En Tunisie, le temps de la réconciliation
Près de dix ans après la révolution, l’inertie et la perte de confiance demeurent. L’un des défis du nouvel exécutif sera de rassembler enfin les Tunisiens.
Tunisie : un nouveau départ ?
Gouvernance, relance économique, réconciliation nationale… Avec l’investiture du gouvernement Fakhfakh, le nouvel exécutif peut enfin entrer en action. Principale mission : développer le pays.
Depuis les élections présidentielle et législatives de septembre et octobre 2019, la séquence politique a pris le pas sur tout le reste. Le paysage s’est recomposé avec la disparition de certains acteurs, l’apparition d’autres… Mais, près de dix ans après la révolution, l’immobilisme prévaut.
Pourtant, tout a été fait pour instaurer une démocratie et, même si la Constitution présente quelques faiblesses et « angles morts », toutes les conditions sont réunies pour choisir et mettre en place un autre modèle. Alors pourquoi le malaise perdure-t-il ?
« Que la vérité éclate ! »
Économistes et politiques s’accordent sur la perte de confiance généralisée, sans vraiment en définir les causes profondes. Elles ne sont peut-être pas seulement inhérentes à la gabegie générale, au malheureux héritage de Ben Ali ou à un système qui refuse de céder la place, mais directement liées à l’absence de transparence et de vérité qui dure depuis 2011, et, surtout, au-delà, à l’incapacité des Tunisiens à se réconcilier.
Or aucune solution technocratique ne peut en finir avec cette faille violente, douloureuse, tapie, souvent inavouable. « Que la vérité éclate ! » ont réclamé l’avocat Mokhtar Trifi, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, et Ridha Barakati, le frère du militant d’extrême gauche Nabil Barakati, mort en 1987 sous la torture, au procès de ses bourreaux, en janvier 2020.
Petit arrangement
Établir la vérité pour aller vers une réconciliation semble une évidence, mais les processus mis en place depuis la révolution ont tous été biaisés et sont devenus polémiques. En cause, une absence de volonté politique, notamment du défunt président Béji Caïd Essebsi (BCE). Court-circuitant le processus de justice transitionnelle assuré par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), ce dernier a lancé dès 2015 une initiative dite de « réconciliation ».
Un « petit » arrangement qui revenait finalement à une pacification avec l’administration ou, plutôt, une amnistie des commis de l’État et autres exécutants des ordres de leur hiérarchie sous le régime de Ben Ali. Cet engagement préélectoral avait assuré à BCE de nombreuses voix. Mais il a un peu plus divisé une population qui n’a pas oublié les exactions de la dictature.
Il est donc temps, dix ans après le soulèvement, d’en finir avec la quête de la vérité et l’identification des coupables pour enfin aller vers une concorde. « Ce type de règlement ne peut être mené par une seule instance, dont la démarche serait essentiellement légaliste, commente un ethnologue. Il faut aussi de la coordination, pour l’introduire dans la culture populaire. »
Difficile quand le malentendu est installé depuis 2011. Partis politiques, anciens opposants, institutions… Tous ont tissé un lien entre la réconciliation et les demandes de la révolution en matière d’objectifs économiques et sociaux. Jusqu’à opérer un dangereux raccourci : si le pays va économiquement mieux, la réconciliation sera accomplie. Ils ont aussi réduit celle-ci à des dédommagements financiers, moyennant une compensation où la justice transitionnelle devenait transactionnelle. Or c’est un geste symbolique fort, une étape incontournable vers l’apaisement.
Initiative présidentielle
Cette question devrait donc être considérée comme prioritaire par le nouveau gouvernement, à moins qu’elle ne devienne une initiative présidentielle. Avant son investiture, le chef de l’État, Kaïs Saïed, s’était en effet déclaré « prêt à présenter des excuses au nom de l’État », acte fondateur d’une réconciliation.
Un imaginaire collectif tunisien qui se réconcilie avec la différence en sortant de la haine de “l’autre” est d’abord une construction psychosociale, civile
« Décider d’une réconciliation peut être une affaire institutionnelle et peut s’exprimer par des gestes. Lors des funérailles du président Béji Caïd Essebsi, une conciliation nationale quasi totale était perceptible, tout comme lors de celles de l’égérie de la révolution, Lina Ben Mheni, rappelle le philosophe Maher Hanin. Un imaginaire collectif tunisien qui se réconcilie avec la différence en sortant de la haine de “l’autre” est d’abord une construction psychosociale, civile. »
Vu sous cet angle, l’attribution du prix Nobel de la paix au Quartet du dialogue national, en octobre 2015, aurait pu être un symbole fort et valorisant, à même de rétablir la connexion entre les Tunisiens et d’apaiser les conflits. Cette sorte de démocratie délibérative venue d’élans citoyens, individuels ou collectifs, autour d’événements fédérateurs, aurait pu pacifier la vie politique et donner le sentiment d’une société plus égalitaire et plus équitable.
Boîte de Pandore
Il n’en a rien été. L’exclusion n’a jamais été aussi marquée. En cause, une approche partielle des deux étapes préalables à la réconciliation, à savoir la vérité et la justice, avec pour conséquence une occultation de la mémoire, de ce souvenir du « plus jamais ça » pourtant fondamental dans la construction sociale et politique en cours.
« Une dictature installe une distribution des rôles, avec des victimes, des sauveurs, des justiciers et des complices. Par manque de conscience des enjeux de la vérité, certaines victimes ne se sont pas fait connaître. Elles ne se vivent pas comme telles, mais comme des justiciers. C’est le cas de la plupart des militants de gauche, qui refusent ce statut », précise le politologue Kerim Bouzouita.
Dès lors, la notion du droit, socle de la réconciliation, disparaît et laisse place à l’impunité, véritable mot clé dès que l’on évoque l’échec de la réconciliation nationale en Tunisie. Paradoxalement, établir la vérité et exiger une reddition des comptes peut avoir un effet incontrôlable.
Ainsi, des experts allemands en justice transitionnelle ont conseillé aux autorités tunisiennes d’attendre au moins vingt-cinq ans avant d’ouvrir la boîte de Pandore que représentent les archives – « Les délations sont souvent le fait de proches ou de voisins. Rendre ces actes publics provoquerait des règlements de comptes et conduirait même à un conflit civil. » À défaut d’une culture du pardon et de la reconnaissance des torts, cela semble toutefois un risque négligeable comparé à l’attente d’une réconciliation portée au rang de cause nationale.
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