également son courant à la Tanzanie ou au Soudan du Sud.

« L’Afrique est le continent le moins connecté au réseau énergétique », martèle Linus Mofor depuis son bureau encombré de documents. Tout en confirmant l’immense potentiel du projet, le spécialiste de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique souligne la nécessité de débloquer la demande.

En Éthiopie, seul un tiers de la population environ a accès à l’électricité. « De mon point de vue, il faut investir dans l’interconnexion », affirme Linus Mofor. En raccordant davantage de foyers, en développant les économies, le besoin d’énergie ira en s’accroissant, ajoute-t-il.

Populations déplacées

Contrairement à ce que laisse entendre la chanson, l’Éthiopie n’a pas attendu le barrage de la Renaissance pour développer ses capacités hydroélectriques. Les premiers projets ont été mis en œuvre dans les années 1970. Mais c’est bien l’actuelle coalition au pouvoir qui a trouvé les finances et la volonté politique d’accélérer le mouvement. Elle a construit de nombreux barrages avec « un sens de l’urgence » et une pratique autoritaire du pouvoir, comme le fait remarquer un chercheur qui souhaite rester discret. Celui-ci a pu constater, sur un autre barrage éthiopien, le manque de considération envers les populations locales, déplacées pour permettre d’inonder les terres destinées au réservoir d’eau. Si elles ont été indemnisées, ces personnes vivent parfois toujours dans le noir.

« C’est dans la logique même du développement », tempère Yacob Arsano, professeur à l’université d’Addis-Abeba, un des conseillers des négociateurs éthiopiens lors des tables rondes avec leurs homologues égyptiens. « Je suis allé sur place plusieurs fois, les populations locales soutiennent le grand barrage pour deux raisons : il apporte le développement – la ville, les écoles, les emplois. Même si le projet a des conséquences négatives, cela a été négocié et il y a eu des compensations financières, on leur a donné de nouvelles terres et les gens ont pu être employés sur le projet. »

La floraison d’ouvrages hydroélectriques sur le Nil bleu est logique, explique Fekahmed Negash. Elle est due « à la nature du fleuve » : la quantité d’eau charriée fluctue énormément durant l’année, particulièrement du côté éthiopien, où 80 % du volume est atteint durant les quatre mois de la saison des pluies sur les hauts plateaux (de juin à septembre).

D’où l’intérêt de retenir l’eau pour l’utiliser lorsque le besoin se fait sentir. L’Éthiopie constitue pour cela le meilleur terrain, compte tenu du faible taux d’évaporation qu’elle enregistre par rapport aux pays en aval. Sa géographie montagneuse recèle de nombreuses gorges profondes, qui peuvent contenir un volume important et qui sont relativement peu exposées à l’air, par ailleurs moins chaud qu’en Égypte et qu’au Soudan.

Pour Fekahmed Negash, le projet comporte également deux autres avantages de taille : le développement de la pêche, alors que les retenues d’eau fournissent désormais en poisson des villes comme Mekele ou Jimma. « Et à long terme, le site pourrait devenir une attraction touristique puisque de nombreuses îles seront créées », espère-t-il.

Des bâtons dans les turbines

Le chantier devrait être totalement achevé en 2022. © Zacharias Abubeker/Bloomberg via Getty Images

Le chantier devrait être totalement achevé en 2022. © Zacharias Abubeker/Bloomberg via Getty Images

Ses seize turbines devaient commencer à tourner en 2016. Près de neuf ans après le lancement des travaux, les responsables du chantier de la « Renaissance éthiopienne » ont revu leurs ambitions à la baisse : ils proposent de démarrer avec trois turbines. La capacité de production annuelle resterait la même : 15 760 GW (le pays a produit près de 14 000 GWh en 2017, selon l’Agence internationale de l’énergie).

En octobre 2019, le journal Addis Fortune annonçait un ouvrage terminé à 68,6 % (sic). Mais c’est surtout le gros œuvre de la structure qui a avancé, et non pas les parties électromécaniques. Empêtré dans des affaires de corruption, le conglomérat militaro-industriel Metal and Engineering Corporation (MeTEC), s’est vu retirer le contrat du barrage en août 2018.

Un contrat récupéré par l’italien Salini Impregilo, maître d’œuvre du projet global, le français GE Hydro, l’allemand Voith Hydro et les chinois Gezhouba et Sinohydro. Les surcoûts engendrés par les retards et les malfaçons ont fait exploser la facture (4,7 à 5 milliards de dollars selon les sources). Il manquerait aujourd’hui 1,3 milliard de dollars pour la régler, selon l’hebdomadaire Addis Fortune.

Cependant, le ministre éthiopien de l’Eau, de l’irrigation et de l’énergie, Sileshi Beleke, affirme que le remplissage du réservoir débutera bien en juin 2020 et que les premiers kilowattheures sortiront du barrage à la fin de l’année. Le lancement complet, initialement annoncé pour 2022, a finalement été repoussé à 2023.

L'éco du jour.

Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.

Image