Kenya : l’émergence au pas de charge
La première économie d’Afrique de l’Est connaît une croissance rapide, dispose d’une infrastructure financière solide et d’un secteur privé développé. Si tous les voyants semblent être au vert, de nombreuses fragilités subsistent, au premier rang desquelles l’opposition entre le président Kenyatta et le vice-président Ruto.
Qu’est-ce qui fait courir les équipes du président Uhuru Kenyatta ? À peine installé au ministère des Finances – après le départ controversé de son prédécesseur, Henry Rotich, accusé de corruption –, l’ancien ambassadeur Ukur Yatani a multiplié les mises en garde en direction de l’Administration.
Le grand argentier du Kenya a promis de sabrer dans « les dépenses non essentielles » : des frais d’hôtellerie aux fournitures de bureau, de l’utilisation de véhicules du gouvernement à « la taille de la délégation gouvernementale lors de réunions à l’extérieur du pays ». Dans son message à la nation du 31 décembre 2019, le président kényan a lui-même exhorté ses concitoyens à « faire de 2020 l’année la plus réussie de l’histoire du pays ».
« Une politique monétaire plus souple »
De son côté, la Banque centrale, instance indépendante – dirigée cependant par le gouverneur Patrick Njoroge, nommé à ce poste en 2015 par Uhuru Kenyatta –, a procédé le 27 janvier à la deuxième réduction de son taux directeur en à peine trois mois. Maintenu stable à 9 % durant plus de un an, il a été ramené à 8,25 %, soit son plus faible niveau depuis 2013.
« Le Comité de politique monétaire a estimé que les effets de l’abaissement du taux de change effectif global en novembre 2019 [de 9 % à 8,5 %] continuaient à se transmettre dans l’économie, mais il a également noté qu’il était possible de mettre en place une politique monétaire plus souple pour soutenir l’activité économique », a expliqué l’économiste, ancien du FMI.
Un coup de pouce supplémentaire pour l’économie kényane, en plus de l’élan attendu de la suppression du cap sur les taux d’intérêt, introduit en 2016 et levé à la fin de 2019, et qui avait grandement mécontenté le secteur financier, premier moteur de croissance du pays, et freiné les crédits au secteur privé.
840 000 emplois créés chaque année depuis 2013
Vue à distance, cette agitation a de quoi surprendre. Les prochaines élections générales ne sont pas attendues avant 2022. Jubilee Party of Kenya, le parti unifié du président Kenyatta et de son vice-président, William Ruto, élus en 2013 et réélus en 2017, dispose d’une solide majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Jubilee compte 193 sièges dans la Chambre basse, contre 127 pour la National Super Alliance (Nasa), qui soutient l’ex-Premier ministre et candidat à la présidentielle Raila Amolo Odinga, et occupe 38 fauteuils sénatoriaux contre 28 dans la Chambre haute. Par ailleurs, la conjoncture économique kényane paraît reluisante, avec un taux de croissance supérieur de moitié à la moyenne subsaharienne : 6 % anticipés en 2019, selon le Trésor public, après une hausse de 6,3 % en 2018 – la plus forte depuis 2011.
Depuis l’accession à la présidence, en 2013, de Uhuru Kenyatta, pas moins de 840 000 nouveaux emplois ont été créés par an (828 000 en 2018), selon les statistiques officielles. Sur la même période, le revenu par habitant de la première économie d’Afrique de l’Est a progressé de deux tiers à plus de 186 000 shillings (1 586 euros). Nairobi est également dans les bonnes grâces des institutions de Bretton Woods.
Dans l’édition 2015 du rapport « Doing Business » de la Banque mondiale, le pays se situait au 136e rang mondial, quelques crans au-dessus de la Cisjordanie. Dans la dernière édition, publiée à la fin d’octobre 2019, le Kenya devance l’Italie, le Chili et le Mexique. « L’économie kényane est l’une des plus diversifiées d’Afrique subsaharienne », souligne David Rogovic, de l’agence de notation Moody’s, qui rappelle que « ces dernières années le pays a attiré les plus grandes opérations de capital-investissement d’Afrique de l’Est, grâce à une croissance économique relativement robuste, à une infrastructure financière plus solide et à un secteur privé plus développé que dans les autres États de la région ».
Craintes de fractures politiques sur fond de divisions ethniques
Comment alors expliquer la soudaine effervescence du gouvernement kényan ? La réponse est peut-être à trouver au sein même de l’alliance présidentielle. Cette dernière est fragilisée depuis mars 2018, et la fameuse « poignée de main » entre le président Kenyatta et son adversaire à la présidentielle de 2017, Raila Odinga. Après une rude campagne et un premier scrutin en août, annulé par la justice, le leader de l’Orange Democratic Movement (ODM) avait boycotté le nouveau round d’octobre, laissant un boulevard au tandem Uhuru Kenyatta-William Ruto, reconduit avec 98 % des voix.
Les conditions et les motifs du rapprochement surprise entre les deux adversaires font l’objet de toutes les spéculations. Sa conséquence immédiate a cependant été l’apparition d’une fissure entre le président et son vice-président sur fond de craintes d’un réalignement des dynamiques politico-ethniques du pays : entre les appuis du chef de l’État au centre du Kenya, en zone kikuyu (17 % de la population), ceux du vice-président Ruto chez les Kalenjins de la vallée du Rift (13 %), dans l’Ouest, et ceux de Raila Odinga (Luo, 11 %), regroupés à la pointe sud-ouest du pays.
Les craintes des partisans du vice-président ont été renforcées avec le lancement, en mai 2018, par Kenyatta aux côtés de son ex-rival et « chef officiel de l’opposition », de la Building Bridges Initiative (BBI), un programme de consultations censé aboutir à des modifications constitutionnelles permettant de « construire des ponts pour un Kenya uni ».
Véritable moyen de rompre le cycle de violences électorales ou stratagème censé protéger le président Kenyatta – soumis à la limite de deux mandats constitutionnels – et les intérêts de sa richissime famille (présente dans l’agro-industrie, la finance et les médias, entre autres) ?
Projets en retard
Les recommandations de BBI, rendues en octobre 2019, ont fait enrager le camp du vice-président, en particulier la suggestion de créer un poste de Premier ministre, fonction abolie en 1964 et rétablie en 2008-2013 en faveur de Raila Odinga, dans le cadre d’un accord de partage du pouvoir avec l’ex-président Kibaki.
« Le manque d’inclusion est le principal facteur qui contribue à des élections qui divisent et causent des conflits », écrivent les membres de la Commission, qui recommandent le maintien du poste de président de la république comme chef de l’État et « symbole central de l’unité nationale ». Tandis que « l’autorité sur la supervision et l’exécution des fonctions et des affaires courantes du gouvernement » reviendrait au Premier ministre. Le vice-président, à peine mentionné dans le rapport final, étant cantonné à « suppléer » le chef de l’État, sans plus de précisions.
Bien avant la sortie de ce rapport, les partisans du vice-président n’avaient cessé de décocher des flèches à l’endroit de l’exécutif. Parmi les plus zélés défenseurs de William Ruto figure le député Kimani Ichungwa’h. « Il reste encore beaucoup à faire pour que le Kenya atteigne une croissance économique de 10 % par an ainsi que pour atteindre et maintenir un statut de pays à revenu intermédiaire élevé », a-t-il martelé.
Faisant référence aux quatre priorités du Big Four Agenda annoncées à la fin de 2017 par le président Kenyatta, le député du parti au pouvoir a rappelé à l’exécutif qu’il « ne [leur restait] que deux ans pour réaliser ce plan », et au gouvernement « les préoccupations de plus en plus importantes » des populations. En particulier les nombreux projets en retard.
Selon ses estimations, à la fin de juin 2018, les projets en souffrance portés par le gouvernement atteignaient une valeur supérieure à 396,9 milliards de shillings. Le rapport appelle à donner la priorité à ces derniers afin de « débloquer le capital inutilisé et de stimuler les performances économiques ».
Passé la multiplication des projets, le BTP s’essouffle sérieusement
Outre la recherche d’un avantage dans la guerre de tranchées au sein du parti au pouvoir, le gouvernement sait aussi qu’en dépit des résultats économiques positifs de nombreuses fragilités subsistent, dont l’essoufflement du BTP. Après la multiplication des mégaprojets d’infrastructures (dont celui du chemin de fer Mombasa-Nairobi-Naivasha, d’un coût de 5 milliards de dollars et dont le remboursement pose des problèmes de trésorerie), le secteur est en berne : 3 600 nouveaux emplois créés en 2018, contre 14 800 en 2015.
Plus encore, la réalisation du Big Four Agenda – enjeu majeur pour le président Uhuru, fils cadet du père fondateur de la nation, Jomo Kenyatta –, pour lequel une enveloppe de 451 milliards de shillings a été prévue dans le budget 2019-2020, dépendra tout particulièrement d’une amélioration de la récolte fiscale, alors que l’administration échoue année après année à atteindre ses objectifs. En 2018-2019, ce manque à gagner s’est élevé à 123 milliards de shillings. « Le gouvernement atteint généralement 90 % de ses prévisions de recettes budgétaires », rappelle Moody’s, ce qui contraint l’État à s’endetter.
Selon Jermaine Leonard et Krisjanis Krustins, de l’agence de notation Fitch, « l’élargissement des déficits budgétaires a entraîné une hausse du ratio dette publique/PIB de 39 % pour l’exercice fiscal 2010 à 62 % pour 2018, ce qui est supérieur à la médiane historique des pays notés B ». La purge menée par le ministère de Ukur Yatani vise à réduire les dépenses publiques, pour couvrir le coût du programme Big Four, avec pour ambition de réduire le ratio dépenses publiques/PIB de 25,3 % en 2018-2019 à 23 % d’ici à 2023, soit un an après la fin du mandat de Kenyatta. Simple hasard ?
La « Troïka » du président Kenyatta
- Ukur Yatani Kanacho
Il est le ministre des Finances depuis juillet 2019. Diplômé de la Egerton University en économie, il est, entre 2009 et 2012, le représentant permanent du Kenya aux Nations unies, ainsi que l’ambassadeur en Autriche. Ancien député et ex-gouverneur du comté de Marsabit, dans la vallée du Rift, il a été directeur de cabinet du ministre du Travail et de la Protection sociale en 2018.
- Patrick Njoroge
Il est, depuis juin 2015, le gouverneur de la Banque centrale du Kenya. Docteur en économie à Yale, il a passé vingt ans au FMI en tant qu’économiste puis économiste en chef. Il devient en 2006 directeur adjoint du département finance, avant de conseiller le directeur général adjoint entre 2012 et 2015.
- Nzioka Waita
Il est le directeur de cabinet du président dont il coordonne les politiques, dont le Big Four Agenda, qui prévoit, entre autres, la construction de 500 000 logements sociaux et une couverture médicale universelle. Formé en droit de la communication à la Queen Mary University de Londres, il a passé sept ans chez Safaricom, avant d’entrer au cabinet du président.
Valentin Grille
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