Amazigh Kateb : « Partout, les Algériens se parlent, nous faisons à nouveau connaissance »

En pleine tournée avec son groupe Gnawa Diffusion, le fils de Kateb Yacine a échafaudé un projet de Constitution qui fédère aujourd’hui des milliers de ses compatriotes sur le web.

Amazigh Kateb, avec son guembri, a repris la route avec Gnawa Diffusion. © Sophie Rodriguez pour JA

Amazigh Kateb, avec son guembri, a repris la route avec Gnawa Diffusion. © Sophie Rodriguez pour JA

leo_pajon

Publié le 3 janvier 2020 Lecture : 8 minutes.

Le public est bouillonnant, ce 21 septembre, dans l’amphithéâtre à ciel ouvert du festival Arabesques, à Montpellier. Sur scène, le groupe Gnawa Diffusion, entre musique chaâbi, ragga et funk, enflamme les corps.

Tandis que le leader, Amazigh Kateb, enfièvre les esprits. Entre deux morceaux et quelques piques bien senties aux élites, toutes nationalités confondues, il rend hommage au peuple algérien avec un enthousiasme communicatif. Normal : le chanteur et militant travaille depuis février à la rédaction d’une constitution qui puisse accompagner le mouvement. Chez le fils de Kateb Yacine, l’engagement est tout un art. Rencontre.

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Jeune Afrique : Vous n’avez plus produit de disque depuis 2012 et la sortie de l’album Shock el Hal. Pourquoi cette longue pause ?

Amazigh Kateb : C’est d’abord lié à des raisons personnelles. J’ai eu trois enfants entre 2010 et 2017, j’ai vécu un déménagement, une séparation… Il y a un album de Gnawa Diffusion en préparation pour le début de l’année 2020, mais je travaille sur des projets parallèles. Je planche sur de la poésie carcérale, notamment sur les textes d’Abdallah El Ouaddane, un auteur marocain emprisonné, torturé et mort au milieu des années 1980. Sa sœur m’a donné la possibilité de mettre ses textes en musique.

Dans un troisième projet, Alger de La Havane, je mêle le chaâbi, le diwan algérien et les musiques traditionnelles cubaines. Il y a aussi une perspective historique et politique à ce travail : à un moment, Cuba et l’Algérie ont représenté une troisième voie pour les pays du Tiers-Monde. On oublie souvent qu’Alger a accueilli beaucoup d’immigrés d’Amérique latine. Dans mon quartier de Ben Aknoun, j’ai grandi avec des enfants chiliens, russes, uruguayens. À 6 ans je savais qui étaient Pinochet et Allende !

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Gnawa Diffusion a repris la route. Comment expliquez-vous la longévité du groupe, qui existe depuis près de vingt-sept ans ?

Peut-être que cela tient à notre manière de travailler. Ce groupe, c’est une microstructure ultra-indépendante fondée sur une logique de démocratie participative. On n’a pas de manager, pas encore vraiment de tourneur, et l’on discute de tout ensemble : des structures des chansons comme des conditions de travail. Sur le plan salarial, il y a une transparence totale. Tous les membres sont payés à parts égales, sauf moi, qui ai une double part, car je m’occupe aussi de promotion, d’écriture… On thésaurise les bénéfices et avec ça on produit nos albums. S’il y a une urgence pour l’un des membres du groupe, il peut aussi retirer de l’argent. Sachant que j’ai « bouffé » pas mal de marxisme, cela me semblait difficile que les gens ne soient pas maîtres de leur outil de production…

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Avez-vous été surpris par le mouvement de contestation né en février ?

Oui, comme tout le monde je pense, même si je sentais qu’il y avait un ras-le-bol dans l’air depuis longtemps. J’ai été très ému de voir ce peuple sortir de sa torpeur, de son long silence. Ma génération a connu les années terroristes… Mais les jeunes de 20 ans qui sont aujourd’hui dans la rue n’ont pas vécu ce traumatisme. Pourtant, il y a une telle maturité dans ce mouvement ! Cela m’a fait réfléchir, écrire. Bref cela m’a nourri.

N’avez-vous pas peur que le mouvement s’enlise ?

On dit souvent que les révolutionnaires produisent des révolutions… alors que c’est l’inverse : les révolutions produisent des révolutionnaires. Il y a un différé entre le temps immédiat, médiatique, visible, des révolutions, et le cheminement intellectuel qui se fait grâce à elles dans la tête des gens. L’Algérie était devenue muette, elle ne se racontait pas, elle était devenue étrangère à elle-même. Aujourd’hui, les Algériens se parlent, dans la rue ou ailleurs. Nous faisons à nouveau connaissance. Tout ce que le carcan du FLN a voulu étouffer ressurgit. Alors, certes, le mouvement peut donner une impression d’enlisement, mais ça bouge dans les têtes.

En mars, vous mettiez en ligne la chanson très politique « Roho ! » (« va-t’en ! »). Comment l’avez-vous créée ?

J’avais en tête toutes ces années de gabegie, de rapine organisée en Algérie… Je ne pouvais pas prévoir, à ce moment-là, que le mouvement allait durer, et je voulais qu’une chanson puisse marquer ce qui se passait. Pour moi, la musique donne parfois plus d’informations qu’un livre sur une époque. J’ai vécu les événements d’octobre 1988 [des manifestations sporadiques dans plusieurs villes algériennes réprimées par l’armée] pour lesquels il n’y a pas à ma connaissance de « marqueur artistique » qui permette de revivre ce moment… C’est une frustration.

« Roho » s’adressait directement à Abdelaziz Bouteflika…

Pour moi, cela faisait longtemps qu’il était parti et que son frère menait la danse en s’appropriant le cachet de la présidence. Dans un système présidentialiste, il était important qu’on abatte avant tout le totem. Mais aujourd’hui les citoyens ont compris que le problème était systémique, qu’il fallait fouiner dans les textes, revoir la Constitution, obtenir la séparation des pouvoirs, une justice indépendante…

Quelques jours après le début du soulèvement, vous avez créé la page Facebook « Écris ta Constitution »…

Oui, l’envie m’est venue avant même d’écrire une chanson ! On dit que sans la paresse des peuples, leur obéissance, aucun des régimes que nous endurons n’existerait. Les populations se désintéressent autant des textes fondamentaux que les élites s’y intéressent… pour les contourner. Nous vivons dans des systèmes, y compris en France, qui sont antidémocratiques, qui ne tiennent pas assez compte de la volonté populaire. Or tout citoyen aujourd’hui a les moyens de faire évoluer le système : nous avons des smartphones, nous sommes sur les réseaux sociaux, nous pouvons être journaliste, commentateur, acteur de l’actualité.

Votre projet de rédaction de Constitution a-t-il connu du succès ?

Aujourd’hui, nous avons plus de 5 000 membres sur notre page. Nous organisons aussi avec Hicham Rouibah, sociologue et économiste, des ateliers constituants. Pas seulement en Algérie, où nous sommes présents dans de nombreuses wilayas [divisions administratives du pays], mais aussi en Europe et jusqu’au Canada. Le plus long est d’expliquer, de réexpliquer les fondamentaux sur les libertés individuelles, la démocratie… C’est ça qui est épuisant lorsque l’on prend le contre-pied de l’ancien système. Mais il y a des satisfactions : à présent, chaque vendredi je vois davantage de gens qui appellent à la formation d’une assemblée constituante !

Vous avez la nationalité algérienne, avez-vous voté ?

Non, je ne vote pas. Pas dans les conditions actuelles de l’exercice du pouvoir. Le vote n’est qu’une fourchette dans la cuisine démocratique. Le peu de souveraineté que j’ai, je ne veux pas le céder à un système politique. Je pense comme Robespierre, qui m’inspire beaucoup, que la nation ne peut déléguer que des fonctions, jamais des pouvoirs. Les pouvoirs ne peuvent être ni aliénés ni délégués. La nation doit rester souveraine.

Lors de votre concert à Montpellier, vous avez cité les Gilets jaunes, le mouvement populaire du Rif… Pour vous, il y a une convergence des luttes au niveau international ?

Je pense qu’il y a une prise de conscience au niveau global face à une prédation économique des multinationales qui ne connaît pas de frontières. Et qu’il y a des solutions approchantes trouvées dans différents pays. Je pense à Étienne Chouard, impliqué dans les Gilets jaunes [il proposait de former une assemblée constituante avec des citoyens volontaires tirés au sort]. À partir du moment où il y a une internationale de la misère, il y a une internationale de la lutte contre la misère… Et je pense que quand les peuples gouverneront vraiment, il n’y aura plus de guerre : quel parent pourrait envoyer de sa propre volonté son enfant au front ?

Quels sont vos grands combats ?

La lutte contre la corruption. La mise en avant de représentants communaux plutôt que des élus. La protection du patrimoine naturel de l’Algérie : nous aimerions que les industriels ne puissent plus s’installer n’importe où. Ce serait une sorte de barrière démocratique pour protéger la nappe phréatique [la nappe de l’Albien est la plus grande réserve d’eau douce au monde] mise en danger par l’extraction du gaz de schiste. Il y a aussi une transition énergétique à effectuer : nous pouvons étendre le solaire dans le désert, nous pourrions même approvisionner le monde en électricité, plutôt que de pomper les hydrocarbures qui nous restent !

Le mouvement de protestation est presque né dans les stades, avec le chant La Casa del Mouradia… Quel rôle joue la musique dans le mouvement algérien ?

La musique est le véhicule de prédilection pour les idées du mouvement. Il y a du propos, de la profondeur, de l’humour dans ce que les gens chantent.

Idir, Safy Boutella… Plusieurs personnalités de la musique se sont prononcées en faveur du mouvement. Les artistes prennent-ils suffisamment leur part ?

Je souhaiterais que tous les artistes s’y mettent… Cela serait bien pour l’avenir du pays. Le dramaturge allemand Bertolt Brecht disait : « Celui qui ne participe pas à la lutte participe à la défaite. » J’aurais aimé qu’un collectif d’artistes se monte.

Pourquoi ne pas l’avoir créé ?

Je sais que le monde de l’art est compliqué, car on est beaucoup parasités par le business… J’ai d’abord visé les citoyens.

Pensez-vous vous installer de nouveau un jour en Algérie ?

C’est une envie ancienne. Même si c’est plus compliqué aujourd’hui avec mes enfants, et leur maman, je voudrais rentrer dans une Algérie libérée. Et j’espère ne pas avoir à attendre d’être mort.

Dans les pas de son père

Il y a un peu plus de trente ans, le 28 octobre 1989, disparaissait Kateb Yacine, qui reste l’un des plus grands écrivains algériens, notamment grâce à son roman le plus connu, Nedjma. « Dans les années 1980, il était déjà aux côtés des manifestants… Nul doute qu’il descendrait aujourd’hui dans la rue s’il était toujours vivant, glisse Amazigh Kateb. Il attendait ce réveil populaire avec impatience, comme moi je l’attends. »

De fait, Kateb Yacine a beaucoup travaillé sur les révolutions, s’est intéressé à Nelson Mandela, à Robespierre, sur lequel il écrivait lorsqu’il est mort. « Pour moi, il est toujours là. Sa bibliothèque, ses textes, continuent de me nourrir, confie son fils. Le travail même que je réalise sur la Constitution est dans la veine de ses réflexions sur la démocratie. Il disait que le pouvoir n’est pas anecdotique, et qu’il doit se pratiquer tous les jours. »

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