Algérie : Abdelaziz Bouteflika, bientôt à la barre ?
Deux anciens Premiers ministres, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, appellent la justice à convoquer l’ex-raïs pour l’entendre sur des affaires de corruption où sa responsabilité serait, selon eux, pleinement engagée.
«Gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ! » Près d’un an après avoir été chassé du pouvoir, Abdelaziz Bouteflika doit repenser à cette citation de Voltaire. Car voilà que deux de ses proches, deux anciens Premiers ministres, ont ardemment appelé au début de mars à le tirer de sa retraite forcée et plaidé pour qu’il soit entendu par la justice… comme témoin. Pour commencer.
Jugés en appel dans le cadre des affaires de montage automobile et du financement de la campagne pour un cinquième mandat, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia se sont défaussés sur l’ancien raïs. « Je ne faisais qu’appliquer le programme du président », a expliqué Ouyahia, condamné en première instance à quinze ans de prison.
Rien ne s’oppose à une telle hypothèse, car l’immunité présidentielle n’est nulle part mentionnée dans la constitution
« Sous le règne de Bouteflika, il n’y avait ni pouvoir judiciaire ni pouvoir législatif, a expliqué Sellal à la barre, qui a lui écopé de douze ans lors du premier procès. Le seul pouvoir existant était celui du président. Il savait tout. Je ne faisais qu’appliquer ses directives. » L’un comme l’autre possèdent suffisamment d’informations pour confondre celui qu’ils ont fidèlement servi pendant vingt ans.
Si le juge du tribunal d’Alger n’a pas donné suite à la requête des anciens chefs du gouvernement, rien n’écarte, juridiquement, l’hypothèse d’une convocation d’Abdelaziz Bouteflika. L’article 177 de la Constitution prévoit que le président de la République puisse être jugé par une Haute Cour de l’État en cas de « haute trahison »… Mais cette cour n’a jamais été créée.
Si d’aventure les magistrats devaient retenir d’autres chefs d’inculpation, alors l’ancien chef de l’État ne pourrait se prévaloir d’aucune immunité présidentielle, et pour cause : cette immunité n’est nulle part mentionnée dans la Constitution. Obstruction à la justice, dissimulation de preuves, trahison, complicité, atteinte aux intérêts du pays ou à l’économie nationale… Les affaires les plus compromettantes pour Bouteflika et dans lesquelles sa responsabilité directe est pleinement engagée sont au nombre de trois.
Trois affaires compromettantes
Au début de mars, la Cour suprême a reçu plusieurs dossiers de corruption dont l’instruction avait été longtemps étouffée, escamotée, voire abandonnée dans le but de protéger ministres et proches du cercle présidentiel. Celui de l’autoroute Est-Ouest est accablant. Amar Ghoul, ancien ministre des Travaux publics, et Mohamed Bedjaoui, ancien ministre des Affaires étrangères, sont poursuivis dans cette affaire pour « corruption, détournement et dilapidation des deniers publics, abus de fonction et conflit d’intérêts ».
Présentée comme le « projet du siècle », l’autoroute Est-Ouest a déjà englouti plus de 15 milliards de dollars de budget, sans que les travaux ne soient achevés. En 2006, sa construction avait été confiée à des entreprises chinoises et japonaises pour un montant officiel de 11,4 milliards de dollars (9 milliards d’euros).
À l’époque déjà, son attribution avait donné lieu à des soupçons de corruption au profit de plusieurs intervenants, dont Amar Ghoul ou les hommes d’affaires Pierre Falcone et Farid Bedjaoui, neveu de Mohamed Bedjaoui. Ce n’est qu’en 2009 que le Département du renseignement et de la sécurité (le DRS, dissous en 2015) est autorisé à déclencher une enquête. Bonne pioche.
« L’enquête s’arrête à la porte du ministre »
Les dépositions et les témoignages de plusieurs prévenus font état du versement de près de 900 millions de dollars de commissions à des intermédiaires. À lui seul, Amar Ghoul aurait touché une rémunération de 1,25 % sur le contrat de 6,2 milliards de dollars accordé aux Chinois – soit près de 77,5 millions de dollars.
Intervenant pour le compte du groupement chinois, par l’entremise de son oncle Mohamed, Farid Bedjaoui est soupçonné d’avoir empoché 15,5 millions de dollars. La somme est versée sur un compte en Suisse, après avoir transité par un compte au Royaume-Uni. Lorsque l’ex-chef du DRS, Mohamed Mediène, dit Toufik, rend compte au président Bouteflika des investigations menées par ses services, ce dernier répond : « L’enquête s’arrête à la porte du ministre. »
C’est à peine si Ghoul est interrogé par écrit par le magistrat instructeur, quand des responsables de l’Agence nationale des autoroutes et des cadres du ministère des Travaux publics sont, eux, condamnés en 2015. Le chantier, lui, se poursuit. À chaque nouveau retard, les rallonges budgétaires sont approuvées en Conseil des ministres.
« Toufik », le témoin clé
Aujourd’hui en prison – il y purge une peine de quinze ans pour « complot » –, le général « Toufik » est le témoin clé qui pourrait enfoncer Bouteflika. Sera-t-il appelé à témoigner ? « J’ai lancé de multiples enquêtes sur de graves dossiers de corruption et de détournement, a revendiqué l’ancien chef du renseignement, entendu dans d’autres affaires. Un développement criminel oligarchique d’une corruption liée à la politique et à l’exercice des missions des pouvoirs publics, voire au fonctionnement de l’État. »
L’affaire Sonatrach 2, également transmise à la Cour suprême, est encore plus problématique pour l’ancien chef de l’État
L’affaire Sonatrach 2, également transmise à la Cour suprême, est encore plus problématique pour l’ancien chef de l’État. Elle implique directement Chakib Khelil, ministre de l’Énergie entre 1999 et 2010, et ami d’enfance de Bouteflika. Réfugié aux États-Unis depuis avril 2019, après avoir été prévenu de son arrestation imminente, Khelil est mis en examen, notamment pour « blanchiment d’argent, transfert de biens obtenus par des faits de corruption, abus de fonction volontaire ».
En dépit des preuves – des documents que Toufik avait régulièrement mis sous les yeux du président –, Bouteflika avait là encore mis son veto quant à d’éventuelles poursuites. En 2010, le ministre est limogé. La seule sanction que tolère le chef de l’État.
Mais l’affaire rebondit en Italie en février 2013 : la justice y ouvre une enquête visant sept contrats obtenus par la firme Saipem en Algérie, pour un montant global de 8 milliards d’euros. Devant le scandale, Bouteflika se dit outré et ordonne à son tour une enquête.
Les résultats des investigations et des commissions rogatoires sont accablants pour Khelil et son entourage, soupçonnés d’avoir touché près de 200 millions de dollars de commissions.
« Les comptes de Chakib Khelil, de sa famille et de Farid Bedjaoui ont été identifiés à Hong Kong, à Singapour, aux Émirats arabes unis, au Liban et dans des pays du Moyen-Orient, ainsi qu’en France, en Italie et en Suisse », détaille le procureur de l’époque, Belkacem Zeghmati, aujourd’hui ministre de la Justice. En août 2013, des poursuites sont engagées, et des mandats d’arrêt émis contre la famille Khelil, réfugiée outre-Atlantique.
Les preuves ? Envolées !
Si Bouteflika appuie officiellement la procédure, il s’active en coulisses pour mettre fin aux tracas judiciaires qui visent son ami. La structure du DRS qui a mené les enquêtes sur la corruption ? Dissoute par décret présidentiel en septembre 2013. Les dossiers ? Volatilisés. Les officiers enquêteurs ? Éparpillés aux quatre coins du pays.
Le ministre de la Justice de l’époque, Mohamed Charfi, est limogé. Le procureur Zeghmati est placardisé. Idem pour le juge d’instruction. En 2015, le mandat d’arrêt émis contre Chakib Khelil est annulé par Tayeb Louh, qui a succédé à Charfi à la Justice.
L’ancien ministre de l’Énergie revient au pays par la grande porte, avant d’être blanchi et réhabilité. « Le dossier de Chakib Khelil a été traité par la justice algérienne, plaide Ahmed Ouyahia en 2017. Il n’y a rien. La justice a prononcé un non-lieu. » Rien ? Un familier du dossier parle de « preuves irréfragables ». À la fin de février, le parquet général près la cour d’Alger déterre l’affaire et relance les poursuites pour « corruption ».
C’est la troisième affaire qui menace le plus Abdelaziz Bouteflika. Le dossier est là encore entre les mains des magistrats de la Cour suprême. L’Agence nationale des barrages et transferts (ANBT), qui a géré un budget de plus de 12 milliards de dollars durant le passage d’Abdelmalek Sellal au ministère des Ressources en eau et de l’Environnement (de 2009 à 2012), a octroyé à des entreprises privées – algériennes et étrangères –, dont le canadien SNC Lavalin, plusieurs projets sur lesquels pèsent de graves soupçons de corruption, de malversations et de détournements.
Côté canadien, la justice s’intéresse à un versement douteux de 7,5 millions de dollars à destination de l’Algérie, déposés sur le compte de Salomé Associates Corp, une société écran sise au Panama. Là encore, le nom de Farid Bedjaoui est évoqué. Devant le juge, Abdelmalek Sellal soutient qu’Abdelaziz Bouteflika ne pouvait ignorer les soupçons qui pesaient sur son entourage tant les services secrets lui faisaient remonter enquêtes, notes et dossiers. Nombre de ces documents ont aujourd’hui disparu.
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