En Tunisie, les discours populistes s’invitent dans l’hémicycle

Comme dans de nombreux pays à travers le monde, les démagogues antisystème ont fait irruption sur le devant de la scène, ne reculant devant aucune outrance pour servir leurs desseins. Jusqu’où peuvent-ils aller ?

Sit-in du groupe parlementaire du Parti destourien libre (PDL), dirigé par Abir Moussi (en tailleur à carreaux). © FETHI BELAID/AFP

Sit-in du groupe parlementaire du Parti destourien libre (PDL), dirigé par Abir Moussi (en tailleur à carreaux). © FETHI BELAID/AFP

Publié le 4 février 2020 Lecture : 4 minutes.

Le 20 janvier, lors du vote de confiance au gouvernement de Habib Jemli, sans crier gare et surtout sans raison, le député Safi Saïd s’est déchaîné contre les binationaux. Des « bâtards », des « vendus » et des « bons à rien », s’est emporté cet indépendant.

La tirade a choqué la société civile, mais n’a suscité aucune réaction parmi les élus. Un peu comme si les débats entre conservateurs et modernistes – qui avaient marqué les précédents mandats depuis la Constituante de 2011 – avaient muté et cédé légitimement la place aux discours populistes. Durant les campagne législative et présidentielle, les observateurs n’avaient pas osé lâcher le mot, lui préférant la bannière plus générique de pensée « antisystème ».

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Depuis, sous la coupole du Bardo, plus personne ne fait la différence. Le discours populiste, devenu presque la norme au sein de l’hémicycle, se veut la caisse de résonance des aspirations de l’opinion. Et semble faire écho au credo anti-élites du président Kaïs Saïed et à son slogan de campagne : « le peuple veut ». Or, d’après l’expert en communication Kerim Bouzouita, « le peuple est une créature politique abstraite ».

Michaël Ayari, analyste au Crisis Group, estime que « 45 % de l’Assemblée actuelle peut être qualifiée de populiste, ou plutôt de souverainiste ». « C’est une tendance que l’on retrouve dans les éléments de langage utilisés par différentes formations, abonde Kerim Bouzouita, à l’exception peut-être de celles dont la doctrine politique est définie ou qui comprennent de nombreux technocrates. »

Le chercheur Alexandre Dorna, qui a travaillé sur le néopopulisme, considère pourtant que « l’une de ses causes profondes réside dans la destruction des liens affectifs entre les membres d’une nation et la froideur technocratique des gouvernants, d’où un besoin diffus de retour à des rapports plus horizontaux ».

Société post-tribale

Le rejet des élites, protéiforme, connaît plusieurs déclinaisons au Bardo. Le « c’était mieux avant » prévaut au Parti destourien libre (PDL), quand « l’islam est la solution » pour Ennahdha et que Qalb Tounes promet « d’en finir avec la pauvreté ».

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« Le populisme a toujours été latent, explique Hassen Zargouni, fondateur du bureau d’études Sigma Conseil. La lame de fond remonte aux vingt dernières années. Le populisme est l’enfant de la massification de l’éducation et du chômage de masse consécutif à la crise des années 1990. » Jusqu’en 2011, cette tendance était étouffée par la gouvernance autoritaire de Ben Ali et la domination du parti unique. Le couvercle a simplement sauté après la révolution.

À défaut d’être populaires, les partis ont versé dans un discours à consommation rapide. Faiblement structurée, la classe politique s’est vue dépassée sur le terrain par l’émergence de mouvements citoyens, comme « Winou el petrole ».

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Face au risque de sa marginalisation, elle n’a eu d’autre choix que de se raccrocher aux branches, reprenant en vrac nombre de revendications sans se doter d’un corpus idéologique. Dès lors, le populisme se fond dans la révolution et en devient l’expression par excellence.

Kaïs Saïed, lors du discours de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2019. © AFP

Kaïs Saïed, lors du discours de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2019. © AFP

La véritable Constitution est celle que les jeunes ont taguée sur les murs

Même si, ajoute Bouzouita, les racines du mal sont plus profondes : « Une société post-tribale, non individualisée, et des plateformes sociales favorisant le grégarisme et les émotions collectives agissent comme des désinhibiteurs du populisme. » Ce qui est mortifère pour la démocratie, l’émotion ne pouvant constituer à elle seule une politique.

Le succès d’estime d’Abir Moussi et de son parti – le PDL – aux législatives a fait le reste. Et convaincu plusieurs autres formations de délaisser la raison pour la passion. Conscients du rejet des élites et d’un clivage dans la société, les modernistes, durant la campagne électorale, ont écarté des débats les problématiques sociétales, comme l’abolition de la peine de mort, l’égalité successorale ou la dépénalisation de l’homosexualité, considérées comme des préoccupations élitistes.

« Dynamisme fantasmé »

Au sein de cette même famille, certains ont même tenté de « rationaliser » le virage populiste. « Aïch Tounsi [1 député] et Qalb Tounes [38 élus] tranchent, par exemple, par leur utilisation de nouveaux canaux tels que les études, les sondages, les médias pour nourrir leur narratif. C’est en cela qu’ils incarnent un néopopulisme », explique Bouzouita. Au risque de provoquer des dérapages et des divisions supplémentaires, la surenchère ne s’est pas arrêtée une fois le nouvel exécutif installé.

Le social-démocrate Elyès Fakhfakh, chargé depuis de former un gouvernement, estime respecter « la volonté exprimée massivement par le peuple » pour justifier l’exclusion de son exécutif de plusieurs formations politiques, dont Qalb Tounes, arrivé deuxième aux législatives.

Il y a un fond de raison chez les Tunisiens, une rationalité qui peut être un garde-fou

Prenant la parole à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2019, le président Kaïs Saïed décrète que « la véritable Constitution est celle que les jeunes ont taguée sur les murs », distinguant un mois plus tard à Kasserine « le bon peuple du mauvais ». « Le peuple a bon dos pour échapper aux problèmes réels, gronde Hager, syndicaliste. En dix ans, l’augmentation de plus de 100 % des impôts n’a pas fait débat. »

« Le populisme relève d’abord d’une dynamique, plus ou moins fantasmée selon les pays, de reprise du pouvoir sur une élite supposée corrompue par un peuple supposé vertueux », explique l’historien Pierre Rosanvallon, qui s’attache, dans son livre paru au début de janvier, Le Siècle du populisme, à déconstruire « l’idéologie ascendante du XXIe siècle ».

La Tunisie marche-t-elle sur les traces des États-Unis de Trump, de la Hongrie d’Orban et de l’Italie de Salvini ? « Il y a un fond de raison chez les Tunisiens, une rationalité qui peut être un garde-fou », veut croire Hassen Zargouni.

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