Libye : entre stratégie du chaos et spectre d’une nouvelle dictature, le pays de tous les dangers

En l’absence d’un accord politique, introuvable, entre belligérants, la solution militaire – et le chaos – continue de prévaloir. Tandis que la Turquie et la Russie s’imposent comme les nouveaux acteurs clés de la crise.

Obsèques des victimes d’un bombardement de l’aviation de Haftar contre une école militaire, le 5 janvier, à Tripoli. © Mahmud TURKIA/AFP

Obsèques des victimes d’un bombardement de l’aviation de Haftar contre une école militaire, le 5 janvier, à Tripoli. © Mahmud TURKIA/AFP

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Publié le 20 janvier 2020 Lecture : 10 minutes.

À 63 ans, Abdoussalem Nasser a connu toutes les guerres libyennes, du conflit tchado-libyen des années 1980 au siège de Tripoli entamé le 4 avril 2019 par Khalifa Haftar : « Celle-ci est la plus difficile, car on se bat contre des Russes, des Égyptiens, des Soudanais et des équipements militaires modernes, avec les drones émiratis et les missiles français. »

Entouré de ses 120 hommes, l’ancien militaire de l’armée de l’air combat au sein de la Brigade 80 affiliée à l’opération Volcan de la colère, chargée de la défense de la capitale. Il décrit une guerre asymétrique, malgré les quelque 2 000 combattants syriens acheminés sur le front par la Turquie depuis décembre. L’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar est actuellement à 15 km au sud-est du centre de Tripoli, position qui lui permet de recevoir plus facilement un soutien logistique et humain depuis la ville amie de Tarhouna.

À en croire le président turc Erdogan, la Libye serait entièrement passée sous le contrôle du « putschiste Haftar » sans son intervention

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L’avancée de l’ANL a été telle ces derniers mois – notamment grâce au soutien de centaines de mercenaires russes – que, à en croire le président turc Erdogan, la Libye serait entièrement passée sous le contrôle du « putschiste Haftar » sans son intervention. Mais les troupes turques promises se résument pour l’instant à quelques dizaines de soldats et de conseillers dont le rôle se limite à l’entraînement des forces tripolitaines et à la coordination des différents fronts. Abdoussalem Nasser affirme avoir besoin de meilleurs équipements plutôt que de renforts humains.

Face aux 40 000 hommes de l’ANL et au soutien aérien émirati, l’opération Volcan de la colère est un appareillage de groupes armés venus de différentes villes aux objectifs propres. Si les puissantes brigades de Misrata combattent à Tripoli, c’est surtout pour empêcher leur fief d’être encerclé. Avec la prise de Syrte en début d’année, Haftar a ouvert un front à 250 km à l’est de Misrata. Que Tripoli tombe entre les mains de l’ANL, et c’est l’assurance d’une offensive contre la seconde ville du pays.

À l’inverse, chasser Haftar de l’Ouest, c’est garantir la survie de Misrata, qui pourra aussi retrouver son influence dans la capitale. « On est promis à un retour en arrière, constate, désabusée, une figure du quartier révolutionnaire de Souq al-Juma. Soit Haftar gagne et c’est le retour de la dictature ; soit il perd, mais Tripoli se retrouve à nouveau aux mains des milices de Misrata, Zintan, Zaouïa, etc., comme entre 2012 et 2014. » Comme si, depuis 2011, la Libye était condamnée à l’instabilité et au chaos quelles que soient les intentions des différents acteurs internationaux.

Ghassan Salamé et l’ONU impuissants

Plus de deux ans après sa nomination, l’émissaire de l’ONU pour la Libye reconnaît lui-même les obstacles quasi insurmontables qui jalonnent sa mission. « J’ai passé dix-huit mois à essayer de réunir les Libyens, expliquait-il ainsi à Rome au début de décembre, en marge des Med Dialogues, le forum régional organisé par l’Italie. « Mais quand vous allez de l’échec d’un dialogue à l’échec d’un accord, il est clair que beaucoup d’acteurs extérieurs jouent contre vous. »

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En cause, selon l’ancien ministre libanais, la multiplication des États qui alimentent le conflit au mépris de l’embargo sur les armes imposé par l’ONU. « J’interprète ce qu’on a entendu à Rome comme le testament de Ghassan Salamé, dont les Russes demandent et attendent la succession », analyse Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE). « Haftar ne veut plus entendre parler de lui », renchérit Michel Scarbonchi, consultant français qui a œuvré à promouvoir la solution Haftar à Paris. « La dernière fois qu’il l’a vu remonte à plusieurs mois. »

Ghassan Salamé n’est pas davantage épargné par les critiques à Tripoli, où il entretient pourtant de meilleures relations. « Ce n’est pas sa personne qui est en cause. Certes, Salamé aurait pu être Superman ! » ironise Jalel Harchaoui, chercheur à l’institut Clingendael. À Rome, l’émissaire de l’ONU a reconnu avoir changé de stratégie : « Je cherche maintenant à atteindre un consensus minimum entre ceux qui s’ingèrent dans les affaires libyennes. » C’est dans cette optique qu’est née l’idée de la conférence de Berlin.

Le problème, c’est que durant l’automne dernier il n’y a eu aucune accalmie du côté des frappes émiraties. Au contraire, Abou Dhabi n’a fait qu’intensifier sa campagne aérienne

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« Angela Merkel a voulu aider Salamé à briser le tabou de l’embargo sur les armes. Et la Turquie avait fortement réduit cette aide à partir d’octobre, dans la perspective de la conférence de Berlin, mais aussi parce que ses drones rencontraient des difficultés face à ceux des Émirats. Sans compter les problèmes de financement », détaille de son côté Harchaoui.

« Le problème, c’est que durant l’automne dernier il n’y a eu aucune accalmie du côté des frappes émiraties. Au contraire, Abou Dhabi n’a fait qu’intensifier sa campagne aérienne », conclut le spécialiste. S’il n’obtient pas de résultats tangibles lors de la conférence de Berlin le 19 janvier, Ghassan Salamé sera sans doute tenté de jeter son costume d’arbitre aux orties.

Ghassan Salamé, Emmanuel Macron, Jean-Yves Le Diran et Denis Sassou Nguesso, lors des discussions à l'Élysée sur la crise libyenne, mardi 29 mai 2018. © Etienne Laurent/AP/SIPA

Ghassan Salamé, Emmanuel Macron, Jean-Yves Le Diran et Denis Sassou Nguesso, lors des discussions à l'Élysée sur la crise libyenne, mardi 29 mai 2018. © Etienne Laurent/AP/SIPA

L’UA veut avoir son mot à dire

Les critiques contre l’ONU viennent aussi d’Afrique, et notamment de Moussa Faki. Le président de la Commission de l’Union africaine (UA) dénonce la marginalisation de son institution sur le dossier libyen, comme il l’a coup sur coup déploré lors du Forum de Doha puis à Brazzaville, à la mi-décembre, en compagnie de Denis Sassou Nguesso, lui-même président du Haut Comité de l’UA sur la Libye. « Il n’y a aucun problème avec Moussa Faki. L’UA veut avoir son mot à dire sur tous les conflits africains, pas seulement sur la Libye », tempère Ghassan Salamé, interrogé par JA. « Et si l’UA veut envoyer un émissaire à Tripoli, je l’accueillerai moi-même », ajoute-t-il… avant de reconnaître que l’institution panafricaine ne se montre pas très réactive à ses rapports régulièrement envoyés.

Dans les faits, hormis l’Algérie, l’Égypte et le Congo, peu de pays africains maintiennent une haute expertise diplomatique sur le dossier libyen

Si l’UA fait valoir sa compétence dans la médiation des conflits africains, comme elle l’a récemment montré au Soudan, sa marge de manœuvre en Libye laisse les observateurs sceptiques. « Si on espère que l’UA reprenne le flambeau de Salamé, on va être déçu. Depuis 2011, l’UA a compris qu’il était de bon ton de se plaindre sur la Libye. Dans les faits, hormis l’Algérie, l’Égypte et le Congo, peu de pays africains maintiennent une haute expertise diplomatique sur le dossier libyen », assène Jalel Harchaoui.

Le Congo n’entend d’ailleurs pas laisser le ballet diplomatique se danser sans l’Afrique, et a annoncé une nouvelle réunion sur la Libye le 25 janvier. Le ministre congolais des Affaires étrangères, Jean-Claude Gakosso, a entrepris en janvier une tournée des chefs d’État africains invités à Brazzaville. Le passage à une présidence sud-africaine de l’UA en février peut-il redonner du souffle à une médiation africaine ? « L’Afrique du Sud serait particulièrement pertinente sur ce dossier, parce qu’elle assurera à la fois la présidence des Brics et celle de l’UA en 2020, espère Emmanuel Dupuy. Ça lui offre une forte capacité d’action sur ce dossier, notamment vis-à-vis de la Russie, avec qui il existe une coopération économique, diplomatique et militaire de longue date. »

Turcs et Russes vont-ils se partager le pays ?

Acteurs marginaux sur le terrain il y a encore un an, Ankara et Moscou pèsent plus que jamais sur l’avenir de la Libye. Si la Turquie s’est clairement engagée aux côtés du Gouvernement d’entente nationale (GNA), la Russie est parvenue à garder un pied dans chaque camp. Le soutien apporté par la société militaire privée Wagner – proche du Kremlin – aux troupes du maréchal Haftar a permis à ce dernier d’enregistrer plusieurs succès ces derniers mois. Et offre à la diplomatie russe une marge de manœuvre du côté de Tripoli, la Russie n’ayant pas officiellement pris parti pour Haftar.

« On parle beaucoup de la rivalité Total-ENI en Libye, note Emmanuel Dupuy. Mais le nouveau monde, c’est Gazprom, Tatneft et Rosneft, qui ont signé des contrats avec la National Oil Corporation [NOC, la compagnie nationale pétrolière libyenne]. C’est pour cela que les Russes jouent sur les deux tableaux. La Banque centrale et la NOC sont toujours à Tripoli. »

Réunion russo-turque à Moscou, le 13 janvier. © CEM Ozdel/Anadolu Agency/AFP

Réunion russo-turque à Moscou, le 13 janvier. © CEM Ozdel/Anadolu Agency/AFP

De son côté, la Turquie a exploité la détresse du GNA à la fin de novembre pour signer un accord de soutien militaire couplé à un accord maritime qui lui donne accès à des zones économiques revendiquées par la Grèce et par Chypre. « Avec cet accord, nous avons étendu au maximum le territoire sur lequel nous avons ­autorité. Nous pourrons ainsi mener des activités d’exploration [d’hydrocarbures] conjointes », a expliqué Recep Tayyip Erdogan le 9 décembre.

« La Turquie défend ses propres intérêts en Libye, on ne se fait pas d’illusions sur son aide au GNA », souffle un notable de Misrata. Qui décèle un partage des tâches entre les deux pays : « De son côté, la Russie veut contrôler la partie Haftar. » Ainsi, même s’ils soutiennent militairement des rivaux, « on a raison de parler d’entente entre la Turquie et la Russie, qui ont compris que leur intérêt commun est d’éclipser l’Europe dans cette partie du monde », juge Harchaoui. Comme un pied de nez aux diplomaties européennes, les deux pays – qui ont inauguré au début de janvier le gazoduc Turkstream – sont parvenus à mettre sur pied un éphémère cessez-le-feu entre les protagonistes libyens.

Seuls trois pays sont capables de pousser les Libyens à la table des négociations : la Turquie, la Russie et les États-Unis

« Seuls trois pays sont capables de pousser les Libyens à la table des négociations : la Turquie, la Russie et les États-Unis, même si ces derniers ne veulent pas s’engager dans le bazar libyen », résume l’homme d’affaires de Misrata. Reste que Sarraj et Haftar ont refusé de se rencontrer à Moscou le 13 janvier et que le maréchal a quitté la capitale russe le lendemain sans avoir ratifié l’accord de cessez-le-feu, suscitant des interrogations sur des pressions émiraties et égyptiennes. Sans compter que le plan prévoyait le retrait de l’ANL à ses positions pré-4 avril. « Pourquoi voulez-vous que Haftar négocie maintenant ? Il contrôle 90 % du territoire », balaie Michel Scarbonchi.

Europe et États-Unis hors jeu ?

À Paris, l’époque – pas si lointaine – où la France était à l’initiative sur le dossier libyen semble bien révolue. L’échec en 2018 de la médiation d’Emmanuel Macron a laissé des traces. « À l’Élysée, il y avait un fort tropisme libyen grâce au conseiller diplomatique Philippe Étienne, explique Emmanuel Dupuy. Son remplaçant, Emmanuel Bonne, est à mon avis moins tourné vers la Méditerranée occidentale et regarde davantage vers le Moyen-Orient – la crise dans le golfe Persique et l’Iran. Il y a moins d’implication personnelle. Il y a eu aussi des changements de conseillers Maghreb - Moyen-Orient au sein de l’équipe présidentielle qui ont joué sur le suivi attentif du dossier libyen. »

Au-delà des questions de personnes, Paris paie un soutien qui a paru trop explicite au maréchal Haftar, et se trouve discrédité du côté de Tripoli, avec qui tous les ponts ou presque ont sauté. Si Rome a pu un temps prétendre reprendre le flambeau tombé des mains de son rival français, ses espoirs ont eux aussi fait long feu. Longtemps favorable à Tripoli, l’Italie a donné le sentiment d’un changement de cap sur le coup de la panique après les derniers succès militaires de Haftar, invitant ce dernier le 8 janvier avec Fayez al-Sarraj dans l’espoir de négocier un cessez-le-feu. Apprenant que le maréchal l’avait précédé à Rome, le chef du gouvernement libyen a préféré tourner les talons pour n’honorer son rendez-vous avec Giuseppe Conte que le 11 janvier.

Les Européens, qui se voulaient faiseurs de paix, n’ont plus aucun rôle

Quant à l’initiative allemande, elle a été compliquée par la polémique autour des États associés au processus de Berlin, le Qatar notamment goûtant assez peu d’être snobé alors que ses rivaux émiratis sont invités. « Les Français ont utilisé leur savoir-faire diplomatique pour subvertir l’initiative allemande, par exemple en demandant à ce qu’une foultitude d’États africains soient invités ou en étendant le processus à des questions générales sur les élections et les réformes économiques », explique aussi Jalel Harchaoui.

Résultat : une conférence aux objectifs flous et changeants au gré des tractations diplomatiques. « La question se pose d’une diplomatie allemande aussi peu efficace que l’italienne ou la française, résume Emmanuel Dupuy. Les Européens, qui se voulaient faiseurs de paix, n’ont plus aucun rôle, si ce n’est celui d’accueillir physiquement des sommets dans lesquels ils n’ont plus la maîtrise des débats et des invités. »

Du côté de Washington, enfin, l’Administration Trump s’est montrée incapable de définir une ligne claire sur la Libye et se contente d’y dénoncer les interférences étrangères. Une position consensuelle qui masque mal le désintérêt américain pour une question libyenne surtout appréhendée à travers le prisme pétrolier.

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