Algérie : Lakhdar Bouregaa, opposant un jour, opposant toujours
Incarcéré l’an dernier pour avoir critiqué le système, ce vétéran de la guerre d’indépendance a été libéré le 2 janvier. Rencontre avec une légende vivante devenue l’une des figures de proue du Hirak.
Lorsque l’ancien maquisard Lakhdar Bouregaa, 86 ans, se présente, ce jeudi 2 janvier 2020, devant un juge du tribunal d’Alger, ce dernier n’a même pas un regard pour lui. Le magistrat griffonne sa décision sur un bout de papier, qu’il tend à l’avocate du prévenu. Placé en détention provisoire le 30 juin 2019 à la prison d’El-Harrach, dans la banlieue est d’Alger, Bouregaa est remis en liberté.
« Ce jeune juge me faisait de la peine, confie Bouregaa, qui nous reçoit chez lui en ce début de février. Il a détourné les yeux pour ne pas affronter mon regard. Je n’ai pas cru à ma libération tant je pensais finir mes jours dans une cellule. Je n’ai ni rancœur ni haine envers ce juge, même si j’ai vécu mon emprisonnement comme une humiliation. »
Arrêté le 29 juin à son domicile par des hommes en civil alors qu’il était en robe de chambre, Lakhdar Bouregaa, vétéran de la guerre d’indépendance, est poursuivi pour « outrage à corps constitué et atteinte au moral de l’armée ». Il attend son procès, qui doit se tenir le 12 mars. Son incarcération a soulevé un tollé en Algérie, et la vague de sympathie et de compassion qu’elle a suscitée en dit long sur la popularité de ce vieux briscard. Et ce dans toutes les couches de la société.
« Justice du téléphone »
Soulagé, serein, mais éprouvé par six mois de détention et une opération chirurgicale pour une occlusion intestinale, Lakhdar Bouregaa est toujours le même. Un opposant sur lequel l’âge n’a pas de prise, un combattant que les épreuves et les vicissitudes de la vie ont rendu encore plus coriace, encore plus déterminé.
L’Algérie célèbre le premier anniversaire de la révolution du 22 février 2019, qui a chassé le président Abdelaziz Bouteflika du pouvoir après vingt ans de règne sans partage, et Lakhdar Bouregaa est l’une des figures emblématiques de ce mouvement, qui continue à drainer chaque vendredi des centaines de milliers de manifestants dans la rue.
Admiré pour son passé révolutionnaire, respecté pour son engagement en faveur du Hirak, ce grand-père emprisonné est devenu une figure du combat pour la démocratie et la défense des libertés. Mais pas seulement.
À son corps défendant, Bouregaa est aussi un symbole des dérives et des errements de cette justice que d’aucuns désignent par l’expression de « justice du téléphone ». Aux yeux de l’opinion publique, il est l’une des nombreuses victimes d’un système judiciaire que l’ancien vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, mort d’une crise cardiaque en décembre, avait instrumentalisé pour faire taire ceux qui osaient s’opposer à lui.
Dans le grand salon où Bouregaa reçoit des cohortes de visiteurs autour de plateaux de boissons et de gâteaux, tout rappelle le passé de maquisard du propriétaire des lieux. Photos jaunies de la guerre de 1954, clichés en noir et blanc avec des compagnons d’armes, coupures de journaux, cadres, médailles : c’est tout un pan de son histoire personnelle et de celle de son pays qui s’offre au regard de ses hôtes.
Anciens moudjahidine, amis de trente ans, personnalités politiques de tous bords, figures de la société civile ou simples anonymes venus des quatre coins de l’Algérie : tous sont ici pour saluer l’homme comme s’ils se rendaient dans un lieu de pèlerinage. Pas tout à fait surprenant.
Traits d’union
Depuis le début du mouvement de contestation contre le cinquième mandat de Bouteflika et pour la fin du système, les héros de la guerre d’indépendance sont portés au pinacle par les manifestants.
Dans la rue, leurs noms sont scandés et leurs portraits brandis comme autant de traits d’union entre la révolution de 1954 et celle de 2019. Longtemps instrumentalisées par le pouvoir, ces figures de martyrs – comme Larbi Ben M’hidi, étranglé en 1957, Abane Ramdane, assassiné par ses pairs en 1957 au Maroc, ou encore Didouche Mourad, mort en 1955 – font l’objet d’une réappropriation populaire à chaque marche.
Le Hirak a réconcilié les Algériens avec l’histoire qui leur a été confisquée
Héroïne de la Bataille d’Alger, Djamila Bouhired suscite admiration et déférence à chacune de ses apparitions publiques. Lakhdar Bouregaa, bien sûr, n’est pas en reste. « Le Hirak a réconcilié les Algériens avec l’histoire qui leur a été confisquée, explique-t-il. La mémoire collective a été privatisée depuis 1962 au profit d’intérêts et de carrières politiques. Cette jeunesse nous a redonné honneur et fierté à nous qui avions perdu l’espoir qu’un jour ce pays puisse se redresser. »
La révolution pacifique et joyeuse du 22 février 2019 a fait sauter la digue qui empêchait les Algériens de s’approprier les symboles de la guerre d’indépendance, usurpés au profit de la légitimation du pouvoir au cours des cinquante dernières années.
Les centaines de milliers de manifestants qui arborent l’emblème national ou le drapeau amazigh à chaque marche illustrent cette continuité historique retrouvée. « Je croyais que le temps de notre génération était révolu, s’étonne presque Bouregaa. Cette nouvelle génération découvre les martyrs et les maquisards comme les hommes qui se sont sacrifiés pour la liberté. La même pour laquelle elle se bat aujourd’hui. »
Opposant de toujours
Lakhdar Bouregaa se définit comme un opposant au système depuis un demi-siècle. Son parcours parle pour lui. Au lendemain de l’indépendance, il s’oppose au pouvoir autocratique du président Ahmed Ben Bella en participant à la création, en 1963, du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed et en prenant part à la lutte armée que celui-ci mène pendant deux ans contre Ben Bella. Sous le régime de Boumédiène, Bouregaa connaîtra la torture, les brimades et l’incarcération.
En 1967, il est condamné à trente ans de prison pour tentative d’assassinat sur la personne du chef de l’État. Oran, Lambèse, Tizi-Ouzou, puis El-Harrach, il fait le tour des pénitenciers du pays, au point de pouvoir rédiger un guide pour chacun de ces sinistres établissements.
La prison ne me fait pas peur. C’est presque une seconde maison. Je n’y retournerais pas de gaieté de cœur, mais le combat passe aussi par la case cellule
Pensait-il retourner un jour à El-Harrach – qu’il avait quitté le 22 juin 1975 après sept ans de réclusion –, à l’âge où l’on attend d’ordinaire le repos éternel à son domicile, dans un lit ou dans un fauteuil roulant ? « La vie m’a blindé et comblé, soupire-t-il. La prison ne me fait pas peur. C’est presque une seconde maison. Je n’y retournerais pas de gaieté de cœur, mais le combat passe aussi par la case cellule. »
Sa place à la prison d’El-Harrach, où croupissent depuis l’été dernier deux Premiers ministres, une quinzaine de ministres et une bonne dizaine d’hommes d’affaires poursuivis pour des faits de corruption présumée, Lakhdar Bouregaa la doit surtout à Ahmed Gaïd Salah. « On m’a dit que c’est lui qui a ordonné mon incarcération, lâche-t-il. Je ne le connais pas et il ne me connaît pas. J’ai passé six mois en prison juste pour avoir donné mon avis en homme libre. »
Devenu le vrai décideur du pays après la démission de Bouteflika le 2 avril 2019, Ahmed Gaïd Salah ne tolérait pas la critique et ne supportait pas qu’on lui tienne tête. Avec force et autorité, il a imposé son agenda politique en écartant de son chemin ceux qui s’y opposaient ou se mettaient en travers.
Comme Lakhdar Bouregaa, le général Hocine Benhadid a été lui aussi incarcéré, en mai 2019, pour avoir critiqué l’ancien chef d’état-major. Il a également été remis en liberté dans la foulée de la libération de Bouregaa. À croire que la disparition du tout-puissant chef de l’institution militaire a ouvert la voie à l’élargissement d’une partie de ses détracteurs.
Lorsqu’il jette un regard sur cette année de révolution pour en faire le bilan, Lakhdar Bouregaa se dit admiratif de l’œuvre accomplie. Quid de l’avenir ? Faut-il dialoguer avec le nouveau pouvoir incarné par le président Abdelmadjid Tebboune, élu en décembre dernier après une élection massivement contestée ? « Il faut négocier un changement radical du système », tranche le vieux maquisard. Opposant un jour, opposant toujours.
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