Pour Danone, l’Afrique a perdu de son lustre

Alors que le géant français de l’agroalimentaire y a massivement investi dans les années 2010, le continent n’est plus sa priorité et doit désormais prouver qu’il contribue à la réussite du groupe.

En Afrique du Sud, Danone est le troisième acteur de l’industrie laitière avec 10 % de part de marché. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

En Afrique du Sud, Danone est le troisième acteur de l’industrie laitière avec 10 % de part de marché. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

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Publié le 17 mars 2020 Lecture : 11 minutes.

Sur le continent, la vie de Danone, qui y est présent depuis 1953, est loin d’être un long fleuve tranquille. Dernier exemple en date, au début de mars, en Algérie : la wilaya de Blida a ordonné durant une dizaine de jours la fermeture de son usine de production de yaourts pour « utilisation de matière première périmée » après la découverte de plus de 600 kg d’arômes avariés. Une mesure et des accusations fermement démenties par Danone Djurdjura Algérie.

Les séquelles d’un boycott

Cette mauvaise nouvelle intervient alors que le géant de l’agroalimentaire (25,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, + 2,6 % sur un an) se remet tout juste de la grave crise traversée au Maroc en 2018 après un boycott très suivi de ses produits.

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Vécu comme un traumatisme en interne, ce coup dur a fait tanguer la filiale marocaine, navire amiral du groupe sur le continent représentant 45 % de ses ventes africaines. En 2019, les activités marocaines et donc africaines ont repris, souligne le groupe, qui veut maintenir le cap en 2020.

Avec 9 000 personnes sur le continent (8 % des effectifs), Danone est présent dans plus de 40 pays comme producteur ou simple distributeur. Le chiffre d’affaires africain (non communiqué) représente environ 7 % du revenu mondial, selon le cabinet AlphaValue.

Dans les années 2010, le groupe français expliquait vouloir bâtir une partie de son avenir en Afrique et, entre 2012 et 2016, il y a investi plus de 1 milliard d’euros pour consolider ses positions (au Maroc et en Afrique du Sud) ou en acquérir de prometteuses (au Kenya et en Afrique de l’Ouest).

Ce déploiement a notamment été porté par Pierre-André Térisse, directeur financier (2008-2014) devenu DG Afrique (2015-2017). À cette époque, le continent était réuni dans une division avec l’Inde, autre marché en développement.

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Baisse des ventes

Mais un changement de braquet intervient en 2017 quand Danone, comme les autres géants de l’agro­alimentaire, est confronté au tassement de la croissance globale de ses ventes. En octobre, Emmanuel Faber, qui endosse la fonction de président de Danone en plus de celle de DG, chamboule la composition du comité exécutif. Le poste de DG continental disparaît au profit de celui de DG Eaux et Afrique, réunissant un secteur et une zone qui doivent améliorer les résultats du groupe.

Quittant celui-ci à la fin de 2017, Pierre-André Térisse est remplacé à la tête de la direction Afrique par Marina Menu, saluée pour ses performances au Mexique, dans la filiale qu’elle y dirigeait depuis 2011.

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Son arrivée témoigne de la volonté de voir le continent contribuer davantage à la réalisation des objectifs globaux du groupe : hausse des ventes entre 2 % et 4 % avec une marge opérationnelle supérieure à 15 % pour 2020. Un vrai challenge au regard des résultats de Danone en Afrique.

Centrale Danone au Maroc, une Rolls Royce qui sous-performe

Au royaume, son implantation historique sur le continent, Danone n’a pas ménagé ses efforts pour récupérer du coup d’arrêt provoqué par le boycott de ses produits en 2018. Supérieur à 600 millions d’euros en 2016 et en 2017, le chiffre d’affaires annuel de Centrale Danone a chuté à quelque 400 millions d’euros en 2018, contraction qui a coûté 0,7 point de croissance à la maison mère.

Outre le « travail de reconnexion » avec les consommateurs et les acteurs de la filière, la filiale Centrale Danone a renouvelé près de 90 % de son catalogue de produits et de marques. Elle occupe tous les segments de marché, du produit très accessible au plus onéreux en passant par des classiques comme la Danette ou les articles de la marque Gervais. Elle a aussi innové : un yaourt de 200 grammes (X-Tra) aux parfums locaux (datte et figue), un produit ultra-protéiné (Milk Shake YoPro), du lait demi-écrémé frais vendu en emballage en carton.

Ce renouvellement doit lui permettre de s’imposer face à une concurrence qui s’est démultipliée depuis le boycott : si celui-ci a un temps profité à la coopérative Copag et à sa filiale Jaouda, challenger de Centrale Danone, il semble avoir aussi renforcé les petits artisans laitiers du secteur informel.

Les ventes de Centrale Danone ont chuté de 178 millions d'euros au Maroc, entre 2017 et 2018. © Mosa’ab Elshamy/AP/SIPA

Les ventes de Centrale Danone ont chuté de 178 millions d'euros au Maroc, entre 2017 et 2018. © Mosa’ab Elshamy/AP/SIPA

« L’année 2019 a été celle du redressement qui a permis à Danone de retrouver une place de leader sur le marché », souligne le géant français. Centrale Danone a ainsi récupéré une place de premier plan (30 % de part de marché) sur le segment yaourts et lait caillé (marque Lben Centrale) et sa position dominante sur la crème dessert et le fromage frais (67 % de part de marché), selon Euromonitor International. Cette évolution ne se traduit toutefois pas encore sur le plan financier.

Pour 2019, les derniers documents financiers disponibles (au 30 juin) montrent que, si le chiffre d’affaires est reparti à la hausse au deuxième trimestre, les résultats du deuxième semestre demeurent fragiles, avec un chiffre d’affaires de 210 millions d’euros, en repli de 14 % sur un an. Surtout, même avant le choc de 2018, Centrale Danone (qui fait vivre plus de 120 000 éleveurs) était loin de répondre aux exigences de performance de la maison mère.

Trois années blanches

Sur une période de cinq ans (2014-2018), l’entreprise cotée à la Bourse de Casablanca a connu trois années blanches sans versement de dividendes (2014, 2017 et 2018), ce qui n’était jamais arrivé depuis 2002.

Même sous-performance concernant le bénéfice net par action (BPA) : à 6,26 dirhams (0,57 euro) en 2016 et 12,21 dirhams (1,12 euro) en 2017 contre respectivement 3,51 et 3,60 euros pour le groupe. Enfin, l’endettement de Centrale Danone, quasiment divisé par trois entre 2015 et 2017, est reparti à la hausse au premier semestre de 2018, revenant quasi au niveau de 2015, une tendance allant à l’encontre de l’objectif du groupe de réduire sa dette.

Des résultats finalement décevants au regard de l’investissement réalisé : le groupe avait déboursé plus de 800 millions d’euros entre 2013 et 2014 pour faire passer ses parts dans Centrale Danone de 29 % à 99,7 %.

Brookside Dairy, poste d’observation frustrant

Avec ses 40 % de participation au capital de Brookside Dairy, contrôlé par la famille du président Uhuru Kenyatta, Danone a rejoint un champion laitier régional. Dominant au Kenya avec 40 % de part de marché, Brookside est aussi présent dans une dizaine de pays, dont l’Ouganda, la Tanzanie et l’Éthiopie, travaillant avec un réseau de 200 000 fermiers.

Son chiffre d’affaires, estimé à 130 millions d’euros en 2013, avoisinerait désormais les 200 millions. Si elle rapporte au groupe français, cette collaboration lui a aussi permis de faire la preuve de son expertise marketing.

Entre 2016 et 2018, son cadre Oliver Mary, aujourd’hui au Maroc, a réorganisé le portefeuille de Brookside, relançant notamment sa marque historique Delamere. Mais ces points positifs ne doivent pas faire oublier la réalité : la présence au sein du leader kényan demeure principalement un poste d’observation.

Quand le groupe tricolore a acquis pour un montant non divulgué les 40 % de participation en juillet 2014, il n’imaginait pas rester minoritaire six ans plus tard. C’est pourtant le cas. « C’est une situation peu confortable pour le groupe. Il n’est pas aux manettes », commente depuis Nairobi Julien Garcier, DG du cabinet Sagaci Research. D’où, même s’il s’en défend, une certaine frustration.

À l’opposé de la situation kenyane, Danone a la main sur Fan Milk, spécialiste ghanéen des crèmes glacées (qui propose aussi des yaourts et des jus), qui a développé des filiales au Nigeria, au Togo, au Bénin, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire. Un contrôle obtenu de haute lutte. Danone a d’abord dû se battre contre la concurrence, notamment Nestlé, pour racheter 49 % des parts de Fan Milk au capital-investisseur émirati Abraaj en 2013, déboursant une somme coquette comprise entre 150 millions et 200 millions d’euros.

Puis, il a exercé une option d’achat sur 2 % supplémentaires du capital en 2016, devenant actionnaire majoritaire. Mais, avec la faillite d’Abraaj en 2018, le groupe français a perdu son partenaire stratégique, enclenchant alors le rachat de la totalité de Fan Milk International, la maison mère, un processus finalisé en juillet 2019.

Fan Milk, pépite ouest-africaine aux résultats volatils

Au terme de ce marathon, Danone hérite d’une plateforme pour se développer en Afrique de l’Ouest, qui plus est sur des produits auxquels il n’est pas habitué. Danone voudrait aussi faire du Ghana un modèle en matière de lutte contre le plastique en développant une filière de collecte et de recyclage capable de traiter 30 % du volume des emballages produits dans le pays.

Mais, pour l’heure, la pépite Fan Milk présente des résultats financiers modestes et en dents de scie. Si son chiffre d’affaires au Ghana, locomotive du groupe, a presque triplé depuis 2012, il ne représente que 67,6 millions d’euros en 2019 pour 5 millions d’euros de bénéfices.

Par ailleurs, la progression des ventes a été très erratique en raison de plusieurs facteurs, dont la variation du prix du lait au niveau mondial et la forte volatilité du cédis sur la période.

fan milk nigeria © fan milk

fan milk nigeria © fan milk

Quant au chiffre d’affaires de la filiale du Nigeria, autre pays phare de la marque, il n’était que de 28 millions d’euros en 2017 (en hausse de 7 % sur un an). Soulignant que les ventes ont crû dans ces deux pays en 2019, Danone explique avoir mis à niveau ses sites pour améliorer la qualité des produits et la productivité.

Le groupe a aussi fermé en novembre 2019 l’usine de production de Lomé, au Togo, le pays étant, comme le Bénin et le Burkina Faso, désormais approvisionné depuis le Ghana. « Cette décision vise à adapter Danone à son environnement local pour assurer un avenir durable à notre activité », explique le groupe. Selon nos informations, la croissance annuelle des ventes au Togo se situait entre 3 % et 7 %, loin de l’objectif visé à deux chiffres.

« En Afrique du Sud, Danone a atteint en décembre sa part de marché la plus élevée par rapport aux trois dernières années », met en avant le géant français. « Nous sommes numéro un sur le marché des yaourts, des yaourts à boire et sur les crèmes desserts », une dernière catégorie qui affiche « une croissance à deux chiffres ». Nutriday, décliné dans de nombreux formats, avec de multiples parfums et une version crémeuse allégée, domine le segment du yaourt. La marque Ultra Mel s’est imposée dans les crèmes desserts, Yogi Sip dans les yaourts à boire et Inkomazi Maas dans le lait caillé.

Le groupe a obtenu ces résultats malgré un contexte économique difficile, une forte concurrence et un tassement de la demande de produits laitiers entre 2012 et 2016. Il a aussi su rebondir après la fin de son accord avec le producteur local de lait Clover, qui distribuait ses produits avant de devenir son concurrent.

Pour réduire ses coûts, il a centralisé la production de sa marque Mayo (yaourt à boire) sur son site principal de Boksburg et amélioré sa chaîne d’approvisionnement et de distribution. Reste que ce succès doit être mis en perspective.

Si Danone est leader, il l’est sur des segments de niche. Malgré ses performances, le groupe français n’est que le troisième acteur de l’industrie laitière sud-africaine avec une part de 10 % d’un marché qui représente 73 milliards de rands (4,5 milliards d’euros), selon Euromonitor International.

Après ce tour d’horizon, un constat s’impose : Danone a su construire une présence stratégique sur le continent, du nord au sud et d’est en ouest, se positionnant sur des marchés clés.

Allier performance économique et impact social

Cependant cette empreinte, qui a coûté cher à développer, tarde à produire des résultats financiers, et c’est la mission qui a été confiée aux nouvelles équipes (lire encadré). Si aucune cession d’activité ne semble envisagée – Danone insiste sur sa vision de long terme – des changements pourraient intervenir pour rationaliser les activités, comme au Togo. Le groupe devra aussi à un moment décider si sa présence kényane en tant que spectateur lui est toujours profitable.

En attendant, le groupe insiste sur le fait que son action en Afrique s’inscrit pleinement dans les valeurs qu’il défend : allier performance économique et impact social. « Nous n’apportons pas de réponses toutes faites à l’échelle du continent, souligne-t-il.

Nous développons des offres de produits qui s’appuient sur une connaissance des problématiques locales en matière de nutrition et de santé publique. » Officiellement, le groupe croit donc toujours à l’Afrique. Et la volatilité des activités sur le continent, qui ne se dément pas au fil des ans, ne lui fait pas peur. Pourtant, la stratégie du groupe sur les trois dernières années dit le contraire.

Danone n’a pas hésité à dépenser 12,5 milliards de dollars en 2017 pour racheter l’américain WhiteWave, spécialiste des produits bio et des produits d’origine végétale. Cette acquisition, la plus importante depuis 2007, lui a permis de doubler de taille aux États-Unis.

Dans le même temps et toujours outre-Atlantique, le français s’est séparé de Stonyfield, un producteur classique de produits laitiers – ce qui est exactement le positionnement actuel de Danone en Afrique

Une extension commerciale hors d’Afrique

Autre évolution significative, le groupe d’Emmanuel Faber a mis la main l’an passé sur Michel et Augustin, marque française de produits premium et innovants, répondant aux attentes des consommateurs au pouvoir d’achat élevé. Une réalité bien différente de celle du paysage africain.

« Le continent demeure une zone importante pour le groupe, mais qui n’est plus aussi stratégique », estime Anna Zhdanova, coauteure d’une étude sur les géants de l’agroalimentaire publiée en janvier par FitchRatings.

Misant sur le bio, les produits végétaux, les probiotiques et les recettes allégées en sucre pour assurer sa croissance future, Danone regarde désormais davantage vers les États-Unis et l’Asie.

Un état-major largement recomposé

Henri Bruxelles, DG Eaux et Afrique

Entré chez Danone en 1987, il a occupé plusieurs fonctions marketing avant de diriger les activités lait du groupe au Portugal et en Argentine. À la tête de la branche eaux pour l’Amérique latine et l’Europe pendant deux ans, il est entré au comité exécutif avec ses nouvelles fonctions en octobre 2017.

Marina Menu, DG Afrique

Son parcours est marqué par ses sept années (2011-2017) passées à la tête de la filiale mexicaine, qui pèse autant que la filiale espagnole. Durant cette période, elle a augmenté les ventes (en progression de 115 millions d’euros entre 2012 et 2014) tout en développant le groupe en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

Nathalie Alquier, PDG de Centrale Danone

Nathalie Alquier, nouvelle PDG de la Centrale laitière, filiale marocaine de Danone © Crédit : DR

Nathalie Alquier, nouvelle PDG de la Centrale laitière, filiale marocaine de Danone © Crédit : DR

Diplômée de HEC Paris et passée par Colgate Palmolive, elle rejoint Danone en 1998 comme directrice du marketing international. Après plusieurs postes à Paris, elle prend en 2017 la direction générale de la filiale ukrainienne, dont elle accélère le rythme de croissance. Une réussite qui la conduit au Maroc à la fin de 2019.

Ziobeieton Yeo, DG Fan Milk Afrique de l’Ouest et Fan Milk Ghana Limited

Entré en 2002 chez Unilever, cet Ivoirien y a passé quinze ans entre la Côte d’Ivoire, le Ghana et l’Afrique du Sud. Fort de cette expérience, il passe à la concurrence en rejoignant Danone au début de 2019 pour superviser l’ensemble des activités de Fan Milk en Afrique de l’Ouest.

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