L’après Omar el-Béchir au Soudan : un si long chemin vers la liberté
D’ici aux élections prévues en 2022, le gouvernement soudanais doit trouver le moyen de répondre aux immenses attentes de la population, tout en composant avec les tenants de l’ancien régime d’Omar el-Béchir.
Ce 14 janvier, des tirs et des explosions déchirent l’atmosphère ouatée du quartier chic situé à deux pas de l’Aéroport international de Khartoum. Des heurts ont éclaté non loin de là, sur deux bases de l’ancien Service national de renseignement et de sécurité soudanais (NISS). Pendant douze heures, les rues des quartiers alentour sont coupées, et tous les vols au départ ou à destination de la capitale, suspendus. Le lendemain, à l’aube, les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la situation. Près de 400 mutins ont été arrêtés, et le spectre d’un coup d’État contrerévolutionnaire s’éloigne enfin. Khartoum reprend son souffle.
Nous ne tolérerons aucun coup d’État contre la révolution
Officiellement, le NISS a été démantelé en juillet 2019. Très craints du temps d’Omar el-Béchir, ses membres ont joué un rôle actif dans la répression du mouvement de contestation qui a mené à la chute de l’ancien président, en avril dernier, après trois décennies de pouvoir.
Sept mille de ses 13 000 hommes ont été recasés dans l’armée ou dans les Forces de soutien rapide (RSF), mais d’autres se plaignent de ne pas avoir reçu les indemnités qui leur avaient été promises. Ce sont eux qui ont tenté de reprendre leurs anciennes bases, six mois, presque jour pour jour, après la signature de la « déclaration constitutionnelle » formalisant les modalités de la transmission du pouvoir aux civils.
Désislamiser les Renseignements
« Nous ne tolérerons aucun coup d’État contre la révolution », a martelé le général Abdel Fattah al-Burhan, le président du Conseil souverain, chargé d’assurer la transition. « Nous n’accepterons aucun changement illégal [de pouvoir] », a ajouté le général Mohamed Hamdan Daglo, son vice-président, accusant Salah Gosh, l’ancien puissant chef du NISS en exil, d’avoir fomenté la révolte à distance.
L’armée a fait la preuve de son efficacité, mais comment expliquer qu’un début de rébellion ait pu éclater au cœur de la capitale et, simultanément, dans neuf autres localités du pays, y compris dans la région du Darfour ? À Khartoum, des voix s’élèvent pour affirmer que le Premier ministre Abdallah Hamdok, nommé en août, réforme trop lentement, qu’il a trop ménagé le NISS et ses effectifs pléthoriques. Ont-elles été entendues ?
Le chef des services de renseignements, le général Abou Bakr Moustapha, a démissionné dès le 15 janvier, à la demande du Conseil souverain. Son successeur, le général Jamal Abdoul Majeed, aurait l’ambition « de désislamiser les Renseignements et de pousser 3 000 hommes vers la sortie », selon un haut fonctionnaire rencontré à Khartoum. Autrement dit, il va faire le ménage parmi les nostalgiques d’El-Béchir.
Épées et barres de fer
Depuis la chute de l’ancien président, les révolutionnaires s’appliquent à limiter l’influence des « kizan », ces islamistes qui ont gouverné le pays pendant trente ans. Dans la presse soudanaise, l’image de l’affreux barbu est devenue la figure repoussoir préférée des caricaturistes. Des imams ont été mis à l’écart.
Chargé des Affaires religieuses, Nasr al-Din Mufreh a remis de l’ordre dans son ministère, congédiant nombre de fonctionnaires islamisés (et y gagnant au passage le surnom de « tracteur »). Plusieurs associations caritatives ont été dissoutes, et des centres prônant un islam rigoriste, fermés à l’occasion de ce que le chercheur Bachir el-Chérif compare à « une immense purge ».
« Les mouvements islamistes soudanais vont décliner faute de soutiens financiers et sociaux », affirme ce professeur de sciences politiques. Lui qui enseigne à l’université de Khartoum est heureux de pouvoir, pour la première fois de sa carrière, évoquer les écrits de Karl Marx devant ses étudiants, même si cela lui vaut l’hostilité de nombre de ses collègues autrefois membres du Parti du congrès national (NCP), d’Omar el-Béchir.
À Khartoum, les doyens des universités publiques ont changé, mais l’ambiance est loin d’être apaisée. Jugés trop contestataires, des dizaines d’étudiants ont été renvoyés.
Ces derniers mois, ces jeunes qui s’étaient massivement mobilisés contre El-Béchir ont organisé des sit-in dans les établissements, accentuant la pression sur le gouvernement civil. Le souvenir des violences orchestrées par les milices et les organisations de jeunesse de l’ancien régime n’a pas non plus disparu.
Tous les services publics sont encore contrôlés par l’ancien régime et son appareil sécuritaire. Si le gouvernement n’accélère pas, la transition risque de s’achever sans qu’aucun de ses objectifs ne soit atteint
« Ces milices avaient une cache d’épées et de barres de fer dans la mosquée d’à côté, raconte Ahmed Kamal, 23 ans, qui a été attaqué à plusieurs reprises. Elles s’en servaient pour terroriser les opposants avec la complicité de la police du campus. » Le ministère de l’Intérieur a finalement récupéré ces armes, il y a quelques mois, « mais les mêmes gardes restent postés aux entrées de l’université en toute impunité ».
« Tous les services publics sont encore contrôlés par l’ancien régime et par son appareil sécuritaire, résume Albaqir Mokhtar, fondateur du Centre Al Khatim Adlan pour les lumières et le développement humain. Si le gouvernement n’accélère pas le rythme, la transition risque de s’achever sans qu’aucun de ses objectifs ne soit atteint. » Lui plaide pour des licenciements massifs et une révision rapide des programmes scolaires, encore truffés de références religieuses prônant l’intolérance et la violence.
Démanteler l’État parallèle
De fait, le temps presse. Selon les termes de l’accord de transition signé par les militaires et les révolutionnaires, le gouvernement doit organiser des élections en 2022, et le Premier ministre sait sa marge de manœuvre limitée. Il doit répondre aux attentes immenses nées de la révolution, tout en évitant un retour de bâton de la part de ceux qui, pendant presque trente ans, ont tenu le pays.
« Les gens réclament que nous fassions le ménage, mais nous devons respecter les lois existantes, explique Rachid Saïd Yacoub, premier adjoint au ministre de l’Information. Or celles-ci nous autorisent seulement à changer les directeurs d’institutions publiques. »
Cet ancien journaliste revenu d’exil admet partager cette impatience liée, selon lui, à la difficulté de démanteler l’État parallèle bâti par le NCP. « Le parti dirigeait [le pays] à la place des ministères, et ses anciens membres contrôlent encore l’économie », ajoute-t-il. Les ministres d’Abdallah Hamdok sont, pour beaucoup, d’anciens opposants ou cadres d’institutions internationales qui vivaient à l’étranger.
En entrant au gouvernement, ils ont découvert l’ampleur de la corruption et les méandres d’une bureaucratie fondée moins sur les compétences de ses agents que sur leur loyauté. « Mais une purge radicale risquerait de faire disparaître beaucoup de secrets et de preuves de corruption, c’est pourquoi le gouvernement s’y attaque graduellement », analyse Azza Mostafa, chercheuse en sciences politiques à Khartoum.
Dette colossale
L’opération de lutte contre la corruption pilotée par le ministère des Finances est cruciale, à la fois pour une population en quête de justice et pour les comptes publics, à sec. Étranglé par une dette colossale, le pays doit composer avec un chômage persistant et une pénurie chronique de devises.
Le gouvernement s’est engagé à consacrer la moitié de ses dépenses aux secteurs de la santé et de l’éducation, contre 12 % sous la présidence d’El-Béchir. Même en réduisant les sommes consacrées à la sécurité de 70 % à 35 %, le budget 2020 prévoit un déficit de 150 milliards de livres soudanaises (près de 3 milliards d’euros selon le taux officiel, deux fois inférieur à celui du marché réel).
Où trouver l’argent ? La recette classique du FMI consistant à supprimer les subventions au carburant est, pour l’instant, rejetée par plusieurs ministres et comités de résistance des quartiers. Tous se souviennent que, à la fin de 2018, la forte hausse du prix du pain avait déclenché les manifestations.
Le secteur bancaire, largement détenu par des proches d’El-Béchir, est accusé d’aggraver la crise pour saper la légitimité du fragile gouvernement. « Le Soudan a de l’argent, il peut décoller. Mais il risque de subir une crise sociale avant de redémarrer », estime une source diplomatique.
Depuis des semaines, le Premier ministre appelle les États-Unis à retirer le Soudan de la liste des pays qui financent le terrorisme – son maintien lui interdisant notamment les transferts bancaires en dollars. Abdallah Hamdok s’est rendu à Washington, où l’on paraît plutôt bien disposé, mais aucune date n’a encore été fixée.
Affichant leur soutien aux autorités de transition, les Amis du Soudan ont prévu d’organiser prochainement une conférence internationale des donateurs. Avec l’espoir que l’accord de paix – en bonne voie – soit d’ici là signé par les groupes rebelles actifs dans le Darfour (Ouest), le Sud-Kordofan (Sud) et le Nil bleu (Sud-Est), afin de rassurer les bailleurs de fonds.
Se posera alors un nouveau défi : comment reconvertir ces dizaines de milliers de combattants et de groupes paramilitaires ? Pour le Soudan, qui bataille pour transformer un système brutal et autoritaire en un État de droit, la route est encore longue et semée d’embûches.
Révolution médiatique
Les médias soudanais font eux aussi leur révolution. La télévision publique, qui ne dispose que de quatre caméras pour 700 employés, vient de nommer de nouveaux rédacteurs en chef et a créé, à la fin de 2019, sa première émission quotidienne de débats libres en direct.
Cinq médias privés, qui appartenaient à des cadres du NISS ou du NCP, ont quant à eux été suspendus en attendant les conclusions d’enquêtes pour détournement d’argent public. Le ministère de l’Information s’intéresse notamment à la chaîne de télévision Al-Shorouq, qui avait reçu 60 millions de dollars… du ministère de l’Irrigation.
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