« Cette inconnue » : les silences de l’histoire du Cameroun

Avec son nouveau roman « Cette inconnue », Anne-Sophie Stefanini ausculte le Cameroun à travers son présent et les silences pesants de son histoire.

La romancière française Anne-Sophie Stefanini. © F. Mantovani/Editions Gallimard

La romancière française Anne-Sophie Stefanini. © F. Mantovani/Editions Gallimard

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Publié le 27 mars 2020 Lecture : 3 minutes.

« Un roman intimiste et initiatique sur le voyage, la mémoire et l’oubli », voilà ce que disait la quatrième de couverture de Vers la mer, premier roman d’Anne-Sophie Stefanini paru en 2011. Le suivant, Nos années rouges puis Cette inconnue sont des variations sur ces thèmes.

La quête de la mémoire est celle de Constance et Ruben. L’une travaille à l’accueil d’un hôtel à Paris, l’autre est chauffeur de taxi à Yaoundé. Ils veillent chacun sur l’histoire de leurs familles, dont les destins se confondent. Ils ont en effet grandi ensemble, comme des frères et sœurs. Les premières pages nous immergent dans la ronde incessante de Ruben, à la recherche de Catherine, la mère de Constance, disparue il y a dix-sept ans, qu’il appelait maman et dont il a accroché une vieille photo au cas où un passager la reconnaîtrait.

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« La question de la disparition est centrale pour moi, dit la romancière. Cette inconnue veut rendre hommage aux disparus et aux morts, et l’on sait bien que c’est presque impossible, qu’il reste des mystères. La littérature, ce n’est pas raconter une vie d’une façon exhaustive et se placer du côté de la vérité mais plutôt se dire que les vies sont inachevées, méconnues et que tout le monde est condamné à une forme de disparition, d’oubli de ce qu’il a été, des combats fondamentaux, des vrais engagements. »

Enjeux politiques

Les engagements des deux disparus sont politiques, dimension essentielle des romans de Stefanini, où l’exploration de l’intime se mêle aux enjeux des époques et des lieux qu’elle dépeint. Catherine, Française installée au Cameroun, et Jean-Martial, le père de Ruben, journaliste au quotidien indépendant Le Messager, ont disparu à une semaine d’intervalle en mai 1991 à Yaoundé, alors que le pouvoir de Paul Biya réprimait brutalement l’opération « villes mortes » lancée par l’opposition.

C’est à travers des figures du Cameroun qui ont vraiment existé d’hier et d’aujourd’hui que je voulais écrire le livre

Catherine n’est plus réapparue depuis qu’elle est montée dans un taxi. Jean-Martial, torturé en prison, est mort des suites de ses blessures quelques semaines après sa libération. Ils laissent derrière eux des points d’interrogation, symboles de la mémoire tronquée du Cameroun.

« J’avais en tête l’histoire de ce taxi qui roulait la nuit et qui devait être un motif fort permettant de dire que c’était un homme qui n’abdique pas, qui continue à chercher, qui vit dans les ténèbres mais qui est un combattant à sa manière. Ensuite, c’est à travers des figures du Cameroun qui ont vraiment existé d’hier et d’aujourd’hui que je voulais écrire le livre. Le père de Ruben est fortement inspiré de journalistes qui ont existé au Cameroun, qui ont dirigé Le Messager et qui ont été emprisonnés. L’histoire de son grand-père, militant qui a combattu aux côtés de Ruben Um Nyobè, prend éminemment racine dans des histoires de maquisards que j’ai lues ou dont on m’a parlé. L’histoire des étudiants de 1991 est inspirée de faits réels. Il y a un croisement de figures littéraires que je voulais incarner et de figures historiques réelles, dont je voulais parler comme telles ou dont la vie me servirait à bâtir les personnages du roman. »

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Entre passé et présent

Si la mémoire est vivace, le récit s’ancre résolument dans le présent. Ainsi, Yaoundé s’incarne à travers les pérégrinations de Ruben. « C’est une déclaration d’amour à la ville, qui est un personnage central du livre, un cœur battant. » Pour capter le réel, Stefanini convoque aussi des références contemporaines et fait entendre des voix du Cameroun d’aujourd’hui.

« Je voulais un texte qui raconte autant l’histoire que le présent. Hemley Boum, Achille Mbembe, Patrice Nganang, Max Lobe et mille autres portent en eux une forme évidente de combat, et les chanteurs sont aussi en première ligne. Il y a Blick Bassy, un chanteur que j’apprécie énormément qui a consacré son dernier album, 1958, aux luttes de Ruben Um Nyobe. Les rappeurs Valsero, Krotal disent dans leur musique ce qu’est l’instabilité politique. Les combats, même perdus, se racontent avec force, de façon vivante, non comme des choses mortes. » Anne-Sophie Stefanini sait faire dialoguer ses propres obsessions avec les grandes questions qui traversent les pays qu’elle évoque.

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