De la Syrie à la Libye, la Turquie renforce sa mainmise sur les pays arabes
Déterminée à renforcer coûte que coûte son rôle sur les plans régional et international, la Turquie s’est lancée dans une guerre d’influence tous azimuts qui pourrait in fine lui aliéner ses partenaires historiques.
« Aujourd’hui, la Turquie peut lancer une opération pour protéger sa sécurité nationale sans demander l’autorisation de qui que ce soit. » Ce message aux accents martiaux a été délivré en décembre 2019 par Recep Tayyip Erdogan, à la sortie du sommet de Londres marquant le 70e anniversaire de l’Otan. Martelé devant la communauté turque installée en Grande-Bretagne, il en dit long sur la détermination d’Ankara à être reconnue comme une puissance internationale autonome.
La déclaration du président Erdogan est aussi la parfaite illustration de la politique étrangère souvent unilatérale conduite par la Turquie ces dernières années. En octobre dernier, elle défiait ses alliés occidentaux en envoyant des troupes dans le nord-est de la Syrie contre la volonté de l’Otan, dont elle est pourtant membre. Deux mois plus tard, le dirigeant turc jurait de déployer des hommes en Libye alors que les Nations unies appelaient le monde à respecter l’embargo sur les armes. Une promesse suivie d’effet : en début d’année, des militaires turcs atterrissaient à Tripoli.
Restaurer son influence
Certes, la volonté d’Ankara de gagner en influence régionale n’est pas neuve. Mais la poursuite de plus en plus audacieuse de cet objectif ébranle nombre de dirigeants, tant en Europe que dans le monde arabe. Un diplomate européen s’inquiète : « La Turquie semble devenir de plus en plus agressive, et les problèmes que cela pose s’accumulent. » Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en particulier, l’activisme turc s’est accéléré après le début des soulèvements arabes de 2011.
Le pari d’Ankara ? Restaurer son influence dans certaines zones de l’ancien Empire ottoman
Pariant sur un nouvel ordre islamiste, la Turquie s’est particulièrement impliquée en Syrie et en Égypte, appuyant dans le premier pays les groupes rebelles opposés à Bachar al-Assad et soutenant dans le second le leader des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Le pari d’Ankara ? Restaurer son influence dans certaines zones de l’ancien Empire ottoman.
Peine perdue ; en Syrie, la Russie a volé au secours du régime. En Égypte, l’armée – soutenue par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite – est parvenue à renverser Morsi et à installer à sa place, en 2013, le maréchal putschiste Abdel Fattah al-Sissi.
L’année 2016 marque un tournant. Après l’échec de la tentative de coup d’État contre Erdogan, une nouvelle approche émerge. En interne, le putsch avorté affaiblit l’autonomie de l’armée et permet au président de renforcer son propre pouvoir. À l’extérieur, la Turquie privilégie désormais l’action militaire directe. Elle lance trois offensives dans le nord de la Syrie, dont l’attaque controversée d’octobre 2019 contre les milices kurdes qui avaient combattu Daesh aux côtés des Alliés.
Ailleurs, Ankara se mêle du différend arabe dans le Golfe en soutenant Doha lorsque Abou Dhabi et Riyad décrètent un embargo contre le Qatar. À la même époque, la Turquie envoie des navires de guerre en Méditerranée orientale pour empêcher les forages de compagnies pétrolières européennes. Elle contrarie aussi ses alliés de l’Otan en acquérant un système de défense aérienne russe.
L’Occident, en partie responsable
À ce jour, la décision du président turc qui a le plus surpris la communauté internationale est son implication directe dans le conflit libyen par l’envoi de conseillers militaires – et de mercenaires syriens – pour soutenir le gouvernement assiégé de Tripoli, dirigé par Fayez al-Sarraj et reconnu par l’ONU. Sur ce terrain encore, Ankara affronte les Émirats arabes unis et l’Égypte de Sissi, qui appuient ouvertement l’offensive du maréchal Khalifa Haftar contre la capitale.
L’implication militaire de la Turquie confirme l’intention d’Erdogan de s’inviter, au forceps s’il le faut, à la table des négociations sur la Libye. Elle a provoqué la réprobation de Washington, des capitales européennes… et des puissances du Golfe, dont Abou Dhabi. « L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pensent que la Turquie est devenue une force déstabilisatrice », avance ainsi Abdulkhaleq Abdulla, un observateur émirati.
La dégradation de ses relations [avec l’Occident] risque de rendre la Turquie économiquement vulnérable
Sinan Ulgen, à la tête du think tank Edam, implanté à Istanbul, juge quant à lui « inévitable » que, dans un monde en mutation, la Turquie souhaite réévaluer sa place dans le concert des nations. « Tout dirigeant turc l’aurait fait », assure l’ancien diplomate, qui considère que les pays occidentaux sont en partie responsables de l’acrimonie d’Ankara, entre « l’effondrement » de la relation avec les États-Unis et « l’inefficacité totale » de l’UE comme partenaire sécuritaire alternatif. « Par conséquent, la Turquie a estimé qu’elle devait être plus réactive pour répondre à ses propres problèmes de sécurité », tranche Ulgen.
Mais on ne saurait exonérer Ankara de ses torts, analyse le même. L’érosion des libertés fondamentales dans le pays au cours de la dernière décennie a refroidi les responsables européens et américains, et provoqué de premières frictions sur le plan diplomatique. Cette toile de fond intérieure a rendu « beaucoup plus difficile » pour Ankara son réajustement en douceur sur le plan international.
Pour renforcer le soutien de son opinion, Erdogan a redoublé d’efforts, depuis 2016, dans la mise en scène de son bras de fer avec l’Occident. Après avoir autrefois caressé l’espoir d’une adhésion à l’UE, de nombreux responsables turcs évoquent désormais l’Europe avec mépris et doutent que Bruxelles ait jamais sérieusement envisagé d’admettre leur pays en son sein. « Au nom de quoi auraient-ils le droit de donner leur avis ? » s’emporte un haut fonctionnaire lorsque l’UE qualifie d’« illégales » les tentatives de forage turques près de Chypre.
Tournée ouest-africaine
Si la critique de l’Europe rencontre un écho en Turquie, Erdogan reste lié par la dépendance commerciale d’Ankara à l’égard de l’Occident, principale source d’investissements étrangers. Cette dépendance s’est cruellement rappelée au pays en 2018, lors de la crise monétaire consécutive aux sanctions économiques imposées par Donald Trump pour forcer la résolution d’un différend diplomatique.
« La Turquie diversifie ses partenaires dans les domaines de la sécurité et de la défense, mais pas en matière économique, confirme Ilke Toygur, analyste à l’Elcano Royal Institute, établi à Madrid. La dégradation de ses relations [avec l’Occident] à cause d’initiatives unilatérales ou au nom de ses propres intérêts sécuritaires risque, de facto, de la rendre économiquement vulnérable. »
En quête d’indépendance, Erdogan n’a donc d’autre choix que de rechercher de nouveaux partenaires. Le président turc, qui s’est rendu en Tunisie à la fin de décembre 2019, lorgne avec de plus en plus d’intérêt vers l’Afrique de l’Ouest, où il a effectué une minitournée à la fin de janvier – en Gambie et au Sénégal –, dans la foulée de sa visite en Algérie.
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