France-Libye : le maréchal Haftar, l’ami controversé de l’Élysée
Officiellement, Paris reconnaît la légitimité du gouvernement de Tripoli et soutient le processus politique. Mais, dans les faits, c’est au controversé Khalifa Haftar que vont ses faveurs. Genèse d’une relation aussi privilégiée que risquée.
«Qui ose gagne. » Cette devise est celle du 1er régiment de parachutistes d’infanterie de la marine française (1er RPIMa), qui fut longtemps le bras armé du service Action de la DGSE. « C’est aussi une devise de Macron ! » sourit Michel Scarbonchi en montrant son insigne, alors qu’il évoque la politique française en Libye.
« Pour le président, les militaires sont plus importants que les diplomates, qui, eux, n’ont pas la culture du risque », assure celui qui a aussi été député européen chevènementiste jusqu’en 2004. Aujourd’hui lobbyiste, il est l’un des principaux porte-voix de Khalifa Haftar dans la capitale française.
La France est régulièrement citée parmi les États qui soutiennent le controversé maréchal, au côtés des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite
Aux côtés des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte, la France – qui s’en défend mollement – est régulièrement citée parmi les États qui soutiennent le controversé maréchal dans la guerre civile libyenne. Officiellement, Paris reconnaît la légitimité du Gouvernement d’accord national (GNA), basé à Tripoli, et soutient le processus politique.
Notre ami le maréchal
Dans les faits, c’est à Haftar, qui attaque ce même gouvernement, que vont les faveurs de la France, où le chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) a de nouveau été reçu par Emmanuel Macron, le 9 mars – pour la quatrième fois en trois ans. Des liens qui remontent à 2011, mais que Paris n’a été obligé de reconnaître qu’à l’été 2016, quand trois sous-officiers français de la DGSE en « service commandé » trouvent la mort dans le crash de leur hélicoptère dans la région de Benghazi.
C’est durant cette période que Michel Scarbonchi noue ses premiers contacts avec le clan Haftar. D’abord avec son conseiller diplomatique, Fadel el-Dib, avant de décrocher un entretien avec le maréchal lui-même. « Je n’ai été mandaté par personne, même si c’était de la diplomatie parallèle », reconnaît-il.
Alors que le quinquennat de François Hollande prend fin et que va débuter celui d’Emmanuel Macron, Scarbonchi œuvre auprès de Jean-Yves Le Drian pour une coopération plus poussée avec le maréchal Haftar. Celui qui est encore ministre de la Défense, et qui sera nommé aux Affaires étrangères quelques mois plus tard, rencontre Fadel el-Dib à Paris par l’entremise de Scarbonchi.
Les liens politiques entre Haftar et la France se développeront sous l’impulsion de Jean-Yves Le Drian
Selon ce dernier, le conseiller du maréchal n’a jamais fait mystère des ambitions de son patron. « Dès 2016, Fadel el-Dib explique aux Français le plan de Haftar : d’abord la Cyrénaïque, puis le Fezzan, et enfin Tripoli. » Les liens politiques entre Haftar et la France sont encore ténus à l’époque, à en croire l’ancien du 1er RPIMa. Ils se développeront plus tard, sous l’impulsion de Jean-Yves Le Drian.
Influence émiratie
Sous François Hollande déjà, entre 2014 et 2015, et alors qu’il est à la Défense, Jean-Yves Le Drian songe à prendre en main le sujet libyen, dans lequel la France est alors marginalisée. Aux yeux de Paris, l’instabilité du pays représente deux menaces : migratoire en Méditerranée, sécuritaire dans le Sahel. Une vision qui donne aux militaires la haute main sur le dossier, au détriment des diplomates du Quai d’Orsay.
Aux yeux de Paris, l’instabilité de la Libye représente deux menaces : migratoire en Méditerranée, sécuritaire dans le Sahel
Cette primauté ne se démentira plus. « Pendant cette période, Paris est obsédé par l’idée de trouver un interlocuteur libyen unique pour tous les volets de la crise – militaire, politique et économique. De fil en aiguille, Le Drian commence à marcher sur les plates-bandes de Laurent Fabius [alors ministre français des Affaires étrangères] », raconte Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut Clingendael et spécialiste de la Libye.
Ce besoin de revenir dans le jeu fait les affaires de Khalifa Haftar, avec qui la France a déjà coopéré militairement lors de la prise de l’un des derniers bastions kadhafistes en 2011. D’autant que l’un de ses plus fermes soutiens, le nouveau président égyptien Sissi, ouvre une ère enchantée avec la France grâce à son grand intérêt pour les Rafale, dont Jean-Yves Le Drian se fait une joie de vanter les mérites au Caire.
L’opération est financée par les Émirats arabes unis (EAU), partenaire stratégique de longue date de Paris et allié clé de Haftar. « Il n’y a pas de doutes sur l’axe qui s’établit à ce moment entre Mohammed Ben Zayed [MBZ, prince héritier des EAU] et Le Drian sur la Libye », commente un observateur. Certains décèlent, dès 2011, l’empreinte des EAU dans la politique libyenne de la France, jusqu’alors, sous la présidence Sarkozy, plutôt proche du Qatar.
« Les Émiratis ont fait comprendre aux Français qu’ils s’étaient trompés de partenaire, analyse Harchaoui. Quand la France parachute des armes aux rebelles de Zintan, en juin 2011, en violation de l’embargo, ce sont les Émiratis qui lui indiquent cette ville en raison de son opposition féroce à l’islam politique. »
L’homme de Paris
En 2015, les planètes sont donc alignées pour que le maréchal devienne l’homme de Paris. « C’est le début d’une rencontre à multiples facettes, commente Harchaoui. Les Français savent que Daesh est en train de s’implanter à Derna et que les islamistes contrôlent une partie de Benghazi.
Dans le Fezzan, des groupes armés venus du Mali se replient et se ressourcent, ce qui est insupportable pour les militaires de l’opération Barkhane. » Des forces spéciales sont envoyées dans l’Est libyen pour soutenir l’offensive de Haftar contre les deux villes côtières, reprises entre 2017 et 2018, au prix de graves destructions et de soupçons crédibles de crimes de guerre. Selon diverses sources, les Français de la DGSE n’auraient pas pris part aux combats, bien qu’ils se soient trouvés sur le front.
Estimés à quelques dizaines, ils ont fourni conseils, formations et renseignements. De sécuritaire, la relation entre Paris et Haftar devient plus politique. À l’Élysée, où Emmanuel Macron s’installe en 2017, Paul Soler, ex-13e régiment de Dragons parachutistes, est propulsé « Monsieur Libye ». Promu depuis commandant dans l’armée de terre, l’homme, qui était déjà présent sur le terrain en 2011, est apprécié à l’Élysée pour sa connaissance du contexte libyen. « Il a même été brièvement arrêté par les kadhafistes ! raconte Michel Scarbonchi. Il avait une très bonne image auprès du clan Haftar grâce à ça. Et il était déjà écouté sous Hollande. »
Face aux critiques, Jean-Yves Le Drian dément prendre parti pour Haftar, mais admet « qu’il fait partie de la solution »
Le nouveau président français veut s’emparer du dossier libyen. Emmanuel Macron organise en juillet 2017, quelques mois après la rencontre entre Dib et Le Drian, une rencontre interlibyenne entre Fayez el-Sarraj, chef du gouvernement issu des accords de Skhirat, et Khalifa Haftar, nommé deux ans plus tôt « chef des armées libyennes » par la Chambre des représentants, à Benghazi.
À La Celle-Saint-Cloud, le maréchal est ainsi élevé à la dignité d’un responsable politique à la stature internationale. Face aux critiques, Jean-Yves Le Drian dément prendre parti pour Haftar, mais admet « qu’il fait partie de la solution ».
Le gouvernement ne déviera plus de cette ligne et l’intègre pleinement au processus politique parrainé par Paris. Qui accueille une nouvelle rencontre en mai 2018. L’occasion pour Sarraj et Haftar d’échanger une poignée de main et de promettre d’organiser des élections au plus vite… sous le regard satisfait de Macron.
« On a nié la réalité : la deuxième réunion est un échec puisqu’il n’y a pas eu de document signé. Les représentants de Misrata avaient fait parvenir une lettre assurant de leur présence, mais prévenant qu’ils ne prendraient aucun engagement, se désole un familier du dossier. Mais Paris a maintenu la réunion… »
Durcissement des relations entre Paris et Tripoli
L’approche française centrée sur Sarraj et Haftar est interprétée comme un soutien tacite au dernier. Surtout vu l’isolement de Sarraj, chef d’un gouvernement dont les bureaux ministériels sont régulièrement occupés par les milices tripolitaines.
Le plan français échoue fin 2018, mais Le Drian devient un habitué de Benghazi, où il développe une relation suivie avec le maréchal. Au cours de l’une de ses visites, en mars 2019, alors que Haftar lui reproche de ne pas être venu depuis longtemps, le chef de la diplomatie français ose un « On attendait vos victoires ! »
Quelques semaines plus tard, le maréchal lance son offensive contre Tripoli qui compromet durablement le processus politique. Les relations entre Paris et Tripoli deviennent exécrables, Sarraj accusant ouvertement la France de soutenir l’attaque de Haftar.
Faire échec à l’islam politique
Ce soutien prend une nouvelle dimension avec l’intervention turque en faveur du GNA, Emmanuel Macron mêlant la lutte contre l’islam politique sur son territoire à celle contre l’expansionnisme d’Ankara.
Une des facettes, souvent sous-estimée, du soutien de la France à Haftar est l’alignement idéologique sur les Émirats arabes unis
« Une des facettes, souvent sous-estimée, du soutien de la France à Haftar est l’alignement idéologique sur les Émirats arabes unis concernant la place de l’islam politique, analyse Emadeddin Badi, chercheur à l’Atlantic Council. Il y a l’idée que l’on ne peut pas permettre à l’islam politique de conserver un rôle, que ce soit sur le plan intérieur ou dans d’autres pays où Paris veut projeter son influence. »
« La France aurait pu ne voir en Haftar qu’un prestataire sécuritaire, sans accepter de le suivre dans sa volonté de contrôler Tripoli, de mettre dans le même sac modérés et jihadistes, c’est-à-dire de faire la guerre à des fins politiques », abonde Harchaoui.
Aux côtés des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de l’Arabie saoudite – les véritables alliés de l’ANL –, la Russie a aujourd’hui pris la place de la France dans la liste des principaux protecteurs de Haftar, notamment au Conseil de sécurité de l’ONU.
Mais en attendant la prise de Tripoli, l’appui français est toujours recherché par le clan de Benghazi. « La France est son soutien présentable », glisse Scarbonchi. Abdulhadi Lahouij, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement non reconnu de Benghazi (pro-Haftar), ne manque jamais une occasion de s’arrêter à Paris, parfois guidé par l’imam franco-tunisien Hassen Chalghoumi.
Scarbonchi assure que Lahouij n’a jamais rencontré « que des députés » en fait de responsables politiques français. Soucieuse de se montrer moins partisane, la France ne veut pas se couper de Tripoli, où le ministre de l’Intérieur, Fathi Bashagha, s’impose comme l’homme qui monte.
Il a récemment reçu le directeur du département Afrique du Nord du Quai d’Orsay, Christophe Farnaud, qui l’a invité en retour en France. Il n’empêche : prévue le 15 mars, la visite de Bashagha à Paris aura été précédée par celle de Khalifa Haftar une semaine plus tôt…
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