L’opération séduction de Guerlain en Afrique
Le parfumeur français Guerlain, propriété du géant mondial du luxe LVMH, renforce depuis quelques années son implantation en Afrique subsaharienne. Une stratégie qui cible un marché en plein essor… et tente de faire oublier les propos racistes de son ancien nez.
L’Afrique subsaharienne est le nouvel eldorado du luxe. C’est donc sans surprise que, à la fin de novembre 2019, la maison Guerlain organisait à Abidjan, où ses produits sont distribués par la parfumerie Zino, une soirée destinée à présenter ses parfums et ses cosmétiques à une clientèle haut de gamme.
Étaient conviés pour l’occasion, au sein de la Villa Lepic, hôtel quatre étoiles de Cocody, le groupe de musique Djarabikan, la Miss Côte d’Ivoire Tara Gueye, le designer Zak Koné et les influenceurs mode et beauté Aissata Dia, Jemima Gbato et Sarai d’Hologne. « Nous avions près de 300 invités. L’idée était, pour nous, de nouer des partenariats et de comprendre notre clientèle ivoirienne », précise l’un des cadres dirigeants de la marque de parfumerie, de cosmétiques et de soins, qui, depuis 1994, est la propriété du géant du luxe LVMH.
Si ce dernier voit d’autres de ses griffes s’intéresser de près à une clientèle africaine, comme Louis Vuitton, Dior ou Moët Hennessy, c’est dans les années 1970 que Guerlain a mis le pied en Afrique en s’implantant sur le marché marocain avant de se lancer en Tunisie et en Algérie avec des partenaires et distributeurs locaux. Ce à quoi il faut ajouter les enseignes de parfumerie comme Sephora – appartenant également à LVMH – et les spas d’hôtels de luxe à Tunis et à Casablanca.
« La proximité entre la France et le Maghreb joue, sans doute, dans le fait que nous ayons une forte activité en Afrique du Nord. Pour le moment, cette activité est encore moindre en Afrique subsaharienne », indique-t-on encore chez Guerlain.
Dérapage raciste
Mais, outre la manne financière, montrer son intérêt pour l’Afrique est aussi un moyen de faire oublier le fâcheux épisode qui a longtemps terni l’image de la maison… Le 15 octobre 2010, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le nez Jean-Paul Guerlain, descendant du fondateur de la maison, déclarait au sujet de ses dernières créations : « Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… » Tollé général.
Le dérapage raciste met aussitôt LVMH, maison mère de Guerlain, dans l’embarras. Trois jours plus tard, Guerlain, par voie de communiqué, annonce « prendre ses distances avec les propos du parfumeur » qui « n’est plus actionnaire de la marque depuis 1996 ni salarié depuis 2002 ».
Mais le mal est fait. Nombre d’associations antiracistes appellent au boycott de la marque, allant jusqu’à occuper les locaux de sa boutique des Champs-Élysées, à Paris. Finalement, en 2012, l’ancien nez est condamné à 6 000 euros d’amende pour injure raciale.
C’est, sans nul doute, l’une des raisons pour lesquelles, en juin 2015, la marque choisit la princesse Esther Kamatari du Burundi pour porter ses valeurs mais aussi représenter ses produits dans le monde. Une femme noire, dont les activités sont à cheval entre la France et l’Afrique, respectée dans le monde de la mode et du luxe comme ambassadrice… Guerlain fait mouche.
Vision inclusive
En mars 2017, Esther Kamatari joue d’ailleurs, à Abidjan, et en tant qu’ambassadrice de la maison française, le rôle de marraine de la deuxième édition du N’Zassa, festival consacré à la mode et créé par le styliste ivoirien Ciss St Moïse. Les créateurs invités sont conviés à proposer leur modèle de La Petite Robe noire, l’un des parfums les plus connus de Guerlain.
L’enseigne de luxe en profite pour verser dans le caritatif en offrant 100 moustiquaires et 100 paires de tongs à la maternité de Treichville. En décembre de la même année, Esther Kamatari est présente dans les locaux de la parfumerie Zino, où Guerlain présente son offre de Noël.
Le luxe est un monde qui paraît inaccessible, qui appartient à une élite, ce qui laisse entendre que l’élite ne serait que blanche. Or on sait tous que c’est faux
En mars 2019, la Franco-Rwandaise Sonia Rolland, ex-Miss France devenue actrice, succède à Esther Kamatari. « C’est la première fois qu’une actrice française et non blanche devient ambassadrice d’une maison de luxe française, avance-t-elle. C’est une superbe opportunité, tant pour Guerlain que pour moi, de mettre en avant une vision inclusive du luxe et de la beauté, de faire rayonner la diversité et de défendre les valeurs de la beauté plurielle et engagée. Le luxe est un monde qui paraît inaccessible, qui appartient à une élite, ce qui laisse entendre que l’élite ne serait que blanche. Or on sait tous que c’est faux. »
À propos de « l’affaire Jean-Paul Guerlain », Sonia Rolland dit avoir été indignée, mais avoir toujours mis « un point d’honneur à ne pas mettre d’affect dans une réflexion visant à faire tomber les murs ».
Rappelant que la maison a elle-même condamné les propos de son ancien nez, elle soutient que Guerlain a pris acte et engagé des financements dans plusieurs domaines, comme la recherche dans la lutte contre la drépanocytose à l’hôpital Robert-Debré de Paris.
À la Villa Lepic, en novembre 2019, le parfumeur français avait également fait appel à l’artiste peintre Obou, qui a représenté, avec la mention « Les Gos de Babi valident le nouveau Guerlain Abeille », un flacon de leur gamme de parfums Les Absolus d’Orient.
Côté produits de soin, la marque a également mis en avant Abeille royale, son sérum anti-âge développé sur l’île française d’Ouessant dans le cadre d’une démarche de développement durable que la maison voudrait mettre en place auprès d’apiculteurs au Rwanda et en Éthiopie.
Cet intérêt affiché pour les questions environnementales a donné lieu, en octobre 2019, à l’organisation d’une exposition d’œuvres contemporaines – « Gaïa, que deviens-tu ? » – au sein de sa boutique parisienne des Champs-Élysées, dans le cadre du parcours privé de la Fiac. Parmi les artistes, la Nigériane Otobong Nkanga, le Ghanéen Ibrahim Mahama ou le Belgo-Béninois Fabrice Monteiro.
Viralité du digital
À la Villa Lepic, le styliste ivoirien Elie Kuame était aussi parmi les convives. Sollicité par Guerlain pour réaliser dix pièces de luxe combinant sa vision et celle de la maison, il les a présentées lors d’un défilé. « J’ai utilisé du pagne baoulé, kita ou tissé en guise de matériaux locaux. Cette collection traduit un métissage entre le moderne et le traditionnel avec une structure aussi simple que sophistiquée », explique Elie Kuame.
Le parfumeur entendait ainsi valoriser sa marque à travers la création ivoirienne : « Nous avons la chance de collaborer avec une personne très connectée localement en Côte d’Ivoire. Cela nous permet d’entrer en contact avec des influenceuses, puis de mettre en avant nos produits grâce à la viralité du digital. Nous arrivons à capter des gens qui connaissent la culture du pays, car nous avons à cœur de savoir ce qu’ils attendent en matière de fragrance, de couleurs, de textures, etc. »
Nombreuses sont les influenceuses et les blogueuses ivoiriennes qui nouent des partenariats avec des marques de luxe, comme Amenan Tanoh, Beebee Brown, Fanta Koné ou Ornella Aude (désormais établie à Paris). « Je ne suis jamais entrée directement en contact avec la marque, affirme l’une d’elles à propos de Guerlain.
Tout le processus passe par Voodoo Communications. » À chaque sollicitation de la maison française, l’agence ivoirienne reçoit un brief sur la campagne et le produit concernés et s’attache à établir une stratégie digitale.
« Par exemple, pour la fête des Mères, en mai 2019, on a ciblé les femmes mûres pour le parfum Mon Guerlain et les femmes plus jeunes pour la gamme Acqua Allegoria », indique Voodoo. En novembre 2018, c’est à Lagos, au concept-store de luxe Alara, que l’enseigne – qui, visiblement, cherche à devenir transgénérationnelle en se tournant aussi vers les millennials ultraconnectés – menait une opération du même type que celle de la Villa Lepic à l’occasion de son 190e anniversaire.
La maison française voudrait aller plus loin en consolidant ses activités au Maghreb, mais aussi en développant son implantation en Côte d’Ivoire et au Nigeria. Chiffres d’affaires sur ces zones ? Guerlain ne communique pas alors qu’il se prépare à lancer une offensive sur le marché sud-africain. Où, pour le moment, règnent en maître les cosmétiques d’Estée Lauder et de Lancôme.
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